La sobriété au temps de l’écologie de guerre : comportements individuels et dimensions collectives de la transition
Magali Reghezza-Zitt
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Issue #2Auteurs
Magali Reghezza-Zitt21x29,7cm - 99 pages Numéro #2, Septembre 2022
Écologie de guerre : un nouveau paradigme
Dans un article publié le 18 mars 2022, abondamment repris et commenté depuis, Pierre Charbonnier a forgé la notion d’« écologie de guerre », qui « dans le contexte d’une agression militaire conduite par un État pétrolier contre l’un de ses voisins à des fins de consolidation impériale, [consiste] à voir dans le tournant vers la sobriété énergétique ‘une arme pacifique de résilience et d’autonomie’ ». L’« écologie de guerre » se présente comme une « nouvelle matrice stratégique et politique », qui transforme la réduction de la consommation d’énergie issue de fossiles – action qui favorise la baisse des émissions de gaz à effet de serre –, en arme économique pour affaiblir le potentiel militaire de l’ennemi 1 .
Dans son texte, Pierre Charbonnier pose l’hypothèse d’une continuité entre l’économie de guerre traditionnelle et l’« écologie de guerre ». La première fait de la sanction économique un instrument de coercition et de fragilisation du potentiel militaire de l’ennemi. La seconde construit un nouveau récit où maîtrise géostratégique des ressources et politiques climatiques convergent vers la sobriété.
Il est alors possible d’imaginer que, de façon certes inattendue, la guerre puisse conduire à ce que ni les alertes scientifiques, ni les négociations diplomatiques, ni l’inquiétude croissante des citoyens face à un climat qui change n’ont réussi à obtenir : engager les États européens dans une transition énergétique qui intègre pleinement une baisse durable de la consommation, c’est-à-dire in fine la sobriété. Car si les sanctions économiques visent à saper la « machine de guerre » de l’adversaire, dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elles impliquent aussi la fin précipitée de la dépendance au gaz et au pétrole russes. Elles imposent donc aux Européens de réorienter leurs politiques énergétiques, et, faute d’alternatives immédiates, de diminuer la demande pour faire face aux risques de pénurie.
La conversion forcée à la sobriété a été demandée aux Françaises et aux Français par un encouragement « au petit geste » à des fins de « résilience économique et sociale » dans un contexte d’une augmentation des prix de l’énergie, des carburants et du blé, qui menace directement leur pouvoir d’achat 2 . Elle a été relayée au plus haut niveau de l’État. Ainsi, le 7 mars 2022, dans la matinale d’une chaîne d’information en continu, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, demandait aux Français 3 .de réduire leur consommation d’énergie. Le même jour, l’ancien président de la République, François Hollande, écrivait dans le journal Le Monde :
« Il serait incontournable de solliciter les Français pour qu’ils réduisent leur chauffage l’hiver prochain. (…) Je suis convaincu que nos compatriotes, conscients de la menace que la Russie fait peser sur la paix et soucieux d’adresser un geste d’amitié au peuple ukrainien dont la souffrance est un crève-cœur, seraient prêts à ce sacrifice ». 4
Ces discours entérinent le glissement de la transformation des modes de vie collectifs au changement de comportement individuel. Ce déplacement vers l’individu, qui s’opère à travers des discours mobilisant des arguments de nature morale, n’est neutre ni du point de vue des politiques de transition énergétique, et au-delà, climatiques, ni de la distribution équitable des efforts et des coûts de transition.
L’« écologie de guerre » ne se réduit certes pas à l’injonction individuelle. Elle n’en pose pas moins les questions de l’articulation entre les dimensions individuelles et collectives de l’action climatique et du caractère politique de l’argument moral.
Transition énergétique, sortie des fossiles et sobriété
Les trajectoires actuelles d’atténuation du changement climatique d’origine humaine sont trop lentes pour atteindre le « net zéro » en 2050 et contenir le réchauffement dans la limite des 1,5°C, voire des 2°C. Malgré les progrès accomplis, la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) suit une trajectoire qui nous entraîne bien au-delà des objectifs de l’accord de Paris. Même les contributions déterminées nationalement avant la COP26 ne permettront pas de limiter le réchauffement à 1,5° C. Pour ne pas dépasser 2°C, il faudrait que les émissions mondiales diminuent immédiatement et soient réduites d’un quart d’ici 2030, alors qu’elles ont continué à augmenter, certes plus faiblement, au cours de la dernière décennie.
