L'avenir de l'Europe : une alternative fédérale à la différenciation
Sergio Fabbrini
Doyen du département de sciences politiques et professeur de sciences politiques et de relations internationales à l'Université LUISS Guido Carli de RomeIssue
Issue #3Auteurs
Sergio FabbriniLa Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3
Les chemins de la puissance européenne
Cet article vise à montrer que l’intégration différentiée (ID) n’est pas exempte d’effets secondaires négatifs sur le caractère démocratique de l’Union européenne (UE), et à analyser un modèle alternatif qui promet, en théorie, de promouvoir l’intégration et de maintenir ce même caractère démocratique. Nous défendrons l’idée selon laquelle l’ID est la réponse à la résistance que l’intégration des politiques qui participent à la souveraineté des États membres (c’est-à-dire les politiques relevant du pouvoir central de l’État, ou du « noyau dur » des compétences étatiques – désignées ici PCE) génère dans certains États membres. S’accommoder à cette résistance nécessite l’adoption d’une logique intergouvernementale. Alors, quelles sont les conséquences institutionnelles de l’ID ? Existe-t-il un modèle théorique alternatif pour intégrer les politiques relevant du PCE ?
Nous envisagerons d’abord les raisons pour lesquelles l’ID induite par des arguments liés à la souveraineté a engendré le développement intergouvernemental de l’UE, alors que cela n’a pas été le cas pour l’ID induite par un manque de capacité (qui a principalement eu un impact les politiques réglementaires du marché unique). Nous soulignerons ensuite l’incapacité du régime intergouvernemental à garantir la responsabilité de ses décideurs (ainsi que leur efficacité). Enfin, je définirai un modèle alternatif à l’ID pour intégrer des politiques qui sont traditionnellement proches des domaines de souveraineté nationale, à savoir le modèle de l’union fédérale (en tant que modèle distinct de l’État fédéral) et ses caractéristiques problématiques. Je discuterai ici du modèle théorique, et non de la stratégie pour le mettre en œuvre (le « comment aller d’ici à là »).
La différenciation induite par des arguments liés à la souveraineté
L’intégration différenciée (ID) est à la fois une théorie et une pratique. En tant que pratique, elle est devenue la philosophie publique officielle de l’UE 1 . Les dirigeants nationaux et les acteurs supranationaux en sont venus à partager l’idée selon laquelle l’ID constitue la seule stratégie politique permettant d’adapter le processus d’intégration à un paysage de plus en plus pluriel de conditions et de préférences nationales. L’argument avancé est qu’avec les élargissements des années 1990 et 2000, le manque d’homogénéité entre les États membres de l’UE a augmenté de façon spectaculaire, au point de nécessiter une adaptation du processus d’intégration à cette pluralité d’intérêts et de préférences nationaux. Grâce à l’ID, différentes combinaisons d’États membres de l’UE participent à différents régimes politiques, bien que ces régimes soient ouverts à des compositions changeantes et que tous les États membres soient censés y adhérer ultérieurement. Par exemple, l’Union économique et monétaire (UEM) est constituée de 19 des 27 États membres de l’UE ; 22 des 27 États membres (plus quatre États non membres de l’UE) participent à l’accord de Schengen, qui a aboli les frontières nationales ; la coopération structurée permanente en matière de politique de sécurité et de défense (CSP) enregistre la participation de 25 des 27 États membres de l’UE ; le Traité de Prüm relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale réunit 7 des 27 États membres de l’UE. Ce sont tous des exemples de régimes de politique différenciée légalisés. Toutefois, il existe également des formes d’ID qui n’ont pas acquis de forme juridique, comme l’accord de Malte de 2019, qui consiste en une « déclaration d’intention conjointe sur une procédure d’urgence contrôlée – engagements volontaires des États membres en faveur d’un mécanisme de solidarité temporaire prévisible », conclu entre 4 des 27 États membres de l’UE. Il ne fait aucun doute que l’ID a fonctionné de manière assez efficace pour rassembler un nombre croissant d’États membres dans le cadre juridique de l’UE. Elle a été la formule politique permettant de combiner l’approfondissement de l’intégration institutionnelle et l’élargissement de l’adhésion à l’UE. L’expérience du Brexit a confirmé la commodité, pour les mêmes États membres eurosceptiques, d’utiliser l’ID pour protéger leurs préférences politiques, étant donné que la sortie de l’UE impliquerait des coûts beaucoup plus élevés (en termes sociaux et économiques).
