L'émergence d'un constitutionnalisme illibéral et d'une légalité illibérale en Europe
Tímea Drinóczi
Professeur invité, Université fédérale de Minas Gerais, BrésilIssue
Issue #3Auteurs
Tímea DrinócziLa Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3
Les chemins de la puissance européenne
Introduction
Les événements politiques actuels en Pologne et en Hongrie témoignent d’une grave détérioration de l’État de droit, ce qui est inquiétant pour tous les partisans d’une démocratie constitutionnelle substantielle avec toutes ses composantes : l’État de droit, la démocratie et la protection des droits de l’homme 1 . Comme l’ont montré les débats juridiques et politiques entre les gouvernements polonais et hongrois et différents acteurs au niveau de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, l’État de droit est rejeté en tant que valeur fondamentale, ce qui entraîne le non-respect de ses ramifications juridiques 2 et l’introduction d’une légalité illibérale 3 , qui est une simple approche formaliste et instrumentale du droit 4 .
Il est intéressant de comprendre pourquoi et comment cette détérioration de l’État de droit a pu se produire dans deux États membres de l’Union européenne au cours de la dernière décennie. Lorsqu’on aborde ces questions, on suppose en effet que le constitutionnalisme illibéral n’est apparu que récemment et qu’il pourrait s’étendre à d’autres États membres. Il est donc d’autant plus important d’identifier les raisons expliquant le succès des gouvernements dirigés par Orbán et Kaczynski dans la mise en œuvre d’un programme de réforme autocratique et illibéral. Ces raisons peuvent être trouvées, en partie, dans la trajectoire historique et émotionnelle des Polonais et des Hongrois. En raison de la nature éventuellement contagieuse du constitutionnalisme illibéral, en particulier dans la région de l’Europe centrale et orientale, en raison de son histoire commune et de ses trajectoires émotionnelles potentiellement similaires 5 , il est de la plus haute importance de comprendre ce que l’Union européenne peut et ne peut pas faire avec ses États membres qui ont déjà consolidé leurs systèmes constitutionnels illibéraux (Hongrie et Pologne) et ceux qui viennent d’entreprendre le chemin menant à cette consolidation.
Nous expliquerons brièvement ce qu’est le constitutionnalisme illibéral et comment il a émergé en Hongrie et en Pologne pour ensuite répondre à la question principale de cet article, à savoir comment et pourquoi les gens ont soutenu les gouvernements illibéraux et populistes même après avoir fait l’expérience des effets néfastes de leurs politiques. Nous analyserons les options ouvertes à l’Union européenne compte tenu de l’attitude des citoyens de ces États avant d’essayer de résumer certaines des leçons tirées de cette expérience – à défaut de pouvoir en tirer des conclusions.
I. Le constitutionnalisme illibéral
Dans un ouvrage récent 6 , mon co-auteur et moi-même développons le concept de « constitutionnalisme illibéral », en adoptant une vision holistique du contexte régional, de la progressivité, des méthodes et du contenu des changements observés en Hongrie et en Pologne, ainsi que des différences tangibles entre ces derniers et les « véritables États autoritaires ». Selon nous, le constitutionnalisme illibéral est une étape du processus d’« autoritarisation » des États membres de l’UE (« illibéralisation » de leur constitutionnalisme), principalement dans la région postsocialiste qui a été « frappée » par des leaders populistes autocrates depuis les années 2010. Ils ont entraîné la détérioration de la démocratie constitutionnelle et l’évidement de ses composantes. Le caractère progressif de cette détérioration et l’intégration du droit communautaire (acquis) et des engagements en matière de droits de l’homme (indépendamment de leurs faiblesses et de leurs défauts) dans l’application quotidienne du droit ont empêché ces États de se transformer en autoritarismes (modernes). C’est une partie du concept de constitutionnalisme illibéral. Nous soutenons aussi que l’attrait normatif du régime pour la population pourrait trouver ses racines davantage dans une identité constitutionnelle déséquilibrée qui aspire à un leader charismatique que dans une philosophie politique particulière. Par conséquent, nous suggérons également que cet attrait pourrait être satisfait par l’application d’un patchwork d’idéologies dans la mesure où elles peuvent être invoquées par un leader charismatique pour satisfaire les besoins émotionnels actuels de la cité.
En bref, nous défendons l’idée que i) le constitutionnalisme ne doit pas nécessairement être libéral, ii) le constitutionnalisme illibéral est une détérioration du constitutionnalisme libéral et un pas vers l’autoritarisme, sans encore atteindre ce dernier stade, iii) il s’agit d’une théorie cohérente dans sa forme illibérale et faiblement contrainte, iv) elle présuppose une identité constitutionnelle illibérale, dans laquelle l’orientation des valeurs libérales et non libérales ou illibérales de la population peut prévaloir par intermittence, comme c’est le cas en Hongrie et en Pologne.