Le secteur de l’énergie représente environ un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), avec en particulier les besoins en électricité et en chauffage des particuliers. Au-delà de l’extraction/production des matières premières et de leur transformation, tous les secteurs émetteurs de GES (agriculture et utilisation des terres, industrie, bâtiment, transports) consomment de l’énergie. La transition énergétique, c’est-à-dire le passage d’une énergie fortement carbonée à une énergie zéro ou bas carbone, est donc un levier majeur de réduction des émissions.
Cette transition ne peut faire l’économie de la réduction substantielle de l’utilisation des combustibles fossiles. Tous les scénarios compatibles avec l’atteinte des objectifs climatiques impliquent la « sortie des énergies fossiles » pour des raisons climatiques. Le GIEC indique, par exemple, que les seules émissions des infrastructures énergétiques actuelles liées aux énergies fossiles atteindraient le budget carbone résiduel pour 1,5° C, si elles sont utilisées tout au long de leur durée de vie habituelle. Il faudra donc arrêter totalement l’usage du charbon et réduire respectivement de 60 % et 70 % ceux du pétrole et du gaz d’ici à 2050 par rapport aux niveaux de 2019. L’électricité devra aussi être quasi entièrement décarbonée.
Parallèlement, parmi les leviers d’atténuation possibles, le GIEC a examiné celui de la « demande » (consommation) des biens et services qui émettent des GES. Une « faible » demande permet d’envisager des baisses d’émissions de 40 à 70 % en 2050, sans réduction du bien-être humain ou l’atteinte d’un niveau de vie décent 5 . Cette idée est résumée dans la définition de la « sobriété » (sufficiency) inscrite par le GIEC dans le 3e volet de son 6e rapport d’évaluation et le résumé aux décideurs malgré les réticences. 6
« Les politiques de sobriété se composent d’un ensemble de mesures et de pratiques du quotidien qui évitent la demande en énergie, matériaux, sols et eau tout en garantissant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires ».
Alors que l’efficacité permet la diminution des émissions par l’amélioration des techniques et des équipements, la sobriété réside dans celle de la consommation par l’adoption de nouveaux comportements, usages et pratiques individuelles, au-delà, de nouveaux modes de vie portés par les organisations sociales.
Du collectif à l’individu : politiser l’« écologie de guerre »
Que « la régulation volontariste des schémas de consommation industriels et domestiques » à des fins de sobriété énergétique s’opère au nom de l’atténuation (raison climatique), de la souveraineté (raison économique) ou de la guerre (raison géostratégique) n’a au fond que peu d’importance, si l’on considère que le résultat l’emporte sur les registres de justification. Le récit porté par l’« écologie de guerre » a néanmoins ceci de remarquable : il glisse immédiatement de l’action collective, et au-delà, politique et internationale, à l’injonction individuelle, ou, plus exactement encore, au geste individuel comme instrument de résilience du collectif.
L’appel à la sobriété par le « petit geste individuel » n’est certes pas nouveau. En décembre 1973, pour répondre au choc pétrolier, Georges Pompidou déclarait déjà :
« Je fais appel et nous faisons appel avant tout à cette vertu, traditionnelle paraît-il du peuple français, qui est l’esprit d’économie. Économisons l’essence, économisons l’électricité, économisons le chauffage. »
En 2022, la sobriété est subordonnée à des motifs géostratégiques (et non simplement économiques). Surtout, il ne s’agit pas d’une réduction provisoire ou ponctuelle de la consommation. L’« écologie de guerre » requiert en effet une révision rapide des politiques énergétiques européennes dans laquelle la sobriété est structurelle et durable, et non plus simplement conjoncturelle et réversible. La faible demande est d’autant plus nécessaire qu’elle coïncide avec une hausse structurelle des prix des combustibles fossiles et le relèvement des objectifs climatiques européens de l’Union européenne.
En outre, le glissement du collectif à l’individu à des fins de résilience sociale (et économique) n’est pas non plus spécifique à la question énergétique. On le constate depuis près de trois décennies dans le champ de la réduction des risques de catastrophe dites « naturelles », le développement et l’adaptation au changement climatique, et ce, de façon concomitante à l’adoption progressive du référentiel de la « résilience ».