Le point de vue des praticiens est également partagé par les universitaires. Distinguant la différenciation (en tant que phénomène générique de tous les systèmes politiques modernes) de l’ID (en tant que caractéristique spécifique du processus d’intégration européenne) 2 , les chercheurs ont conceptualisé cette dernière comme une caractéristique permanente du processus d’intégration, en particulier après le traité de Maastricht de 1992 3 . Les deux principales théories de l’intégration européenne ont souligné son caractère physiologique. Pour les théoriciens du néo-fonctionnalisme 4 , la différenciation consiste en des délais différents dans l’adaptation des États membres aux lois de l’UE, bien que tous les États membres soient considérés comme partageant la direction du processus d’intégration (c’est-à-dire la formation d’une organisation supranationale). Pour les théoriciens libéraux de l’intergouvernemental 5 , la différenciation reflète les préférences irréconciliables des États membres, agissant en tant qu’acteurs rationnels, face aux dilemmes de la coopération. Si les néo-fonctionnalistes sont motivés par une vision téléologique de l’intégration européenne dont le résultat est inévitablement la formation d’une organisation supranationale englobante et cohésive, les intergouvernementalistes libéraux sont motivés par une vision réaliste de la coopération européenne, où la différenciation est l’outil permettant de résoudre les négociations interétatiques. Alors que pour le premier groupe de chercheurs, l’UE est un État en devenir (bien que de type fédéral, pour reprendre les termes de Lijphart 6 ), les seconds la considèrent comme une organisation internationale basée sur des États tels qu’ils sont. Pour les premiers, l’ID est la stratégie permettant de tenir compte des différentes préférences et perspectives des États membres en participant, bien qu’à des moments différents, à la construction d’une entité supranationale de type étatique (l’Europe à plusieurs vitesses) 7 . Pour les seconds, l’ID est la solution ad hoc pour maintenir les différents intérêts nationaux autour de la table, l’UE étant interprétée comme une organisation internationale composée d’États européens autonomes (l’Europe à la carte) 8 .
La littérature plus récente sur l’ID a permis d’identifier ses différentes formes 9 . Schimmelfennig et Winzen ont établi une distinction entre la différenciation instrumentale et la différenciation constitutionnelle ou entre la différenciation interne (aux traités ou à l’ordre juridique de l’UE) et externe (par le biais de traités internationaux signés par les États membres de l’UE) 10 . Winzen avait précédemment conceptualisé les raisons et les formes prises par l’ID, en distinguant entre une ID motivée par le manque de capacité et de ressources d’un État membre à s’adapter aux règles et pratiques qui constituent l’acquis communautaire et une ID née de la résistance de l’État membre à participer à un régime politique spécifique qui pourrait mettre en péril son contrôle sur les ressources nationales 11 . L’ID induite par un manque de capacité peut être détectée dans plusieurs domaines politiques et à différentes périodes, mais il s’agit généralement d’un problème qui a vocation à être résolu. Elle est apparue comme un effet du processus d’élargissement, les nouveaux États membres étant incapables de répondre à certaines des exigences politiques de l’adhésion à l’UE, en raison des obstacles administratifs et institutionnels nationaux à l’adaptation aux réglementations de l’UE. En général, le recours aux directives plutôt qu’aux règlements a historiquement contribué à garantir la flexibilité de la mise en œuvre des règles du marché unique par les États membres 12 . Il en va tout autrement de l’ID déclenchée par la défense des revendications de souveraineté d’un État membre. Ce type d’ID n’est apparu que dans la période post-Maastricht, lorsque les domaines politiques relevant traditionnellement du PCE ont été transférés à Bruxelles. L’ID induite par des arguments liés à la souveraineté a été davantage revendiquée lors des multiples crises des années 2010 et de la pandémie de 2020, considérant que ces crises touchaient des domaines relevant des prérogatives de souveraineté nationale.
La contribution de la littérature plus récente sur la conceptualisation de l’ID a été remarquable 13 . En particulier, la contribution de Winzen a ouvert une voie théorique prometteuse pour conceptualiser la particularité de l’ID induite par des arguments liés à la souveraineté 14 . Cependant, les implications de cette dernière en matière de gouvernance n’ont pas été suffisamment discutées. En fait, le recours à l’ID induite par des arguments liés à la souveraineté a reposé sur l’utilisation d’un régime de gouvernance intergouvernemental spécifique, basé sur la coordination volontaire des gouvernements nationaux plutôt que sur des relations interinstitutionnelles légalement réglementées. Ainsi, les régimes politiques différenciés sont corrélés à la différenciation des régimes de gouvernance. Dans la section suivante, j’étudierai cette différenciation de la gouvernance, liée à l’ID induite par des arguments liés à la souveraineté, afin de définir ses caractéristiques institutionnelles et ses conséquences démocratiques.
La gouvernance de l’ID induite par des arguments liés à la souveraineté
Une grande partie de la littérature sur l’ID part du principe que les régimes politiques différenciés sont gérés par une structure décisionnelle unique exprimant une logique d’intégration supranationale 15 . Certes, il est admis que les relations interinstitutionnelles peuvent changer pour faire face aux différentes responsabilités politiques de l’UE, mais on suppose que ces relations interinstitutionnelles sont limitées par la même logique d’intégration 16 .
Cependant, ce qui caractérise l’UE post-Maastricht, c’est l’institutionnalisation de régimes décisionnels distincts. D’un point de vue heuristique, on peut distinguer deux régimes de prise de décision ou de gouvernance, l’un traitant des questions de faible importance politique intérieure concernant les politiques de réglementation du marché unique et l’autre traitant des politiques d’importance politique intérieure élevée qui sont entrées dans l’agenda de l’UE après la fin de la guerre froide.
Le traité de Maastricht de 1992 a marqué un tournant dans cette différenciation des structures de gouvernance. Par ce traité, il a été formellement reconnu que l’UE pouvait poursuivre le processus d’intégration des politiques essentielles sur le plan national (les politiques relevant du PCE proches de la souveraineté nationale) 17 à condition que les gouvernements des États membres se voient garantir un rôle décisionnel exclusif ou prédominant (par le biais du Conseil et du Conseil européen) sur ces politiques.