Les changements constitutionnels en Hongrie et en Pologne depuis 2010 et 2015 respectivement, nous conduisent à donner plus de poids au désenchevêtrement du libéralisme et du constitutionnalisme. Le « constitutionnalisme » pourrait être considéré moins comme une idéologie et plus comme une conception constitutionnelle qui pourrait accueillir une variété de moralités, de philosophies ou de pratiques politiques, en particulier dans les États dans lesquels le constitutionnalisme libéral est déjà établi comme une idéologie politique et une conception constitutionnelle.
La Hongrie et la Pologne se distinguent parmi les États en déliquescence démocratique et sont sensiblement différents des régimes autoritaires (modernes) existants. Leur détérioration n’a pas atteint, ni quantitativement ni qualitativement, l’état d’« autoritarisme ». Cela ne signifie toutefois pas qu’une tendance de plus en plus autoritaire ne peut être observée dans les deux pays. La Hongrie et la Pologne sont toujours membres de l’UE, qui, malgré ses échecs, impose une contrainte interne particulière, bien que plutôt faible, aux dirigeants politiques des deux pays. L’existence de cette contrainte interne signifie qu’il s’agit toujours de systèmes constitutionnalistes. En même temps, la détérioration de la démocratie, la violation des droits de l’homme et de l’État de droit impliquent que le constitutionnalisme hongrois et polonais peut être qualifié d’« illibéral », signe que le vecteur de développement de l’idéologie et de la conception constitutionnelle a pris un nouveau tournant (différent de l’idée originale de constitutionnalisme libéral introduite au début des années 1990).
Ce constitutionnalisme illibéral s’appuie fortement sur les identités hongroise et polonaise qui ont été façonnées de telle manière qu’elles sont enclines à accepter et à soutenir des visions et des idées illibérales (non libérales), ce qui rend la survie du constitutionnalisme libéral plus difficile – mais pas impossible. Ils permettent également au régime illibéral de défendre et de maintenir ses éléments constitutifs, car ceux-ci ne sont pas contraires aux identités constitutionnelles déséquilibrées des Hongrois et des Polonais.
Plusieurs indices nous montrent le démantèlement des élections équitables, l’indépendance des médias, la diminution de la protection des droits de l’homme, la disparition de l’indépendance du pouvoir judiciaire, etc. La plupart de ces indices classent la Hongrie et la Pologne dans la catégorie des régimes hybrides, tandis que l’Institut V-Dem qualifie la Hongrie de système autoritaire. Le démantèlement et l’affaiblissement des garanties institutionnelles nécessaires à une démocratie constitutionnelle de fond sont évidents. Cependant, ce qui est moins évident, c’est de savoir si le soutien populaire à ces gouvernements, en particulier celui de la Hongrie, est réellement le fruit de manipulations du système électoral et de médias biaisés. Ailleurs, avec Agnieszka Bień-Kacała et Gábor Mészáros 7 , j’ai soutenu qu’indépendamment des réformes institutionnelles de cette dernière décennie, les politiques d’Orbán et de Kaczynski ont bénéficié d’un véritable soutien populaire. La question est maintenant de savoir pourquoi. Dans l’une de ses conférences publiques 8 , Kim Lane Scheppele a soutenu 9 que c’est le système des partis et la politique des partis qui sont à blâmer pour les derniers processus d’autocratisation, et pas nécessairement le peuple qui a été capturé ou mal influencé par des politiciens populistes. Néanmoins, s’il existe certainement de nombreuses raisons pour ce type de décadence démocratique, ce sont toujours les électeurs qui ont réélu leurs représentants (en Hongrie, en 2014 et plus tard en 2018, et en Pologne, en 2019) – en sachant bien ce qu’ils ont fait du système constitutionnel et politique.
II. Le peuple
Les Hongrois et les Polonais ont des identités constitutionnelles instables, qui peuvent devenir plus visibles à certains moments historiques, et qui sont susceptibles de les conduire à opter pour un leader charismatique, sans aucun besoin d’idéologie ou de philosophie morale cohérentes. La victimisation collective, le narcissisme collectif et les valeurs illibérales d’une société donnée, surtout lorsqu’ils sont fortement appuyés et déclenchés par un leader autocratique populiste de droite, contribuent à la formation d’un constitutionnalisme illibéral et empêchent le renversement du système. Ces facteurs ne sont pas favorables au maintien du constitutionnalisme libéral, même s’ils ne le rejettent pas nécessairement, et pourraient être considérés comme l’une des principales raisons du succès de la politique populiste et du remodelage constitutionnel illibéral.