La résilience a été introduite en sciences sociales pour justifier l’indispensable renforcement des pouvoirs (empowerment) des individus et des communautés locales considérés comme « vulnérables », afin d’augmenter leurs capacités à faire face. Le consensus sur le nécessaire empowerment a cependant volé en éclat lorsqu’il s’est agi d’en définir les leviers opérationnels. M.-H. Bacqué et C. Biewener 7 ont identifié plusieurs usages socio-politiques de l’empowerment, qui recoupent aujourd’hui les différentes interprétations (et donc mise en œuvre) de la résilience. Ils peuvent être classés en référence à des « idéaltypes », ie des catégories abstraites et forcément simplificatrices, qui ne se retrouvent pas toujours parfaitement dans ce que l’on observe, mais qui en rendent compte de manière suffisamment satisfaisante : les usages dits radicaux, (socio-)libéraux et néo-libéraux, en référence aux référentiels politiques et idéologiques mobilisés.
L’approche radicale inscrit l’individu dans les dimensions collectives et situe l’agency (traduit par agentivité, ie faculté d’action, capacité à agir, influencer, transformer) et l’empowerment du côté de la réduction des inégalités. Elle fait des asymétries de pouvoirs la cause de la stigmatisation et de l’exclusion, qui privent les dominés des ressources, des droits d’accès et d’usage, du pouvoir et de la parole, et les empêche ainsi d’exercer leur liberté et leurs capacités de choix et d’action. Cette approche relie – jusqu’à en faire des équivalences – pouvoirs, inégalités, redistribution et justice. Elle situe les causes profondes de la vulnérabilité, et au-delà, des faibles capacités d’action, d’adaptation et de résilience, dans les structures sociales, économiques et politiques, héritées et actuelles. La précarité, la pauvreté, le mal-développement, les inégalités de toute nature, qui entravent la liberté de choix et contraignent le potentiel d’action, ne peuvent être réduites que par un projet de transformation « radicale » de l’ordre établi, qui peut aller jusqu’à la remise en cause du système capitaliste.
L’approche libérale se focalise au contraire sur les libertés individuelles en les considérant comme les leviers d’augmentation du bien-être, de développement, de réduction de la vulnérabilité et/ou d’augmentation des capacités de résilience. Pour les socio-libéraux, la défense de ces libertés s’articule aux dimensions collectives. L’empowerment se situe alors au niveau communautaire (et non individuel). Contrairement à l’approche radicale, il ne s’agit pas de modifier les structures sociales, mais d’accompagner les individus et les groupes pour qu’ils négocient au mieux avec les pouvoirs dominants, afin d’augmenter leur accès aux ressources. Si le rôle des conditions socio-économiques et politiques de l’exercice du pouvoir n’est pas nié, il n’y a pas de remise en question structurelle des inégalités sociales. Pour les néo-libéraux, en revanche, l’empowerment est purement individuel. La résilience s’enracine dans le développement des compétences personnelles, à travers l’engagement, l’autodétermination (liberté de choix), la prise de responsabilité et l’auto-organisation des personnes. Les inégalités ne sont prises en compte que parce qu’elles limitent l’accès aux opportunités. Il n’est question ni d’émancipation, ni de justice en tant que telles, mais de « gestion des inégalités » pour permettre à chacun d’exercer pleinement sa liberté de choix et d’action.
La balance entre actions individuelles et collectives, liberté et égalité, révèle par conséquent les substrats idéologiques. La sobriété déclinée au prisme du « petit geste » apparaît ici comme un énième avatar de l’« environnementalisme libéral », qui responsabilise l’individu en vue de la résilience du collectif et d’une meilleure adaptation sociale.
De la contrainte collective à l’obligation morale individuelle
Ce substrat idéologique est en partie masqué par le registre de légitimation utilisé. Assimiler le geste individuel de sobriété à un acte civique, solidaire et patriote, constitue, de manière plus ou moins consciente, une injonction morale. En plaçant sur le même plan la souffrance et le sacrifice du peuple ukrainien et la baisse du chauffage « d’un petit degré », le discours politique, repris par les médias, construit un récit implicitement culpabilisateur, qui fait basculer de la contrainte (j’agis ainsi parce que je n’ai pas le choix) vers l’obligation (j’agis librement et par conviction). Ce glissement répond au besoin d’augmenter l’« acceptabilité ».
