Bulletin des Élections de l’Union Européenne
Élections territoriales en Corse, 20-27 juin 2021
Issue #2
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Auteurs

André Fazi

21x29,7cm - 167 pages Numéro 2, Mars 2022 24,00€

Élections en Europe : juin 2021 – novembre 2021

En cumulant 67,98 % des voix au second tour des élections territoriales de 2021, le nationalisme corse a atteint un niveau de soutien unique en Europe pour un mouvement de ce type. Parmi les listes non nationalistes, ou unionistes, seule celle de la droite modérée est parvenue au second tour, tout en restant loin de ses ambitions de victoire. C’est donc un nouveau palier qui a été franchi dans la progression nationaliste et dans la territorialisation du système politique corse.
En 1982, la création d’une région à statut particulier a initié un processus de différenciation juridique et politique dans l’île. Ce processus a connu une nette accélération depuis 2015, avec l’accession au pouvoir régional des nationalistes, c’est-à-dire d’une mouvance politique qui remet fondamentalement en question la place de la Corse au sein de la République française, et dont une partie a longtemps utilisé ou soutenu la violence clandestine (Crettiez 1999).
Au demeurant, cette progression électorale n’a pas eu les effets escomptés puisque le gouvernement français a rejeté l’ensemble des demandes nationalistes, lesquelles impliquent généralement une révision de la Constitution (Fazi 2020). Cette résistance a d’ailleurs favorisé le développement des tensions entre nationalistes. En outre, la majorité nationaliste a été accusée de reproduire les atavismes des précédentes — comme le clientélisme —, qu’elle dénonçait pourtant avec véhémence, et d’être incapable de traiter efficacement les questions concrètes telles que la gestion des déchets. En somme, il s’agissait d’élections très importantes sur au moins quatre plans : l’appréciation du bilan de la majorité nationaliste, les rapports internes à la mouvance nationaliste, la capacité de rebond des acteurs unionistes et le futur des relations entre les institutions de la Corse et celles de la République. J’en traiterai en abordant successivement le renouvellement de l’offre politique, la victoire de Gilles Simeoni et de son parti, et la nouvelle donne politique issue de ce scrutin.

Une offre politique renouvelée

Depuis 1982, l’établissement d’une Assemblée de Corse élue au scrutin proportionnel s’est traduit par un incessant mouvement de fragmentation et de recomposition politiques, lequel a touché tous les camps. Les élections territoriales ont ainsi vu s’affronter jusqu’à 19 listes en 2004. Or, en 2017, alors que les électeurs corses devaient élire pour la première fois une assemblée aux pouvoirs considérablement élargis, fruits de la fusion entre l’autorité régionale et les deux conseils départementaux, l’offre politique avait été plus pauvre que jamais. On notait spécialement l’absence de la gauche non-communiste, d’autant que les radicaux de gauche dominaient la politique dans le nord de l’île depuis le second Après-guerre.
Avec dix listes présentes, les élections de 2021 sont dans la moyenne observée depuis 1982, mais les (dés)équilibres sont nouveaux. Parmi les partis nationaux, seul le Parti communiste français restait présent ; socialistes et radicaux ayant à nouveau déclaré forfait. Ceci a certainement poussé le premier soutien du Président Macron dans l’île, Jean-Charles Orsucci, ancien du Parti socialiste, à se positionner à gauche en excluant toute revendication d’appartenance au parti présidentiel. Toujours à gauche, ce scrutin voyait aussi le retour — pour la première fois depuis 1998 — d’une liste écologiste. Elle était conduite par Agnès Simonpietri, qui était en charge de l’environnement dans le premier conseil exécutif nationaliste (2015-2017).
À l’opposé du spectre, le Rassemblement national [RN] a trouvé un nouveau leader mais aussi un nouveau concurrent. La liste Corsica Fiera [Corse fière] était conduite par un ancien du RN, et conjuguait les thèmes classiques de la droite radicale — opposition à l’immigration, à l’Union européenne et à la mondialisation libérale — avec un projet de large autonomie pour la Corse, qualifié de « souveraineté partagée ».
Toutefois, les points majeurs se situaient ailleurs. Chez la droite modérée où, pour la première fois depuis 1982, une seule liste se présentait au premier tour, derrière le maire et président de la communauté d’agglomération d’Ajaccio, Laurent Marcangeli. Chez les nationalistes, où le parti du président du conseil exécutif sortant, Gilles Simeoni, devenu Femu a Corsica [nous faisons la Corse — FaC), a choisi de constituer une liste sans les deux partenaires avec qui il partageait le pouvoir depuis 2015. Le secrétaire général du parti indiqua que les tensions et critiques internes à la coalition avaient été un des facteurs-clés de la décision (Alta Frequenza 2021). Les conditions officiellement posées à une nouvelle alliance étaient assez générales pour en exclure concrètement toute possibilité.
Contrairement aux municipales de 2020, les deux partenaires minoritaires ont préféré se présenter séparément. Le Partitu di a Nazione Corsa [parti de la nation corse — PNC] adopta une stratégie similaire à celle de FaC : montrer sa capacité de rassemblement en intégrant quelques personnalités connues, venues de la gauche comme de la droite. Inversement, Corsica Libera [Corse libre — CL] a préféré réaffirmer son message indépendantiste. C’était d’autant plus prévisible que Core in Fronte [le cœur en avant — CiF], parti indépendantiste très critique sur la politique menée par la majorité sortante, paraissait en mesure d’atteindre pour la première fois le second tour.
Certes, depuis 1982, la division nationaliste n’est pas l’exception mais la règle. Cependant, la polémique rupture de l’alliance victorieuse de 2015 et 2017 était un événement de nature à accroître les incertitudes sur le résultat des urnes.