Le traité de Lisbonne de 2009 a constitutionnalisé la distinction entre les différents régimes décisionnels relatifs à des politiques distinctes. Il a renforcé le régime décisionnel supranational pour les politiques du marché unique, qui est devenu la procédure législative ordinaire (basée sur la triangulation Commission-Conseil-Parlement européen (PE)), et il a institutionnalisé un régime décisionnel intergouvernemental pour les politiques relevant traditionnellement de la souveraineté nationale 18 , avec le Conseil européen comme exécutif collégial. Selon Fossum, le système communautaire (supranational) et le système de l’Union (intergouvernemental) ont ainsi fini par coexister au sein du même ordre politique et juridique 19 .
La distinction entre les deux régimes de gouvernance est nécessaire pour conceptualiser la corrélation entre l’institutionnalisation de la gouvernance intergouvernementale et l’européanisation (intégration mais pas nécessairement supra-nationalisation) 20 des politiques relevant du PCE, une corrélation qui fait défaut dans la littérature sur l’ID. Ces politiques, en effet, étayent la réalité et les symboles de la souveraineté nationale, raison d’être historique de l’existence de l’État. Théoriquement, ces politiques auraient également pu être prises en charge par la gouvernance supranationale introduite dans les traités de Rome de 1957. Cependant, cette dernière a une logique d’intégration qui ne s’accorde pas avec la nécessité de contrôler, par le gouvernement de tout État membre, leur propre européanisation. La gouvernance supranationale a en effet permis la formation du marché unique le plus intégré au monde (bien plus intégré que les États-Unis) 21 grâce à une approche réglementaire qui a standardisé et homogénéisé ses politiques. En surchargeant la formation du marché unique d’objectifs quasi-constitutionnels (l’« union sans cesse plus étroite »), l’approche supranationale a centralisé administrativement son fonctionnement par le transfert au triangle bruxellois des institutions incarnant la méthode communautaire de la plupart des politiques liées au marché. Comme a dû le reconnaître le Royaume-Uni (RU), les quatre libertés constitutives du marché unique (libre circulation des biens, des capitaux, des personnes, et liberté d’établissement et de prestation de services) ne sont pas négociables, comme si elles représentaient des principes constitutionnels et non des critères macro-économiques.
Cela pourrait difficilement être le cas pour les politiques relevant du PCE. Leur standardisation et leur homogénéisation auraient appauvri la souveraineté nationale sans compensation. Les prétentions des États membres à préserver leur contrôle sur les ressources et les symboles de la souveraineté nationale étaient et sont structurelles, et non contingentes, car elles expriment des préférences, des points de vue ou des identités nationales consolidés. Pour cette raison, les dirigeants gouvernementaux nationaux ont adopté un modèle de gouvernance de l’européanisation des politiques relevant du PCE différent du modèle supranational 22 . Sans la formation du régime intergouvernemental, il aurait été peu probable d’avoir une ID des politiques relevant du PCE. Les cas les plus significatifs d’ID dans ces régimes politiques font preuve d’une logique intergouvernementale qui est étrangère à la logique qui préside au processus décisionnel dans les politiques réglementaires du marché unique. Ces dernières sont intégrées par la procédure législative ordinaire, avec son caractère obligatoire, tandis que les politiques relevant du PCE sont intégrées par une coordination volontaire entre les gouvernements nationaux.
La politique économique (et non monétaire) de l’UEM, la politique d’asile de Schengen, la coopération structurée permanente en matière de politique de sécurité et de défense (CSP), le Traité de Prüm relatif à l’approfondissement de la coopération transfrontalière en matière de police, notamment en vue de lutter contre le terrorisme, la criminalité organisée et l’immigration illégale, ont toutes été rendues possibles par la nature volontaire du processus d’élaboration des politiques et toutes ont fini par être organisées par une forme ou une autre de gouvernance intergouvernementale, c’est-à-dire par la logique de la coordination volontaire des politiques. Peu de politiques ont commencé comme des régimes politiques différenciés grâce à leur logique intergouvernementale, bien qu’elles aient ensuite évolué dans une direction supranationale (comme dans les cas de la coopération renforcée sur le divorce et des brevets européens).
La base volontaire de l’élaboration des politiques relevant du PCE est garantie par la logique consensuelle de la délibération qui a lieu au sein du Conseil européen (ou des formations du Conseil traitant des politiques relevant du PCE, comme l’Eurogroupe des ministres de l’économie et des finances de l’UEM ou le Conseil des affaires étrangères). Dans les politiques réglementaires du marché unique, un État membre peut disposer d’un délai supplémentaire pour adapter les lois de l’UE à ses structures nationales, mais il ne peut pas remettre en question les règles constitutives (les quatre libertés) qui assurent la cohésion du marché unique. D’autre part, le DI souverainiste consiste en l’institutionnalisation d’une distinction entre une majorité d’États membres acceptant de gérer des politiques spécifiques relevant du PCE de manière intergouvernementale à Bruxelles et une minorité d’États membres ne souhaitant pas suivre le mouvement mais autorisés à se retirer du processus sans l’interrompre. Seule une méthode de prise de décision fondée sur une coordination volontaire pourrait rendre cela possible, sans perturber le canevas d’intégration. Si la différenciation des politiques dans les matières relevant du PCE et la gouvernance intergouvernementale sont intimement liées, la compréhension de la première ne peut être séparée de la seconde.