La fin des combustibles fossiles induit en effet d’importants coûts de transition. Les économies d’énergie auront des impacts systémiques sur l’économie de l’énergie, et au-delà sur l’ensemble des parties prenantes, avec une vulnérabilité proportionnelle à la dépendance vis-à-vis de ces matières premières. Les conséquences possiblement régressives seront d’autant plus fortes que les ménages, les acteurs socio-économiques, les secteurs productifs et les territoires sont déjà fragilisés par les crises passées et actuelles, et ce, même s’il existe de nombreux co-bénéfices à la transition en matière de santé, de qualité de vie, de réduction des pollutions, de biodiversité, etc. Se pose alors la question de la répartition équitable des efforts et de l’accompagnement.
Si la contrainte collective suscite des résistances, l’obligation morale pousse l’individu à internaliser cette contrainte, de sorte qu’il y adhère volontairement et en accepte les coûts. Le problème est que cette injonction occulte à la fois l’inégale répartition des émissions, les responsabilités actuelles et héritées de l’inaction climatique, et les leviers structurels de transition, qui vont très au-delà du geste individuel. Elle invisibilise en particulier les situations de précarité énergétique, c’est-à-dire de sobriété subie.
Pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) « est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat » 8 . 20 % des ménages français disent avoir souffert du froid pendant au moins 24h au cours de l’hiver 2020-2021 et 10,5 % des Français, soit trois millions de ménages, ont dépensé plus de 8 % de leurs revenus pour la facture énergétique de leur logement, tout en faisant partie des plus modestes. S’ajoutent désormais d’autres indicateurs (inconfort d’été, dépenses de mobilité, santé, etc.) qui confirment que la précarité énergétique risque de s’accroître avec l’augmentation des coûts de l’énergie.
Dans le même temps, les inégalités d’émissions au sein d’un pays sont très fortes. Selon le GIEC, en 2019, la consommation des 50 % des ménages aux revenus les plus faibles ne représentait que 13-15 % des émissions mondiales de GES, tandis que les 40 % aux revenus intermédiaires pesaient pour 40-53 %, et les 10 % les plus émetteurs pour 34-45 %. Près de la moitié de l’ensemble des émissions est due à 1/10e de la population mondiale, et seul 1/100e de la population (77 millions de personnes) sont à l’origine d’émissions 50 % plus élevées que celles de la moitié inférieure de la population (3,8 milliards de personnes). En France, les 50 % les plus modestes devraient réduire leur empreinte carbone de 4 % contre 81 % pour les 10 % les plus riches 9 . 10 .
Autrement dit, les personnes aux revenus les plus élevés ont en moyenne les niveaux d’émissions les plus fortes – donc, aussi le plus grand potentiel de réduction, en tant qu’investisseurs, consommateurs, influenceurs ou professionnels. Dans le même temps, la contrainte économique (renchérissement du coût du chauffage et de l’électricité pour les ménages) a peu d’impact sur leur pouvoir d’achat, donc, d’effets sur la modération de leur demande.
Il faut aussi rappeler que ce sont avant tout les choix de planification énergétique des trente dernières années en France et en Europe qui ont construit la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures russes. Le retard accumulé dans la sortie des fossiles a maintenu un mix non décarboné, qui crée aujourd’hui un risque majeur pour l’approvisionnement énergétique et donc la satisfaction de la demande. Le GIEC rappelle qu’actuellement, dans le monde, les subventions aux énergies fossiles sont environ deux fois supérieures aux subventions pour les énergies renouvelables. Il pointe également le « déficit de prise de responsabilités vis-à-vis des émissions des transports maritime et aérien internationaux, avec un manque d’objectifs et de mécanismes de mise en œuvre ».
Par conséquent, l’injonction à la sobriété, qui redéfinit le souhaitable au nom de la morale pour rendre la sobriété acceptable, correspond au transfert vers les individus des coûts de l’inaction climatique et des choix sociotechniques passés, sans tenir compte de l’équité dans la répartition des efforts, et donc du caractère juste de la transition. Pour paraphraser R. Felli 11 , au nom de la résilience collective, incarnée dans les idéaux de Nation, d’Europe, de camp des démocraties, les individus sont sommés d’accepter l’effort à accomplir et de « réinternaliser la responsabilité de leur propre situation », plutôt que de la faire porter sur « le monde qui les entoure et les rapports sociaux dans lesquels ils sont pris », c’est-à-dire sur les causes structurelles de l’inaction climatique et du retard accumulé dans les politiques de transition énergétique.