Les Hongrois et les Polonais semblent partager une compréhension spécifique des valeurs, y compris de l’État de droit – malgré les similitudes et les différences dans leur histoire constitutionnelle, leurs particularités historiques et leurs trajectoires émotionnelles.
Des études menées dans divers domaines des sciences sociales 10 soutiennent l’affirmation selon laquelle la trajectoire historique hongroise — victimisation collective causée principalement par le traité de Trianon en 1920, les citoyens ayant été abandonnés dans leur déception par tous les régimes tout au long de l’histoire hongroise – n’est pas un terrain favorable pour construire une identité émotionnellement stable 11 . Les Polonais sont souvent caractérisés comme une nation traumatisée en raison de la perte de leur statut d’État et de leur indépendance. Ces particularités ont été encore renforcées pendant l’ère soviétique dans les deux États. Les conclusions de Schwartz et Bardi de 1997 sur les priorités en matière de valeurs dans la région après la fin du régime communiste, qui semblent être confirmées par les résultats de la recherche sur les valeurs publiées en 2019, montrent que le profil de valeurs courant dans les pays d’Europe de l’Est, qui manque d’engagement envers les valeurs d’égalitarisme et d’autonomie, est mal adapté au développement de la démocratie 12 .
Deux observations sont particulièrement importantes pour nous ici. La première est que les gens peuvent progressivement adapter leurs valeurs à des circonstances changeantes, augmenter l’importance des valeurs qui deviennent accessibles et diminuer l’importance de celles dont la poursuite n’est plus viable 13 . La seconde est qu’il semble exister des valeurs propres à l’Europe occidentale, qui ne sont pas communément partagées en Europe orientale 14 . Apparemment, les Européens de l’Ouest accordent peu d’importance aux valeurs de maîtrise (mastery values), plus d’importance aux valeurs d’autonomie affective et moins d’importance aux valeurs conservatrices. Ils apprécient davantage l’esprit d’initiative et la réussite, et sont très attachés à la tolérance et aux valeurs post-matérielles, telles que la liberté et la responsabilité sociale. En Europe de l’Est, les valeurs de maîtrise (mastery values) sont encore moins importantes, le conservatisme et la hiérarchie sont primordiaux 15 . Une question importante se pose alors : combien de temps prend cette acclimatation et peut-elle se produire du tout dans une société donnée ?
Ces différentes valeurs, ainsi que les résultats de la psychologie narrative et d’autres études empiriques de psychologie sociale, confirment notre hypothèse selon laquelle les attitudes émotionnelles des personnes et de la communauté sous-tendent la transformation illibérale et le degré de tolérance du non-respect de l’État de droit. Indépendamment des 20 ou 25 ans de constitutionalisme libéral en Hongrie et en Pologne, ce que nous semblons avoir aujourd’hui (mais peut-être à des degrés différents) est le suivant : manque de respect pour les autres ; confiance en soi compromise ; victimisation – et tous les sentiments d’infériorité qui y sont liés –, besoin d’un leader fort ; priorité aux valeurs conservatrices et hiérarchiques ; et réticence ou attitudes controversées envers les valeurs caractéristiques des démocraties constitutionnelles libérales ou des sociétés ouvertes, telles que l’autonomie intellectuelle, la liberté individuelle et la responsabilité. Tous ces phénomènes identitaires, qui ont apparemment déjà été intériorisés, finissent par se combiner pour former une identité nationale et constitutionnelle. Ce type d’identité de groupe, à certains moments de l’histoire, a semblé et semble encore être un terreau fertile pour les leaders populistes qui ont une vision illibérale de la société et de l’État. Néanmoins, il n’offre pas les meilleures conditions pour développer les vertus civiques nécessaires au maintien d’une démocratie constitutionnelle substantielle.
Des recherches récentes sur le narcissisme collectif ont montré qu’un lien peut être identifié entre ce type d’orientation des valeurs (nationalisme, autoritarisme, hiérarchie, orientation vers la domination sociale, homogénéité) et le populisme. Ces valeurs et attitudes se recoupent avec le narcissisme collectif 16 . Le narcissisme collectif est défini comme « la conviction que son propre groupe est exceptionnel et a droit à un traitement privilégié, mais que les autres ne le reconnaissent pas suffisamment. Ainsi, l’élément central du narcissisme collectif est le ressentiment que l’exceptionnalité du groupe interne n’est pas suffisamment appréciée de l’extérieur » 17 . En tant que tel, le narcissisme collectif est une source essentielle de choix politiques qui sapent la démocratie libérale. En particulier, il est lié à l’hostilité et à l’agressivité entre les groupes, au comportement électoral, au conservatisme politique et à la pensée conspiratrice. Il est lié à la perception biaisée de la réalité du groupe, dans laquelle les événements sont vus et mémorisés de manière sélective au service de l’image du groupe et liés à une identité sociale qui divise 18 . Elle est également liée à la victimisation collective. En conséquence, la mémoire collective victimaire, avec des torts historiques perçus comme non résolus, et le sentiment intense d’exceptionnalité partagé par les Polonais et les Hongrois créent un environnement propice à une transformation illibérale et à l’émergence d’une compréhension particulière de l’État de droit – c’est-à-dire une légalité illibérale.