Avec les multiples crises des années 2010, ainsi qu’avec la pandémie de 2020, qui ont affecté les domaines relevant du PCE (par exemple, les politiques fiscales, migratoires, de sécurité et de santé), le Conseil européen s’est imposé comme l’institution centrale de décision incontestée de l’UE. En effet, c’est le Conseil européen qui a décidé de la manière de gérer la crise financière et de répondre à la possible faillite financière de la Grèce au début des années 2010, de conclure un accord avec le gouvernement turc pour contenir le flux de réfugiés syriens en 2015, de stériliser la proposition de la Commission de redistribuer les réfugiés dans les États membres selon des critères objectifs en 2016. Le Conseil européen est devenu non seulement le centre exécutif de l’UE, mais il en est venu à définir la direction à suivre par les législateurs nationaux dans la mise en œuvre de ses décisions politiques, voire à dicter la manière d’interpréter judiciairement les mesures législatives prises par la triangulation de la Commission, du Conseil et du PE. Dans la tentative de neutraliser le veto menacé par les Premiers ministres hongrois et polonais à la conditionnalité du respect des principes de l’État de droit attachée au Règlement n°2020/2092 relatif à l’utilisation des fonds de l’UE, dans les conclusions de la réunion des 10 et 11 décembre 2020, « le Conseil européen souligne que le règlement doit être appliqué dans le plein respect de l’article 4, paragraphe 2, du TUE, notamment de l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures politiques et constitutionnelles fondamentales [soulignant ainsi que] les orientations seraient établies dans leur version définitive après l’arrêt de la Cour de justice afin que tous les éléments pertinents découlant de cet arrêt puissent y être intégrés ». En donnant des instructions à la Commission et au PE, mais aussi à la CJUE, sur la manière d’interpréter le règlement, le Conseil européen a de nouveau outrepassé son rôle, selon un schéma déjà identifié par Fossum 23 .
Cependant, le Conseil européen a également montré ses limitations structurelles d’un point de vue démocratique. Il a montré l’inefficacité d’un processus décisionnel qui dépend de l’unanimité, mais aussi l’irresponsabilité des véritables décideurs. En effet, le PE n’a pas pu exercer un rôle de contrôle du Conseil européen, et ce rôle n’a pas non plus été exercé par les Parlements nationaux. Surtout, le Conseil européen, en prétendant être la seule institution de l’UE légitime à s’intéresser à des questions relevant des souverainetés nationales, a fini par les politiser, rendant ainsi leur gestion encore plus difficile 24 .
Cela soulève la question suivante : existe-t-il un modèle alternatif à envisager pour intégrer les revendications trouvant leur origine dans le concept de souveraineté ?
La souveraineté dans les États fédéraux démocratiques
Après les années 1950 (notamment après le rejet de la Communauté européenne de défense par le Parlement français en 1954), le fédéralisme (en tant que théorie) a progressivement disparu du débat sur l’intégration européenne (même si les principes fédéraux ont continué à influencer la « construction européenne ») 25 , le néo-fonctionnalisme et l’intergouvernementalisme libéral devenant les théories dominantes pour interpréter (et influencer) ce processus. L’affirmation de ces dernières théories et le déclin du fédéralisme ont eu un impact sur la conceptualisation de l’intégration européenne. Contrairement à la prédisposition du fédéralisme à privilégier l’analyse des institutions de l’intégration, le néo-fonctionnalisme et l’intergouvernementalisme libéral ont plutôt une prédisposition à se concentrer sur le processus d’intégration.
Cette « absolutisation » des processus par rapport aux institutions a conduit les deux théories dominantes à sous-conceptualiser les conséquences des diverses solutions ou compromis convenus (par exemple, l’ID), ainsi que leurs implications pour le caractère démocratique de l’UE 26 . Il est certain que le fédéralisme a continué à inspirer les politiciens 27 , représentant une sorte de culture sous-jacente des grands partis du PE. La référence, pour cette culture politique fédérale, reste l’expérience de l’État fédéral européen le plus influent, l’Allemagne de l’après-guerre, notamment en raison du rôle très influent joué par les représentants de l’Union chrétienne-démocrate allemande au sein du principal parti du PE, le Parti populaire européen. En effet, on pourrait affirmer que le modèle de l’État fédéral allemand 28 a inspiré la logique de centralisation administrative et de fusion entre les niveaux de gouvernement poursuivie dans la réalisation du marché unique 29 , voire la « sur-constitutionnalisation » de ce dernier 30 .