Dépasser l’opposition collectif vs individuel : lecture au prisme des capabilités
Si les changements de comportements individuels sont un levier indispensable de l’atténuation, encore faut-il que, d’une part, ils soient consentis par les individus et que, d’autre part, chacun ait les ressources (internes et externes), les moyens et les opportunités pour passer de la volonté de changer au changement réel. Cette articulation entre action individuelle et structures collectives pour rendre possible et effectif le changement a été développée, notamment par A. Sen 12 et M. Nussbaum 13 , sous le nom d’approche par « les capabilités ».
Le terme de « capabilité » est utilisé en sciences sociales pour rendre compte des conditions et mécanismes qui permettent à un individu de choisir, d’être et d’accomplir ce qu’il juge désirable. En sciences de l’ingénieur, le terme désigne l’adéquation d’une machine ou d’un procédé à la production d’une performance demandée : il caractérise l’écart entre la performance souhaitée et la performance réelle. De la même manière, la capabilité d’un individu permet d’appréhender la différence entre ce que l’individu désire être ou accomplir, et ses possibilités effectives d’être ou d’agir. La capabilité d’un individu n’est pas juste sa capacité à agir, mais ses capacités à convertir ses compétences, ses ressources, ce dont il est doté, en liberté de choisir et de faire. C’est, pour le dire de manière triviale, sa capacité à être capable.
La « capabilité » est tantôt descriptive (par exemple, « la pauvreté est une privation des capabilités élémentaires » selon E. Monnet) 14 , tantôt normative, quand, comme chez A. Sen, l’égalité des capabilités de base devient le « nouveau fondement pour les principes d’égalité et de justice ». Dans tous les cas, elle permet de réinscrire l’action individuelle dans ses dimensions collectives, sans pour autant nier la liberté d’auto-détermination et d’engagement de l’individu.
L’approche par les capabilités part d’une observation empirique. Les individus n’ont pas le même degré de liberté lorsqu’il s’agit de déterminer la vie qu’ils souhaitent mener et d’accomplir effectivement ce qu’ils veulent être et faire. Le même acte, le même comportement, la même décision, peuvent être choisis ou subis, parce que les individus ne bénéficient pas du même espace de liberté pour décider, agir et réaliser leurs souhaits. Les possibilités réelles d’agir, et a fortiori de choisir, résultent de la combinaison singulière entre les ressources mobilisables, internes (qualités, compétences) et externes (moyens, capitaux), et des conditions favorables (sociales, juridiques, économiques, politiques) de réalisation.
La liberté et la capacité de convertir ce que l’on souhaite en action réelles dépendent en effet de ce qu’on est (caractéristiques individuelles, telles que l’âge, le genre, l’état de santé), des ressources dont on est doté (par exemple, le capital économique, social, familial, culturel) et des contextes sociopolitiques dans lesquels on évolue. S’il est établi que les inégalités qui découlent de ce que nous sommes restreignent l’éventail des possibles (options et opportunités), l’égalité de moyens ne suffit pas non plus pour que chacun puisse être libre d’être et d’agir selon ce qu’il juge désirable. Deux personnes peuvent avoir accès égal à des ressources similaires (économiques, familiales, socio-culturelles) qui vont leur permettre de compenser les inégalités liées à leurs caractéristiques individuelles. Mais même ainsi, elles n’auront pas les mêmes capabilités selon la société dans laquelle elles vivent. Leurs aspirations seront par exemple façonnées par des interactions sociales qui vont peser sur leurs valeurs, c’est-à-dire sur ce qu’elles jugent souhaitable et faisable. Les organisations sociales leur garantiront (ou pas) leur droit d’accéder à certaines ressources et de les utiliser. Elles pourront (ou pas) leur donner la possibilité de le faire. L’absence d’opportunités économiques, les défaillances de la puissance ou des services publics de la santé, l’éducation, des transports, les discriminations, la corruption, seront autant de dimensions collectives qui réduisent les capabilités des personnes.