Il semble que les Hongrois et les Polonais partagent ce fond émotionnel, qui sous-tend leurs revendications politiques. Dans les deux pays, il y a toujours le sentiment que quelqu’un d’autre est responsable de l’échec collectif, ou que quelqu’un ne reconnaît ou n’admire pas assez les Hongrois et les Polonais. Ces trajectoires émotionnelles et historiques spécifiques, ces orientations de valeurs et ces attitudes des Hongrois et des Polonais ne sont pas seulement sérieusement aggravées par le populisme, mais elles se recoupent également avec le narcissisme collectif, y compris la pensée conspiratrice. Le narcissisme collectif est associé à l’idée (fictive) d’une agression de la part de groupes extérieurs, qui conduit à son tour à une agression physique réelle contre les membres du groupe extérieur (par exemple, des attaques contre des personnes de couleur, y compris des attaques physiques ou des crachats sur elles) parce qu’elles parlent différemment et ont une apparence différente, ou sont associées à des positions politiques opposées. En Hongrie, elle est clairement présente dans la campagne de haine contre György Soros, les ONG, les personnes LGBTQI et celles qui soutiennent et promeuvent les droits de l’homme et la diversité. En Pologne, il était clair en relation avec l’accident d’avion de Smolensk en 2010, lorsque beaucoup ont affirmé que l’ancien Premier ministre Donald Tusk et la Russie étaient à blâmer.
Les électeurs hongrois et polonais se soucient peu de la réalisation, de la mise en œuvre et surtout du contenu de la valeur de l’État de droit, ce qui est assez regrettable. Comme l’a noté la Commission de Venise, « [l]’État de droit ne peut s’imposer que dans un pays dont les habitants se sentent collectivement responsables de faire en sorte qu’il le soit, et intègrent cette responsabilité dans leur propre culture juridique, politique et sociale » 19 . La responsabilité collective peut difficilement être nourrie lorsque l’État de droit est entouré d’interprétations nationalistes et politiques. Elle sort le concept de son contexte, en particulier lorsqu’elle affirme que l’État de droit est lui-même un concept fluide, principalement politique, mal adapté ou inadéquat pour être utilisé comme mesure objective dans une procédure juridique officielle (comme pour l’article 7 du TUE ou la « conditionnalité » de l’État de droit). Elle ne tient pas compte de la coexistence de deux considérations et, par conséquent, oriente mal le débat : même si les procédures juridiques peuvent être évaluées, critiquées ou même louées sur le plan politique, elles devraient toujours être considérées comme appartenant au domaine du droit et, en tant que telles, être informées par des approches, des garanties, des processus et des arguments juridiques. Néanmoins, cette approche bénéficie d’un soutien continu de la part des électeurs.
Les électeurs polonais et hongrois présentent des attitudes similaires en matière de valeurs 20 : compréhension majoritaire de la démocratie ; fort désir de stabilité, raison pour laquelle ils sont prêts à échanger les valeurs libérales et démocratiques ; tendance au conservatisme et à l’autoritarisme ; priorité donnée à la hiérarchie comme valeur primordiale, par opposition à l’égalitarisme, à l’autonomie intellectuelle et affective et à la maîtrise 21 . Par conséquent, c’est encore le peuple qui tolère, accepte, voire soutient ces changements dans le système constitutionnel et la politique populiste. Il semble que les gens souhaitent, ou du moins ne s’opposent pas substantiellement, au remodelage du constitutionnalisme hongrois et polonais.