Cependant, le modèle de l’État fédéral ne peut répondre à la question incarnée par l’ID, à savoir l’intégration des revendications de souveraineté au sein de l’Union. L’identification d’une alternative fédérale à l’ID nécessite une étude comparative de l’expérience des fédérations démocratiques 31 . Depuis les travaux pionniers de Sbragia 32 et Stepan 33 , les expériences des fédérations ont été classées en fonction de leur parcours historique de formation et de consolidation. Sbragia a fait la distinction entre les fédérations par agrégation et les fédérations par désagrégation, tandis que Stepan a conceptualisé la distinction fondamentale entre les fédérations de rassemblement (coming-together) et les fédérations de maintien (holding-together). Pour les deux chercheurs, la première exprime l’agrégation d’États territoriaux précédemment indépendants et la seconde la désagrégation territoriale d’un État précédemment unitaire. Les structures institutionnelles des deux modèles fédéraux, et leur logique sous-jacente, reflètent cette logique fondatrice. Les fédérations de rassemblement sont beaucoup moins centralisées que les fédérations de maintien, car les entités qui ont causé l’agrégation visaient à maintenir autant de pouvoir (et de compétences) que possible entre leurs mains. Elles ont même contraint le centre de l’intérieur, en séparant ses institutions décisionnelles. Au contraire, les fédérations de maintien maintiennent la désagrégation territoriale sous la prééminence d’un centre fédéral et organisent ce dernier selon la logique de la fusion des pouvoirs. En termes d’idéal type, nous pourrions appeler les premières des « unions fédérales » et les secondes des « États fédéraux ». Sur l’ensemble du spectre fédéral (démocratique), les États-Unis et la Suisse sont plus proches du pôle des unions fédérales, tandis que l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique de l’après-guerre sont plus proches du pôle des États fédéraux, l’Australie et le Canada se situant entre les deux 34 . Bien que toutes les fédérations soient fondées sur le double principe de l’autonomie et du partage des pouvoirs 35 , dans les unions fédérales, l’autonomie et le partage des pouvoirs sont institutionnellement séparés (chaque niveau a ses propres compétences et institutions pour les exercer), tandis que dans les États fédéraux, la distinction entre autonomie et partage des pouvoirs est moins évidente car les compétences sont principalement partagées entre les niveaux de gouvernement et leur gestion implique une coopération étroite entre ces derniers. En d’autres termes, la séparation multiple des pouvoirs maintient la cohésion des unions fédérales, la coopération et la fusion des pouvoirs maintiennent la cohésion des États fédéraux.
Cette distinction institutionnelle entre les deux modèles incarne les différentes interprétations de la souveraineté fédérale 36 . Dans les fédérations de maintien, la souveraineté fédérale appartient aux institutions centrales de la fédération. Dans l’Allemagne d’après-guerre, la souveraineté est représentée par le Bund, c’est-à-dire par les institutions du gouvernement parlementaire (Bundestag et Bundeskanzler), intégrées par l’institution représentant les exécutifs des Länder (Bundesrat). Le Bundestag est la chambre politique de la fédération, en ce sens qu’il est élu périodiquement par les électeurs allemands dans le but de former une majorité parlementaire soutenant les chanceliers et leurs gouvernements. Le Bundesrat (constitué de représentants des gouvernements des Länder) n’a pas son mot à dire dans la formation de la majorité fédérale/parlementaire. Aucun des Länder, en tant qu’unité unique, ne peut constitutionnellement prétendre être souverain, bien qu’il ait « le droit constitutionnel de conclure des traités » sur la base de sa « qualité d’État (…) dans les domaines de compétence exclusive du Länd » 37 . La qualité d’État fédéré a des implications institutionnelles et non de souveraineté. Si l’on considère à la fois les compétences exclusives et partagées, le centre fédéral gère une grande partie des politiques fédérales, bien que les Länder contribuent au processus d’élaboration des politiques dans les domaines qui les concernent par le biais du Bundesrat, de leurs représentants dans les commissions reliant les deux niveaux de gouvernement, et de leur pouvoir de mettre en œuvre les politiques décidées au niveau central 38 . En Allemagne, les responsabilités politiques croissantes du centre ont été obtenues grâce à une logique de coopération entre la règle partagée et l’autonomie, bien que le gouvernement fédéral ait conservé le dernier mot 39 . Ce modèle de fédéralisme coopératif a une dynamique interne de standardisation et d’homogénéisation des politiques à travers les Länder, bien qu’il permette une certaine flexibilité dans la mise en œuvre des politiques fédérales au niveau de chaque Länder (comme ce fut le cas avec les cinq Länder de l’Est, plus Berlin-Est, qui ont rejoint la fédération en 1990) 40 . La différenciation était ici motivée par le manque de capacité, la solution étant le transfert de ressources à un Länd dans le besoin pour accélérer son homogénéisation avec les autres Länder. Aucun Länd n’a jamais revendiqué un régime différencié spécifique au nom de sa propre souveraineté. Ce système fusionné et centralisateur a garanti la responsabilisation des décideurs fédéraux. Les gouvernements fédéraux, soutenus par leur majorité au Bundestag, sont responsables des décisions gouvernementales et répondent de leurs effets devant les électeurs lors d’élections parlementaires périodiques.