Appliquée à l’écologie de guerre, l’approche par les capabilités éclaire les conditions de mise en œuvre, d’acceptabilité, mais aussi d’entrave à la sobriété. La différence entre précarité, réduction forcée de la consommation et « faible demande » librement consentie correspond à d’inégales capabilités. Dans les deux premiers cas, la sobriété est subie, dans le dernier, elle est choisie et effectivement mise en œuvre.
Pour éviter l’effet « gilets jaunes », il convient d’identifier les facteurs qui vont permettre non seulement de rendre la sobriété « désirable », mais de la convertir en acte. Dans le cas des « gilets jaunes », l’application uniforme de la taxe carbone ne prenait pas en compte les inégales capabilités des ménages. Au-delà des dimensions personnelles (valeurs, niveau de confiance dans les institutions, sentiment de déclassement), le lieu de résidence a joué un rôle fondamental. L’augmentation de la vitesse a permis la dissociation des lieux de résidence et de travail, qui a construit une dépendance à la voiture individuelle. Celle-ci a été redoublée par l’absence de politiques de déploiement de transports collectifs et d’investissements dans le ferroviaire et les alternatives décarbonées à l’essence et au gasoil. Le coût du foncier dans les métropoles, conjugué à l’idéal de la maison individuelle, ont nourri l’étalement urbain et la périurbanisation, qui renforcent la dépendance à la voiture du fait des distances à parcourir pour accéder à l’emploi et aux services, alors même que l’accès aux services publics, aux commerces, aux lieux de loisir de de sociabilité, s’est réduit dans certains territoires. Faute d’alternatives à la voiture individuelle, les ménages qui se sont installées dans les périphéries urbaines et les espaces ruraux n’avaient d’autre choix que de subir l’augmentation des prix du carburant provoquée par la taxe carbone.
La sortie des fossiles et la maîtrise de la demande énergétique ne pourront être acceptées que si l’ensemble des dimensions, individuelles et collectives, qui permettent de convertir le besoin de réduction de la consommation en sobriété désirable et effective, donc d’augmenter les capabilités, sont prises en compte. La sobriété doit être choisie et non pas subie, ni même simplement « acceptée », faute de risquer un effet rebond massif en cas de relâchement de la contrainte. Pour cela, il convient proposer un nouveau récit qui rende la sobriété souhaitable (action sur les valeurs), en sortant de l’injonction morale et en cessant de l’associer à une « écologie punitive ». La baisse de la consommation individuelle doit être soutenue par des transformations structurelles dans tous les secteurs émetteurs, avec des actions simultanées pour augmenter l’efficacité, l’offre d’alternatives bas ou zéro-carbone. Un accompagnement socio-économique équitable des parties prenantes, notamment sur le soutien au pouvoir d’achat, l’emploi et les actifs échoués est indispensable. Comme le rappelle le GIEC, « tous les scénarios de faible demande combinent des changements socioculturels, infrastructurels et technologiques ». La sobriété est toujours combinée à d’autres leviers de réduction des émissions (déploiement rapide des renouvelables, captage, électrification, réemploi et recyclage, etc.), qui vont augmenter les capabilités individuelles, et donc le passage de la volonté de changer au changement effectif.
Conclusion
Il est scientifiquement démontré que plus on s’éloignera de +1,5°C de réchauffement, plus les écosystèmes seront poussés à la limite de leurs capacités d’adaptation, avec des effets rétroactifs négatifs sur les êtres humains. Il est également scientifiquement établi que le niveau de réchauffement est une « limite dure » à l’adaptation des sociétés humaines, avec des points de bascules sociétaux, aux moins aux échelles locales.
Mettre à l’agenda climatique le seuil de 1,5°, c’est « acter le fait que l’objectif collectif n’est pas seulement d’éviter un climat ingouvernable, mais d’éviter les impacts sur les écosystèmes et populations les plus vulnérables » 15 , ou, pour le dire autrement, de refuser que certains territoires deviennent inhabitables et que leurs populations soient, au mieux, déplacées, au pire, sacrifiées. La morale et l’éthique sont ainsi indissociables des considérations géopolitiques et scientifiques. Ce n’est pourtant pas dans cette perspective que le registre moral est convoqué par l’« écologie de guerre ».