Ceci étant dit, les récents résultats des élections, à l’automne 2019, en Pologne et en Hongrie, pourraient apporter une division verticale du pouvoir plus saine et plus de qualité dans la législation dans l’illibéralisme hongrois et polonais, ce qui pourrait rééquilibrer le degré de conformité de l’État de droit. Les résultats de ces élections montrent, tout d’abord, que l’opposition hongroise a pu s’organiser pour soutenir un candidat commun contre un candidat du Fidesz, ce qui a conduit à des résultats satisfaisants au niveau local 22 . Deuxièmement, les Polonais soutiennent toujours le tournant illibéral du parti au pouvoir, Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość), mais, en même temps, ils n’acceptent pas totalement une nouvelle réduction du pluralisme politique 23 . Néanmoins, les fondements du régime illibéral sont toujours intacts. L’autonomie des niveaux locaux est limitée, les gouvernements locaux hongrois et le Sénat polonais, qui ne peuvent pas influencer de manière significative le contenu des lois et éviter tout changement constitutionnel informel (et généralement inconstitutionnel), doivent toujours travailler dans le cadre national, et donc illibéral, qui peut facilement être modifié si nécessaire.
III. Que peut-on faire et que ne peut-on pas faire ?
Il est désormais un fait que l’UE ne peut pas résoudre ses différends juridiques avec la Hongrie et la Pologne. Une situation dans laquelle une communauté juridique et culturelle n’est pas en mesure de maintenir et de faire respecter son régime juridique peut avoir deux conséquences. Soit la nature partagée de ses valeurs juridiques et de ses idéaux et principes politiques peut être remise en question à juste titre, soit le pays dont les actions font douter de l’universalité de ces principes a déjà cessé de faire partie de cette communauté. C’est pourquoi il est suggéré de considérer la mise en œuvre de l’État de droit en Hongrie et en Pologne comme un exemple de « légalité illibérale ». Les actions juridiques entreprises par le « groupe extérieur » ne peuvent être efficaces contre la légalité illibérale, dans la mesure où l’illibéralisme et toutes ses implications sont également des symptômes de ce qui se passe dans l’ensemble de la société, qui non seulement ne se révolte pas et/ou ne peut pas se révolter avec force, mais soutient le régime et applaudit ses actions.
Pour l’opinion la plus pessimiste, la Hongrie et la Pologne serait déjà en dehors de la « communauté », comme en attesterait le faible pouvoir de contrainte que les restes de la législation européenne peuvent avoir sur les autorités publiques hongroises et polonaises. La question est de savoir quand la communauté juridique européenne, c’est-à-dire l’UE, et la Hongrie et la Pologne elles-mêmes, s’en rendront compte et quelles mesures elles prendront. Les détenteurs du pouvoir politique de la Hongrie et de la Pologne ne peuvent pas être disciplinés par les mesures habituelles « intra-groupe », car il s’agit de méthodes de résolution des litiges appartenant à une autre « réalité ». Plus tôt la communauté politique et les dirigeants européens en prendront conscience, mieux ils pourront promouvoir l’universalité du principe de l’État de droit au sein de l’Union européenne et faire avancer de manière productive le projet européen.
Une version optimiste proposerait ou ferait référence à un mécanisme d’application effective par lequel l’UE pourrait faire respecter ses valeurs avec succès. Malheureusement, la prévention semble être plus importante que le traitement des États renégats – ce qui est compréhensible, car les acteurs en présence ne parlent plus le même « langage ». Cette approche n’aide pas du tout à résoudre les différends, mais, au contraire, nous ramène au scénario le plus pessimiste ou en exige un plus réaliste. Une évaluation plus réaliste projetterait la formation d’un jeu à plus long terme entre l’UE et la Hongrie et la Pologne, jusqu’au moment où le constitutionnalisme illibéral sera renversé, ou lorsque l’adhésion de la Hongrie et de la Pologne à l’UE deviendra politiquement, économiquement et émotionnellement indésirable pour les autres États membres et l’UE elle-même. Il est toutefois improbable que la synergie de ces trois facteurs se produise en même temps. Le renversement du régime ne semble pas non plus envisageable.
Pour être tout à fait clair : il y a deux implications alternatives à une situation dans laquelle une communauté juridique et culturelle n’est pas en mesure de maintenir et d’appliquer son régime juridique : soit l’universalité de ses valeurs et principes juridiques peut valablement être remise en question à juste titre, même s’il n’y a pas de compréhension commune concernant la définition de l’État de droit ; soit le pays dont les actions remettent en question l’universalité d’un principe ou d’une valeur fondamentaux a déjà cessé de faire partie de cette communauté. Il s’agit d’une disjonction exclusive ; il ne devrait pas y avoir d’entre-deux.