a • L’évolution des partis nationalistes lors des élections territoriales. 2015-2021
b • Les résultats des élections territoriales de 2021 en Corse

Le pari gagné de Gilles Simeoni

Alors qu’en 2017 la participation s’était écroulée — 52,10 et 52,55 % aux premier et second tours — la concurrence entre nationalistes et la présence d’un challenger plus représentatif à droite laissaient imaginer un regain en 2021. Tel fut le cas, avec 57,08 et 58,91 % de participation, alors que sur l’ensemble de la France seulement 33,28 et 34,69 % des citoyens se sont déplacés. Au demeurant, la mobilisation pour les élections territoriales a fortement décliné depuis 2010, où l’on comptait encore 69 % de participation au second tour.
Concernant les rapports de forces, avec près de 68 % des voix au second tour de 2021, les nationalistes ont apparemment accru leur domination. Néanmoins, ce nouveau triomphe présente une configuration très diverse. En 2015, c’est grâce à une coalition formée en vue du second tour qu’ils l’avaient emporté pour la première fois, et il ne s’agissait que d’une majorité relative de 24 conseillers sur 51. La coalition Per a Corsica [pour la Corse] unissait ce qui était alors l’alliance autonomiste Femu a Corsica — composée d’Inseme per a Corsica [ensemble pour la Corse] et du PNC — et le parti indépendantiste CL. Un autre parti indépendantiste — Rinnovu Naziunale [le renouveau national] — n’avait pu atteindre le second tour.
En 2017, le Rinnovu Naziunale devenu CiF a progressé, échouant près du seuil d’accession au second tour (7 %), mais surtout, la coalition Per a Corsica a été reconduite dès le premier tour et a écrasé la concurrence avec plus de 56 % des voix au second. Jamais, depuis 1982, une liste n’avait atteint de tels résultats. Cependant, les tensions entre partenaires ont crû au long de la mandature, marquée par le rejet gouvernemental de l’ensemble des revendications nationalistes. Elles ont été concrétisées lors des élections municipales de 2020, où l’offre nationaliste montra une confondante hétérogénéité (Fazi 2021), puis à l’occasion de ces territoriales de 2021.
Pour autant, cette division ne s’est pas traduite par un affaiblissement global du nationalisme. Face à lui, seule l’opposition de droite parvient à se maintenir au sein de l’Assemblée de Corse. La gauche, ou du moins la gauche unioniste, en disparait. Les écologistes n’ont pu réaliser la percée espérée. Enfin, la droite radicale est très loin de ce qu’elle représentait lors des présidentielles de 2017, lorsque Marine Le Pen avait rassemblé 48,52 % des voix au second tour (Fazi 2017).
Beaucoup d’observateurs notent la concomitance entre la montée du vote RN aux présidentielles et celle du vote nationaliste dans les scrutins régionaux. Mais s’il ne fait pas de doute que des électeurs corses votent nationaliste aux territoriales et RN aux présidentielles, rien ne démontre qu’il s’agisse d’un phénomène massif. Lors des scrutins précédents, l’analyse des résultats par commune montrait l’absence de corrélation entre le niveau des deux votes (Fazi 2017). Plus frappant : le vote Le Pen au second tour des présidentielles de 2017 a un effet négatif sensible sur le niveau du vote Simeoni lors du second tour des territoriales de 2021 1 , alors qu’il n’y a pas de corrélation claire avec le vote pour les autres listes nationalistes.
En revanche, dès 2017, Gilles Simeoni avait rallié une part de l’ancien électorat de la gauche non-communiste, déstabilisée par la chute judiciaire de son leader, l’ex-président Paul Giacobbi. En 2021, il réalise aussi d’excellents résultats dans plusieurs communes traditionnellement très marquées à droite, avec parfois le soutien officiel des maires. De façon générale, il est sensiblement plus performant dans les petites communes, de moins de 300 inscrits, qui étaient auparavant les plus fidèles aux partis unionistes. Le fait de détenir désormais le pouvoir explique probablement certains ralliements parmi ces communes, particulièrement dépendantes des aides et subventions régionales.