Cette dernière n’est pas qu’un récit opportuniste de la sobriété énergétique, qui subordonne l’action climatique à l’effort de guerre pour la rendre plus acceptable. La modération de la demande est un ajustement réactif à l’augmentation des prix, aux risques de pénuries et à leurs conséquences en chaîne, c’est-à-dire, in fine, au probable accroissement de la précarité énergétique de ménages, mais aussi aux perturbations majeures pour des secteurs économiques (agriculture, industrie, bâtiment) déjà fragilisés par la crise Covid, avec là encore des effets rétroactifs délétères multiples. Si responsabilité morale il y a, elle doit être recherchée non pas tant dans le refus du « geste écologique solidaire », que dans l’incapacité des Européens à engager une adaptation réellement transformationnelle à la sortie des fossiles.
La sobriété forcée est d’abord le résultat de choix collectifs politiques, qui, malgré les alertes scientifiques, mais aussi économiques et géopolitiques, ont eu pour conséquences d’affaiblir la souveraineté géopolitique, énergétique et économique des démocraties européennes, en verrouillant durablement les émissions de GES.
En démêlant l’enchevêtrement entre les dimensions individuelles, sociales et macro-structurelles de la transition climatique, le filtre de la capabilité permet de sortir des oppositions stériles entre individu et collectif. Qu’elle obéisse à des raisons géostratégiques ou climatiques, la fin de la dépendance aux énergies issues de fossiles exige des politiques internationales, européennes et nationales et des stratégies d’entreprises, qui vont très au-delà des comportements du quotidien.
Aussi, la transition climatique et l’incontournable sortie des fossiles gagneraient-elles à s’appuyer sur une extension des capabilités, qui rende la sobriété choisie, donc acceptable, quelle que soit par ailleurs la part de l’effort individuel, que l’inaction augmente mécaniquement. Le dernier rapport de France Stratégie insiste sur le fait que « fonder un récit des soutenabilités sur l’idée ‘qu’il n’y a pas d’alternative possible’ serait délétère », car cela revient à nourrir « le sentiment de déprise, d’impuissance démocratique » et le « décrochage citoyen ». Faute d’anticipation et de préparation, nos gouvernements se condamnent à courir après des crises, qui ne font que rappeler les vulnérabilités existantes, tout en contribuant à les aggraver. L’inaction climatique réduit de manière structurelle et durable les capabilités. Les impacts d’un climat qui change et le retard pris dans la mise en place des politiques d’atténuation – et désormais, d’adaptation – réduit toujours plus les marges de manœuvre collectives et avec elle, l’espace de liberté des individus, donc leurs capabilités, au risque de saper définitivement nos démocraties et l’atteinte des objectifs climatiques.
Notes
- Pierre Charbonnier, La naissance de l’écologie de guerre, le Grand Continent, mars 2022
- Cf. Le discours du premier Ministre, Jean Castex, le 16 mai 2022.
- « Nous devrons tous faire un effort bâtir notre indépendance totale en matière énergétique et être beaucoup moins dépendants des énergies fossiles ».
- François Hollande, Pour arrêter Vladimir Poutine, arrêtons de lui acheter du gaz », le Monde, mars 2022.
- GIEC, « Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change », 4 avril 2022.
- Cyril Smit, Entretien avec Yamina Saheb (GIEC) : “Il y a eu quelques réticences pour mettre le terme de sobriété dans le dernier rapport”., Agir pour le climat, mai 2022.
- Marie-Hélène Bacqué, Carole Biewener, 2013, « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales 2013/3 (n° 173), p. 25-32
- La précarité énergétique suivie par l’ONPE au sein de l’ADEME, 29 mars 2022.
- Voir l’article de Lucas Chancel, Qui pollue vraiment ? 10 points sur les inégalités et la politique climatique, le Grand Continent, 8 juin 2022.
- Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique, rapport France Stratégie, 2022, p. 53.
- Felli, R. (2014). Adaptation et résilience: critique de la nouvelle éthique de la politique environnementale internationale. Éthique publique. Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, 16(1).
- Sen, A. (2000). Un nouveau modèle économique: développement, justice, liberté. Odile jacob.
- Nussbaum, M. C., 2012, Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Éditions Climats, 300 p.
- Monnet E., 2007, « La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen face au problème du relativisme », Tracés. Revue de Sciences humaines.
- Christophe Buffet, 1,5 °C, un objectif irréaliste ?, The Conversation, décembre 2015.
citer l'article
Magali Reghezza-Zitt, La sobriété au temps de l’écologie de guerre : comportements individuels et dimensions collectives de la transition, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2022, 65-70.