Les dirigeants de l’UE et les dirigeants de la Hongrie et de la Pologne vivent dans des réalités différentes. Il s’ensuit simplement que ce que l’UE peut faire n’est pas d’inverser les changements, ni même d’améliorer l’indépendance judiciaire déjà perdue ou d’accroître le respect de l’État de droit et des engagements en matière de droits de l’homme. Au contraire, la révision des procédures, le renforcement de la protection des valeurs de l’UE et la tentative d’accroître leur applicabilité sont tournés vers l’avenir et visent à prévenir la montée en puissance de futurs dirigeants autocratiques. Ceci étant dit, comme je l’ai déjà énoncé ailleurs 24 , je ne vois pas comment ces nouveaux mécanismes politiques et juridiques pourraient être utiles si ces futurs dirigeants autocratiques suivent l’exemple de la Pologne (et de la Hongrie) : ils transforment progressivement leur système par des changements constitutionnels (formels et informels), sur la base de la légitimité démocratique acquise lors de la (des) première(s) élection(s) libre(s), équitable(s) et compétitive(s) ; ils invoquent abusivement des arguments de souveraineté nationale (ou leur identité constitutionnelle) aux niveaux politique et juridique ; ils conservent leur soutien par une rhétorique populiste de droite ; ils ont toujours une longueur d’avance sur les réactions à leurs méfaits.
En outre, les mesures politiques émanant de l’UE seraient contre-productives. Elles seraient décriées comme des attaques de Bruxelles et déclencheraient des défenses plus sévères s’appuyant sur la souveraineté nationale ou les récits d’identité constitutionnelle (comme cela s’est produit dans le « dialogue » UE-Pologne sur la réforme judiciaire). Les mesures juridiques seraient également inefficaces : les infractions au droit communautaire « axé sur les valeurs » ne seront pas rectifiées par ces gouvernements, mais pourraient entraîner la même réaction politique : le non-respect des règles et le repoussement des limites encore plus loin.
Des mesures économiques pourraient être utiles, mais nous manquons de précédents significatifs dans ce domaine – peut-être que l’amende quotidienne que la Pologne doit payer en cas de non-conformité nous renseignera sur l’efficacité de ce type de mesure. Quant au mécanisme de conditionnalité de l’État de droit 25 , le plan initial a été adouci, et surtout le gouvernement hongrois dispose d’autres ressources, par exemple des financements chinois et des obligations d’État – dans la mesure où le gouvernement ne se soucie que de ses objectifs à court terme et de l’enrichissement des oligarques plutôt que du bien-être à long terme.
Une manière plus efficace pour les constitutionnalistes de contribuer à la lutte contre une illibéralisation et une autocratisation encore plus poussées de la Hongrie et de la Pologne serait d’aider les facteurs de résilience au sein de ces pays afin que les Hongrois et les Polonais puissent s’aider eux-mêmes. Pour cela, l’identité et l’orientation vers les valeurs occidentales des électeurs devraient prévaloir lors des prochaines élections, même si la société, dans une certaine mesure, s’est habituée aux visions illibérales des gouvernements, voire les accueille favorablement. La décision polonaise sur l’avortement 26 et la loi hongroise anti-LGBTQ 27 semblent susciter un fort mécontentement, qui a fait descendre les gens dans la rue. Tusk revient sur la scène politique polonaise, et l’opposition hongroise est plus qu’unie et, selon les derniers sondages, la moitié des électeurs la soutient 28 , quelle que soit la manière dont le Fidesz tente de la diviser, par exemple sur la loi anti-LGBTQ. Néanmoins, à la fin du mois de septembre 2021, les Hongrois n’ont pas encore vu de programme cohérent sur la manière dont l’opposition souhaite gouverner et sur ce qu’elle a exactement à offrir au peuple (outre le fait qu’elle souhaite le départ d’Orbán) si elle remporte les élections au printemps prochain – d’une manière acceptable dans une démocratie constitutionnelle.
Toutefois, comme nous l’avons déjà expliqué, nous devons également être réalistes : des mécanismes réformés au niveau de l’UE ne pourraient être utiles que contre ceux qui ont envie de suivre l’exemple de la Hongrie et de la Pologne s’ils sont pris « en flagrant délit » lors de leurs toutes premières actions contre les valeurs et les principes de l’UE – dont la détermination n’est pas seulement un défi mais aussi une tâche délicate.
IV. En guise de conclusion : les leçons apprises
Ce que nous enseignent les exemples hongrois et polonais et, surtout, le manque de succès des stratégies mises en œuvre à leur encontre, c’est que les démocraties constitutionnelles qui conservent encore leur statut substantiel, les États qui font les premiers pas vers leur décadence démocratique ou les États membres de l’UE qui font leurs premiers pas vers un constitutionnalisme illibéral, ont encore de multiples choix et possibilités. Mais ils doivent tenir compte des signaux d’alarme et renforcer leurs propres mécanismes de défense, que ce soit par un renforcement de leur conception constitutionnelle ou par une sensibilisation du public, en particulier des enfants et des jeunes, aux valeurs de respect, d’autonomie, de liberté, de responsabilité, de dignité et de diversité ; et ils doivent impliquer de manière significative tous ceux qui sont concernés dans les processus décisionnels. Enfin, ils doivent prendre soin des institutions et des valeurs dont ils disposent déjà, à la lumière de ce que l’avenir pourrait leur apporter. Cela est particulièrement vrai pour l’UE, dont les actions doivent encore montrer si le tout est effectivement plus grand que ses parties ou, au contraire, si la chaîne n’est pas plus forte que son maillon le plus faible.