d • Les élections régionales et territoriales en Corse : 1982-2021

Toutefois, Gilles Simeoni est surtout parvenu, malgré l’épreuve du pouvoir, à préserver son excellente image, avec 71 % d’opinions positives selon l’unique sondage réalisé avant le scrutin (Teinturier 2021). Dans un système où les relations interpersonnelles et les intérêts locaux conservent un impact puissant sur les choix électoraux, ses résultats montrent une belle régularité. Gilles Simeoni réussit à séduire des élus et électeurs d’horizons opposés, sans rompre avec sa base nationaliste. C’est lui qui bénéficie très majoritairement de l’héritage électoral de la coalition Per a Corsica. Inversement, on ne trouve aucune corrélation entre le vote pour l’autre liste autonomiste, celle du PNC, et les résultats de 2015 et de 2017.
L’autre grand gagnant est CiF, qui est parvenu à incarner une alternative nationaliste à la majorité sortante, avec un discours beaucoup plus radical d’un point de vue tant social qu’environnemental, et un répertoire d’action contestataire qui est populaire parmi les sympathisants. Au contraire, à droite, l’union dès le premier tour n’a pas convaincu l’ensemble des acteurs. Le président de la fédération Les Républicains de Haute-Corse, absent de la liste, n’a d’ailleurs pas dissimulé ses critiques (Corse-Matin 2021). En définitive, la liste conduite par Laurent Marcangeli, unanimement considéré comme le meilleur candidat de sa famille politique, fait moins bien que l’addition des deux listes présentes en 2017 au premier tour, et à peine mieux au second.
Parmi les autres perdants, on trouve d’abord les anciens partenaires de Gilles Simeoni. La liste CL, menée par le président sortant de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, n’a pas atteint le seuil d’accession au second tour pour une poignée de voix, et l’intégration de seulement quatre candidats CL — sans Jean-Guy Talamoni — sur la liste du PNC est loin d’avoir porté les fruits escomptés. La liste du PNC a gagné moins de 3000 voix entre les deux tours, alors qu’elle pouvait théoriquement en espérer plus de 9000. Enfin, si les échecs des écologistes, des communistes et de la droite radicale n’ont pas surpris, l’effondrement de Jean-Charles Orsucci — dont la liste dépassait 11% au premier tour de 2017 — est plus notable et vient probablement confirmer que le Président Macron est peu populaire en Corse, la région où il avait réalisé son plus mauvais résultat en 2017.