L’approche de l’union fédérale face aux revendications de souveraineté
Dans les fédérations de rassemblement, comme les États-Unis et la Suisse, en revanche, la place de la souveraineté est restée une question litigieuse. Comme ce sont les États/cantons qui ont décidé de s’agréger, ils ont essayé de conserver le plus de compétences possible 41 , tout en reconnaissant la nécessité de partager les politiques susceptibles de garantir leur sécurité 42 . Pour cette raison, la souveraineté a été divisée entre le centre fédéral et les États/cantons fédérés, bien que cette répartition soit passée par un acte constitutionnel qui maintenait formellement la souveraineté non divisée. Par le biais de la constitution, les fondateurs de la fédération ont transféré la souveraineté au nouveau centre uniquement dans la mesure où cela était nécessaire pour protéger la fédération ou pour permettre son développement économique, en laissant aux États/cantons toutes les autres responsabilités politiques. Aux États-Unis, le fédéralisme consistait en une gestion partagée (au centre fédéral) des politiques de la CSP pour garantir la sécurité de la fédération contre les menaces externes et internes et en une gestion autonome (dans les États fédérés) des politiques de marché en accord avec les traditions culturelles et les structures économiques de chaque État. Certes, le centre fédéral pourrait revendiquer (comme le permet, aux États-Unis, la clause sur le commerce de la Constitution de 1787) le contrôle des politiques de régulation du marché, lorsque cela est nécessaire pour garantir l’expansion économique et la sécurité de la fédération. Dans les fédérations américaine et suisse, il n’y a pas un seul niveau de gouvernement (État/canton ou centre fédéral) qui pourrait prétendre représenter la souveraineté fédérale/nationale dans son intégralité, puisque cette dernière est représentée par les États/cantons et le centre ensemble.
Dans le même temps, le pouvoir fédéral a été limité de l’intérieur, par différentes stratégies de séparation des pouvoirs visant à garantir l’indépendance réciproque des institutions exécutives et législatives. La séparation des pouvoirs est une recette pour empêcher la centralisation. Aux États-Unis et en Suisse, il n’y a pas l’équivalent d’un Bundeskanzler représentant le gouvernement fédéral. En effet, il n’y a pas de gouvernement en tant que tel, car le gouvernement est constitué d’« institutions séparées partageant le pouvoir » 43 . Le gouvernement est un processus plutôt qu’une institution. Aux États-Unis, le président est élu indirectement tous les quatre ans (renouvelable une fois) par le collège électoral, qui se dissout après l’élection, et les deux chambres du Congrès sont élues séparément par les électeurs des États (pour un mandat de six ans, dans le cas du Sénat) et par les électeurs des districts à l’intérieur des États (pour un mandat de deux ans, dans le cas de la Chambre des représentants). La séparation horizontale des pouvoirs signifie que le Congrès ne peut pas voter contre le Président (il peut le mettre en accusation pour des raisons constitutionnelles et non politiques) et que le Président n’a pas le pouvoir de dissoudre le Congrès, bien qu’un système complexe de checks and balances incite (ou devrait inciter) ces institutions à coopérer pour prendre des décisions. En Suisse, l’exécutif est une institution collégiale (un directoire, ou conseil fédéral, de sept membres) élue par les deux chambres de la législature fédérale (l’Assemblée fédérale étant composée du Conseil national, représentant les électeurs suisses, et du Conseil des États, représentant les cantons), mais (une fois élu) ne dépend plus de la confiance de ces dernières 44 .
Il ressort de ces exemples que les unions fédérales ne pouvaient pas centraliser l’autorité, car la souveraineté est une question qui divise.
En raison de l’asymétrie des tailles démographiques des États/cantons et de leurs différentes identités nationales/culturelles, les unions fédérales ont mis en place un centre divisé en interne afin de réduire la possibilité qu’un État/canton (ou un groupe d’entre eux) prenne le contrôle et impose ainsi sa volonté aux autres États/cantons. La séparation horizontale des pouvoirs, combinée aux politiques limitées et énumérées assignées au centre fédéral, a réduit l’incitation à chercher des occasions de se soustraire à la règle partagée du centre. En outre, les États/cantons ont gardé (ou ont essayé de garder) les questions d’identité dans le domaine de leur souveraineté (aux États-Unis, les questions liées à l’« identité raciale » des États, en Suisse, l’identité religieuse des cantons). Une différenciation s’est donc développée entre les différentes règles d’autonomie des cantons/États, puisque chaque État/canton peut mener des politiques spécifiques dans les domaines de ses compétences, selon les préférences des électeurs ou des gouverneurs nationaux, dans le respect de la constitution de l’État/canton. Si une politique ne fait pas partie de l’ensemble (limité) de règles partagées, un État/canton peut prétendre la gérer, bien que cela doive être justifié constitutionnellement (en effet, comme cela s’est produit aux États-Unis avec la politique des droits civils, cette justification pourrait devenir très contestée).
Aux États-Unis, la distinction entre les politiques de partage du pouvoir et d’autonomie a été remise en question par la croissance de l’exposition internationale du pays et sa complexité interne. Le développement spectaculaire des responsabilités publiques (depuis les années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale) a conduit à l’affirmation de ce que l’on a appelé « l’État politique » 45 , caractérisé par un rôle croissant du centre sur les États fédérés (au point de configurer une sorte de fédéralisme coopératif 46 ), bien que la souveraineté des États ait continué à être protégée par la Constitution et les pratiques connexes. En effet, les États fédérés peuvent même se comporter comme des acteurs indépendants au niveau international, contredisant les décisions prises par les autorités fédérales (comme ce fut le cas en matière de politique environnementale, lorsque la Californie a décidé de participer à l’Accord de Paris de 2015 après que l’Administration Trump ait décidé de s’en retirer en 2017). Ainsi, la coopération requise par la mise en œuvre des politiques fédérales ne pouvait pas changer la logique internalisée de compétition et de conflit entre les niveaux de gouvernement séparés concernant « qui doit faire quoi » 47 .