Laisser la Pologne et la Hongrie derrière soi serait le mieux pour l’UE, ses valeurs et son intégrité, mais ce serait le pire pour les Polonais et les Hongrois qui, pour l’instant, sont pro-européens et ne veulent pas être abandonnés par les nations européennes une fois de plus (comme ils pensent l’avoir été tout au long de l’histoire). L’Union européenne n’est pas seulement une affaire de valeurs et de mesures juridiques harmonisées ou unifiées, mais aussi d’intérêts économiques et d’investissements accompagnés de considérations politiques. L’UE devrait décider ce qui est le plus important pour elle, vers quelle direction elle veut évoluer. Une fois cette décision prise, elle peut commencer à chercher les meilleurs outils politiques et juridiques pour atteindre ses objectifs.
Notes
- Cette recherche est soutenue par le Centre scientifique national, Pologne (2018/29/B/HS5/00232, « Le constitutionnalisme illibéral en Pologne et en Hongrie »).
- Comme l’indépendance du pouvoir judiciaire et le respect des décisions de la CJUE.
- Kim Lane Scheppele appelle ce phénomène le légalisme autocratique. Voir, Kim Scheppele, ‘Autocratic Legalism’ (2018) 85 University of Chicago Law Review.
- Tímea Drinóczi et Agnieszka Bień-Kacała, ‘Illiberal Legality’ dans Tímea Drinóczi et Agnieszka Bień-Kacała (eds), Rule of Law, Common Values, and Illiberal Constitutionalism : Poland and Hungary within the European Union (Routledge, 2021).
- Tímea Drinóczi et Agnieszka Bień-Kacała, ‘Extra-Legal Particularities and Illiberal Constitutionalism – The Case of Hungary and Poland’ (2018) 59 Hungarian Journal of Legal Studies 338.
- Tímea Drinóczi et Agnieszka Bień-Kacała, IIlliberal Constitutionalism in Poland and Hungary: The Deterioration of Democracy, Misuse of Human Rights and Abuse of the Rule of Law, (Routledge 2021). Le présent article se fonde principalement sur les conclusions de cet ouvrage, ainsi que sur celui que nous avons publié précédemment en coédition (Tímea Drinóczi et Agnieszka Bień-Kacała (eds), Rule of Law, Common Values, and Illiberal Constitutionalism : Poland and Hungary within the European Union (Routledge 2021) et un article publié sur Verfassungsblog (Tímea Drinóczi, ‘The EU Cannot Save Us : Why Poland and Hungary need resilience, not future-oriented reforms of EU enforcement mechanisms’, VerfBlog, 2021/7/07, disponible sur https://verfassungsblog.de/the-eu-cannot-save-us/).
- Drinóczi et Bień-Kacała, ‘Illiberal Legality’ (n 4); Tímea Drinóczi et Gábor Mészáros, ‘Hungary: An Abusive Neo-Militant Democracy’ in Joanna Rak et Roman Bâcker (eds), Neo-militant Democracies in the Post-communist Member States of the European Union (Routledge 2022).
- UFMG Seminar Series in Constitutionalism and Democracy, 22 septembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=jz4EODT42JY
- Kim Lane Scheppele, ‘The Party’s Over’ in Mark A Graber, Sanford Levinson et Mark Tushnet (eds), Constitutional Democracy in Crisis? (Oxford University Press 2018).
- Voir par exemple Éva Fülöp et al., ‘Emotional Elaboration of Collective Traumas in Historical Narratives’ in Joseph P Forgas, Orsolya Vincze et János László (eds), Social Cognition and Communication (Psychology Press 2013); Anna Tarnowska, ‘The Sovereignty Issue in the Public Discussion in the Era of the Polish 3rd May Constitution (1788–1792)’ in Ulrike Müßig (ed), Reconsidering Constitutional Formation I National Sovereignty: A Comparative Analysis of the Juridification by Constitution (Springer International Publishing 2016).
- Fülöp et al. (n 10).