Nouvelle phase, nouvelles incertitudes

S’il ne faisait guère de doute que Gilles Simeoni serait en tête des nationalistes, la question essentielle était celle de sa stratégie d’alliances. Face à une opposition jugée plus dangereuse, l’union avec d’autres nationalistes, avant ou après le second tour, ne pouvait être écartée. Or, forte de son avance et de sa dynamique de campagne, la liste de Gilles Simeoni s’est présentée seule au second tour. Elle y a remporté pour très peu (moins de 300 voix) la majorité absolue en sièges, et a choisi sans surprise de diriger seule la collectivité de Corse.
Ainsi, le premier grand enseignement de ces élections territoriales est le renforcement de la personnification du système politique corse. D’un côté, la rupture de la coalition des années 2015-2021 a été interprétée, de façon probablement trop simpliste, comme le produit de discordes individuelles. D’un autre côté, les fortes variations enregistrées suivant les communes semblent signifier que les attachements personnels ont joué un rôle plus important dans les résultats des partis nationalistes, particulièrement pour le PNC.
Enfin, la stature personnelle de Gilles Simeoni est encore renforcée. Les données communales indiquent que depuis la première victoire de 2015, sa personnalité a été décisive dans la progression nationaliste, en séduisant des électeurs de tous horizons.
Le second grand enseignement est donc la normalisation accrue, ou mainstreamisation, du vote nationaliste corse et spécialement du vote Simeoni. Dans les années 1980, le vote nationaliste était un vote antisystème. En 2021, le vote Simeoni est le vote de l’équilibre, entre des velléités indépendantistes souvent jugées insoutenables et des partis unionistes dont l’influence et l’attractivité ne cessent de décroître, notamment à gauche. Cela pose avec acuité la question du pluralisme à l’Assemblée de Corse. Certes, les nationalistes corses n’ont pas tous la même sensibilité économique, sociale et environnementale. Cependant, l’absence de plusieurs familles politiques importantes représente a priori un élément défavorable pour la qualité du débat.
En termes de perspectives, la recomposition du champ nationaliste, à laquelle se conjugue la menace par les organisations clandestines d’une reprise des actions violentes (France 3 2021), ouvre une phase nouvelle. Gilles Simeoni, qui n’a désormais besoin de personne pour faire adopter ses délibérations et son budget, devra démontrer plus clairement la qualité de ses politiques. Toutefois, il devra aussi s’adresser aux autres nationalistes s’il veut enfin pouvoir traiter efficacement avec l’État. Sans un large consensus insulaire, il n’est guère imaginable que le pouvoir central révise la Constitution et réponde favorablement — au moins en partie — aux revendications nationalistes. La tâche sera assurément compliquée.

Références

Alta Frequenza (2021, 25 avril). Territoriales : Femu a Corsica veut dépasser le contrat Pè a Corsica et propose un nouveau contrat à ceux qui souhaitent le rejoindre. Alta Frequenza. En ligne.
Corse-Matin (2021, 12 mai). Interview de François-Xavier Ceccoli. Corse-Matin.
Crettiez, X. (1999). La question corse. Bruxelles : Complexe.
Fazi, A. (2020). La résistance de l’État unitaire, ou un nouveau défi pour le nationalisme corse. In Levrat, N. et al. (dir)., L’Union européenne et les nationalismes régionaux, Genève : Publications du Centre de compétences Dusan Sidjanski en études européennes, pp. 107-126.
Fazi, A. (2017). Les élections présidentielles et législatives de 2017 : une nouvelle phase de dénationalisation du politique en Corse ? In Pôle Sud, 47, pp. 163-178.
Fazi, A. (2021). Le nationalisme corse et les élections municipales : une conquête équivoque. In Pôle Sud, 54, pp. 51-68.
France 3 (2021, 2 septembre). Corse : le FLNC durcit le ton, et menace de reprendre les armes. France 3 Corse Via Stella. En ligne.
Teinturier, B. et al. (2021). Sondage d’intentions de vote pour les élections territoriales en Corse. Ipsos/Sopra Steria pour France 3. En ligne.

Notes

  1. Le coefficient est de -0,24 et la statistique t de -3,38.
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André Fazi, Élections territoriales en Corse, 20-27 juin 2021, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2022, 70-74.

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