Les unions fédérales ont en outre limité constitutionnellement les capacités politiques du centre par une séparation horizontale des pouvoirs qui institutionnalise les pouvoirs des États/cantons (aux États-Unis, par un Sénat confédéral composé de deux sénateurs par État, quelle que soit sa taille démographique ; en Suisse, par le pouvoir de référendum que les citoyens des cantons peuvent utiliser pour voter sur des lois fédérales contestées). Les États fédéraux, au contraire, ont constitutionnellement renforcé le pouvoir du centre en élargissant le pouvoir partagé de leur gouvernement parlementaire, bien qu’atténué par la représentation fédérale des unités territoriales à la chambre haute. Dans les deux types de fédéralisme, il n’existe qu’un seul système de gouvernance constitutionnalisé pour gérer les politiques fédérales à règles partagées, bien que dans les unions fédérales, les électeurs élisent (directement ou indirectement) les représentants des institutions distinctes, alors que dans les États fédéraux, ils peuvent élire une majorité parlementaire.
Ainsi, les deux types de fédéralisme répondent de manière différente aux exigences de responsabilité d’un État fédéral démocratique. Leur cadre décisionnel unique, pour traiter des politiques de compétence fédérale, est une contrainte pour le demos dans les unions fédérales et favorable au demos dans les États fédéraux.
L’UE en tant qu’union fédérale ?
Une union d’États fortement asymétriques sur le plan démographique, avec des identités nationales distinctes profondément enracinées, telle que l’UE, ne peut être fédéralisée selon le modèle de l’État fédéral, et seule une union fédérale semble donc possible. Mais l’expérience montre que les unions fédérales n’émergent pas d’une évolution organique, ni de la somme des solutions aux crises périodiques auxquelles l’union a dû faire face : les unions fédérales nécessitent un choix constitutionnel préalable de la part des élites politiques, qui sépare les domaines de compétence partagée (shared rule) des domaines de compétence autonome (self-rule), soutenue par le consentement des citoyens qu’elles représentent 48 .
Dans une union fédérale, bien que les États membres aient leurs propres constitutions, les valeurs et les procédures de ces dernières doivent être cohérentes avec celles défendues par le pacte constitutionnel fédéral. Des interprétations nationales différentes des principes fondamentaux des libertés individuelles et de l’État de droit ne pourraient qu’empoisonner une union fédérale (comme l’a montré l’expérience dramatique de la guerre civile américaine, 1861-65). Le pacte constitutionnel ne pourrait soutenir la pluralité des souverainetés de l’union fédérale, plutôt que son caractère de souveraineté unique, que s’il existe une cohérence des valeurs entre ces souverainetés. Parce que la souveraineté est la question centrale, les unions fédérales sont des expériences très fragiles, systématiquement exposées à des conflits qui pourraient les perturber, et seule l’existence d’élites politiques prêtes à faire des compromis a sauvé les unions fédérales existantes de cette issue. Ici, la distinction nette entre les domaines de compétence partagée (shared rule) et domaines de compétence autonome (self-rule) est fondamentale : une union fédérale est une entité politique composée dans laquelle les unités nationales peuvent se différencier par leurs politiques autonomes, mais doivent participer de manière égale aux politiques de règles partagées du pouvoir fédéral 49 .
Pour traiter les questions de souveraineté, les unions fédérales devraient élargir le nombre de politiques sous contrôle autonome (séparation verticale des pouvoirs) et séparer en interne les institutions régissant les politiques énumérées sous contrôle partagé (séparation horizontale des pouvoirs). Dans le cas de l’UE, ce modèle impliquerait le transfert des politiques énumérées relevant du PCE au niveau fédéral, mais aussi la dévolution des politiques supranationales/réglementaires inutiles au contrôle des autorités et des électeurs nationaux.
En même temps, au centre, les unions fédérales ne peuvent pas centraliser le pouvoir gouvernemental de la même manière que les États fédéraux. Ces derniers peuvent mettre en place un gouvernement parlementaire car ils n’ont pas de questions de souveraineté à régler. Dès que ces questions apparaissent (comme en Belgique ou au Canada, ou dans l’Espagne quasi-fédérale), le gouvernement parlementaire et sa volonté de fusionner les niveaux de gouvernement sont remis en question. Dans les unions fédérales, le centre devrait être organisé selon une forme de séparation des pouvoirs. Dans l’UE, il est injustifié de centraliser le pouvoir au Conseil européen ainsi qu’au PE. Une trêve constitutionnelle serait nécessaire entre le Conseil européen et le PE pour mettre en place un pouvoir exécutif unitaire indépendant des deux. En effet, le régime de gouvernance unique ne peut pas être organisé selon la logique de la fusion des pouvoirs (ou du gouvernement parlementaire), car cela augmenterait la crainte de désavouer les revendications de souveraineté des États membres, et ne peut pas non plus maintenir le caractère intergouvernemental actuel, qui a transformé ces revendications de souveraineté en incitations à accroître l’irresponsabilité des décideurs. Une séparation des pouvoirs permettrait de mettre en place un pouvoir exécutif indépendant à la fois des gouvernements nationaux (représentés par le Conseil européen) et de la chambre législative populaire (le PE), et lié à ces deux instances par des formes de checks and balances.