- Shalom H Schwartz et Anat Bardi, ‘Influences of Adaptation to Communist Rule on Value Priorities in Eastern Europe’ (1997) 18 Political psychology 385. Voir aussi, G Skąpska, ‘Law and society in a natural laboratory: the case of Poland in the broader context of East-Central Europe’ in Max Kaase et al., Three Social Science Disciplines in Central and Eastern Europe: Handbook on Economics, Political Science and Sociology (1989-2001) (GESIS/Social Science Information Centre IZ ; Collegium Budapest Institute for Advanced Study 2002).
- Schwartz et Bardi (n 12) 394.
- Pour un point de vue différent, voir Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Agora, Pocket 1989). Voir aussi, Wojciech Wrzesiński, Charakter narodowy Polaków. Z rozważań historyka [Le caractère national des Polonais. Des réflexions d’historien] (Uniwersytet Wrocławski 2004).
- Schwartz et Bardi (n 12) 406. Voir aussi ex. Martin Krygier, ‘The Challenge of Institutionalisation: Post-Communist “Transitions”, Populism, and the Rule of Law’ (2019) 15 European constitutional law review 544.
- Agnieszka Golec de Zavala, Karolina Dyduch‐Hazar et Dorottya Lantos, ‘Collective Narcissism: Political Consequences of Investing Self‐Worth in the Ingroup’s Image’ (2019) 40 Political psychology 37; Aleksandra Cichocka et Aleksandra Cislak, ‘Nationalism as Collective Narcissism’ (2020) 34 Current opinion in behavioral sciences 69.
- Golec de Zavala, Dyduch‐Hazar et Lantos (n 16) 37–38.
- Ibid 39, 42, 44.
- Liste des critères de l’État de droit (adoptée par la Commission de Venise lors de sa 106e session plénière (Venise, 11-12 mars 2016)).
- Jan Eichhorn et al., ‘How European publics and Policy actors values an open society. Key insight across countries’ (Open Society European Policy Institute 2019) : http://voicesonvalues.dpart.org/images/finalreports/OSI-019-18-Key-Insights_v5.pdf.
- Schwartz et Bardi (n 12) 398.
- Note de la rédaction : surtout, lors des élections locales hongroises de 2019, Gergely Karácsony a été élu maire de Budapest, battant le candidat sortant du Fidesz, István Tarlós, en poste depuis 2010.
- Note de la rédaction : lors des élections législatives polonaises de 2019, le parti au pouvoir, Droit et Justice, a conservé sa majorité à la Diète, mais a perdu sa majorité au Sénat au profit de l’opposition. Avec 43,6 % du vote populaire, Droit et Justice a obtenu la plus grande part de voix de tous les partis depuis le retour de la Pologne à la démocratie en 1989.
- Drinóczi et Bień-Kacała, ‘Illiberal Legality’ (n 4).
- Note de la rédaction : par exemple, le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union, établissant un nouveau mécanisme dans le budget à long terme 2021-2027 pour protéger le budget de l’UE contre les violations dans la mise en œuvre des règles et règlements convenus conjointement, et permettant à l’UE de suspendre, réduire ou restreindre l’accès au financement de l’UE d’une manière proportionnelle à la nature, la gravité et la portée des violations.
- Note de la rédaction : le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais a estimé que l’avortement en cas de malformation grave du fœtus était incompatible avec l’article 38 de la Constitution polonaise. La juge en chef, Julia Przyłębska, a déclaré dans un jugement que la législation existante – l’une des plus restrictives d’Europe – qui permet l’avortement de fœtus malformés était incompatible avec la constitution. À la suite de cet arrêt, l’avortement n’est autorisé en Pologne qu’en cas de viol, d’inceste ou de menace pour la santé et la vie de la mère, ce qui ne représente qu’environ 2 % des interruptions de grossesse légales réalisées ces dernières années.
- Note de la rédaction : le 15 juin 2021, le Parlement hongrois a approuvé par 157 voix contre 1 certains amendements à la loi sur la protection de l’enfance, à la loi sur la protection de la famille, à la loi sur l’activité publicitaire des entreprises, à la loi sur les médias et à la loi sur l’éducation publique, dans le but, notamment, d’interdire le partage avec les mineurs d’informations considérées comme faisant la promotion de l’homosexualité ou du changement de sexe et de restreindre la représentation des LGBT dans les médias en interdisant à la télévision de jour les contenus décrivant des sujets LGBT et en interdisant aux entreprises de mener des campagnes de solidarité avec la communauté LGBT. En outre, elle a également déclaré que seules les personnes et les organisations inscrites dans un registre officiel peuvent dispenser des cours d’éducation sexuelle dans les écoles.
- Závecz Research, 13–20 septembre 2021, http://www.zaveczresearch.hu/
citer l'article
Tímea Drinóczi, L’émergence d’un constitutionnalisme illibéral et d’une légalité illibérale en Europe, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,