Par le passé, le modèle de la séparation multiple des pouvoirs a permis d’établir une union politique constituée d’États démographiquement asymétriques aux identités nationales distinctes. Toutefois, dans le cas de l’UE, ce modèle devrait être conçu de manière à permettre la formation de majorités populaires au sein des institutions européennes distinctes, afin de promouvoir la responsabilité des décideurs dans les domaines des politiques à compétence partagée (shared rule). En tout état de cause, la viabilité de l’union fédérale exigerait que les élites politiques des États partagent des valeurs fondamentales et soient disposées à faire des compromis sur les divisions d’intérêts.
Cette dernière condition n’est actuellement pas garantie dans l’UE, où certains gouvernements nationaux d’Europe de l’Est (comme ceux de la Pologne et de la Hongrie) contestent explicitement les valeurs fondamentales inscrites dans les traités, mettant ainsi en avant une identité constitutionnelle illibérale en désaccord avec la culture constitutionnelle libérale de l’UE. Une union fédérale ne pourrait pas survivre à un conflit entre des identités constitutionnelles alternatives. C’est pourquoi, si la division sur les valeurs constitutionnelles persiste, l’union fédérale devrait émerger du découplage de l’UE afin de séparer les États membres visant à construire « une union sans cesse plus étroite » de ceux qui ne souhaitent que participer à une union douanière 50 . De nouvelles formes de coopération économique entre les deux groupes d’États pourraient alors être imaginées, même si le respect de l’État de droit doit également être garanti dans un simple marché commun.
Conclusion
Nous avons montré que, dans l’UE, l’ID a émergé en raison de l’intergouvernementalisation des politiques relevant du PCE. L’ID a été rendue possible par la différenciation des formes de gouvernance, en particulier par l’institutionnalisation d’un régime de gouvernance intergouvernemental basé sur la coordination volontaire. Alors que les politiques du marché unique reposent sur une parfaite acceptation de ses exigences légales par tous ceux qui en font partie, ce n’est pas le cas pour la participation aux politiques relevant du PCE. Le marché unique est régi par la loi (directives ou règlements), alors que les politiques relevant du PCE sont plutôt régies par une coordination volontaire. Laisser l’un ou l’autre État membre se retirer de l’une ou l’autre politique relevant du PCE a été le moyen stratégique d’européaniser des politiques cruciales soulevant des questions sensibles de souveraineté. Cependant, ce dispositif a également eu des conséquences peu attrayantes. Il a renforcé la logique intergouvernementale au détriment de la logique supranationale, au point d’institutionnaliser, au sein de l’UE, une union intergouvernementale, incarnée par la centralité décisionnelle acquise par le Conseil européen, dont la responsabilité politique est quasi inexistante.
Nous avons donc discuté d’une alternative fédérale à l’ID, capable de promouvoir l’intégration et de maintenir son caractère démocratique. Puisque l’ID est due à la nécessité d’accommoder les revendications de souveraineté, l’alternative fédérale ne peut pas s’approprier les caractéristiques d’un modèle d’État fédéral (où il n’y a pas de dilemme de souveraineté). Au contraire, en adoptant un modèle d’union fédérale, il est possible d’intégrer les revendications de souveraineté des États membres, tout en essayant d’assurer la responsabilisation des autorités fédérales. Dans les unions fédérales, en effet, les politiques des domaines de compétence partagée (shared rule) (généralement les politiques relevant du PCE) sont gérées par un régime de gouvernance unique qui empêche toute domination, tandis que les politiques des domaines de compétence autonome (self-rule) sont laissées au contrôle de chaque État membre et peuvent être très différenciées. En outre, même en ce qui concerne les politiques relevant du PCE, les États membres peuvent conserver des ressources importantes sous leur propre contrôle. L’union fédérale est conçue pour décourager les pressions centrifuges des États membres craignant des menaces sur leurs prérogatives de souveraineté, grâce à une gouvernance fédérale organisée selon une logique de limitation du demos. Une logique qui a toutefois montré des limites cruciales, à savoir la difficulté non seulement d’identifier une majorité interinstitutionnelle responsable devant les électeurs, mais aussi d’empêcher les décisions unilatérales d’un État membre ou d’un groupe d’États membres de remettre en cause la cohérence constitutionnelle de l’union fédérale.
Les unions fédérales institutionnalisent une tension entre le centre et les États, car tous contribuent à la souveraineté de l’union. En effet, une union fédérale peut être définie comme une union souveraine d’États souverains, dans la mesure où les États membres sont souverains s’agissant des politiques spécifiquement énumérées (self-rule) et le centre est souverain s’agissant des autres politiques (shared rule). La frontière entre l’autonomie et le partage du pouvoir se déplace continuellement, ce qui nécessite une renégociation constante entre les deux niveaux de gouvernement et une attitude générale de compromis entre les élites opérant aux différents niveaux et leur partage des valeurs constitutionnelles de base. En conclusion, l’article a développé un argument théorique sur la plausibilité d’un modèle alternatif à l’ID pour intégrer les revendications de souveraineté des États membres de l’UE, montrant en même temps ses caractéristiques problématiques et sa fragilité systémique.
Notes
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citer l'article
Sergio Fabbrini, L’avenir de l’Europe : une alternative fédérale à la différenciation, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,