Les chemins de la puissance européenne
Pierre Sellal
Ambassadeur de FranceIssue
Issue #3Auteurs
Pierre SellalLa Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3
Les chemins de la puissance européenne
Comment appréhender la relation incertaine de l’Europe avec la puissance ? Celle-ci, que Valéry Giscard d’Estaing opposait dès 1974 à l’« espace », qui ne suffisait pas à ses yeux à rendre compte du projet européen et de son ambition, est-elle vouée à demeurer l’horizon chimérique de ses finalités ultimes ? Comment s’expriment, dans le monde d’aujourd’hui, âpre, concurrentiel et rarement spontanément coopératif, les rapports de forces et de puissances ? Quels « chemins » la puissance emprunte-t-elle désormais pour imposer une influence, promouvoir des intérêts ou défendre des acquis ? L’Union européenne dispose-t-elle des compétences lui permettant de parcourir ces chemins dans leur diversité ? Son armature institutionnelle lui en donne-t-elle les moyens ou ces institutions restent-ils des handicaps pour exercer la puissance dont elle aurait l’ambition ?
Bref, pour l’Europe la recherche de la puissance, comme l’affirmation d’une souveraineté qui lui est souvent associée, relève de la quête incertaine, oblige aux questionnements et appelle la multiplicité des regards. Tel est précisément l’objet de ce volume de la Revue européenne du droit.
On le sait bien, la Communauté européenne n’est pas née d’une volonté de puissance. Tout au contraire, il s’est agi pour ses fondateurs d’en combattre tout risque de la réémergence en Europe. Les solidarités de fait puis l’intégration économique ont été les leviers du « refoulement de la logique de puissance ». La priorité donnée à la réalisation du Marché commun, puis au Marché unique et à l’abolition des frontières intérieures a longtemps réduit l’action extérieure européenne à la recherche de l’ouverture des marchés et aux actions de solidarité avec le monde en développement, loin d’une affirmation géostratégique. Le choix de la grande majorité des États membres de s’en remettre à une autre alliance pour assurer leur défense n’a pas permis de faire de la sécurité commune un enjeu d’affirmation européenne collective. Le flou délibéré de la frontière extérieure, déplacée au gré des élargissements successifs, a contrecarré l’émergence d’une identité collective. Enfin la croyance a longtemps perduré, à Bruxelles, d’un avènement universel de la démocratie libérale couplée à l’économie de marché, et du développement inéluctable parce que souhaitable de la régulation multilatérale, perçue comme le prolongement naturel de la régulation européenne par le droit.
Autant de choix délibérés et en partie dépassés, et de désillusions subies, la logique de coopération cédant à celle de la puissance, qui appellent aujourd’hui un véritable « changement de paradigme », d’autant plus difficile à opérer que les réalités viennent percuter frontalement le socle de la construction européenne.
Dans leur diversité, les « chemins » que nous proposons ici de parcourir illustrent celle des formes de la puissance dans le monde d’aujourd’hui. Ce sont autant de terrains sur lesquels s’exercent concurrence, affrontements ou parfois coopération entre nations et ensembles régionaux : normes techniques, règles de concurrence, obligations juridiques pour la protection de l’environnement ou le climat, principes liés à la protection des droits individuels et des libertés publiques…
Ce sont aussi les leviers par lesquels l’Union européenne peut avoir l’ambition d’agir et de s’imposer : projection internationale de ses normes, accords de partenariat, instruments de défense de l’accès à son marché intérieur…
Dans tous les cas, il s’agit de déterminer à quelles conditions et de quelle manière l’Europe peut être « souveraine », c’est-à-dire décider par elle-même, pour elle-même et ses propres intérêts, dans les domaines qu’elle juge essentiels pour son identité, sa prospérité, sa sécurité et le bien-être de ses citoyens.
Mais, et la lecture de ce volume en apporte la claire démonstration, cette « souveraineté » de l’Europe et de l’Union ne saurait être abstraite et générale, ne serait-ce que parce que son existence même procède du choix des États qui la composent de lui conférer des compétences, qu’ils déterminent du commun accord de leurs souverainetés rassemblées. Il est important, pour la crédibilité de l’idée d’une « Europe souveraine » comme pour son acceptabilité auprès de ceux qui cultivent la nostalgie des anciennes espérances fédérales, ou gardent au contraire une certaine méfiance, de qualifier et de préciser ce que nous entendons par souveraineté. Elle peut être, et recevrait sans doute ainsi qualifiée l’adhésion du plus grand nombre de délégations, technologique, numérique, monétaire, énergétique, climatique, normative…
Elle peine davantage à s’exprimer et à s’imposer en matière de circulation des personnes, comme la crise migratoire de 2015 l’avait bien montré, de protection, de sécurité et surtout de défense. Mais il serait regrettable que la confusion entretenue par certains ou la réduction commise par d’autres entre puissance et force militaire ne provoquent un détournement complet de la recherche de puissance : celle-ci, pour faire consensus, doit être ciblée, caractérisée, délimitée.
Faute d’être encore une Union politique, a fortiori une Union de défense, l’Europe demeure une Union de régulation. La capacité à produire des normes juridiques et à s’imposer par le droit reste sa vocation éminente. Une période de retenue, voire de désengagement, a pu être nécessaire et bienvenue après les années de boulimie normative et harmonisatrice requise par la réalisation du Marché intérieur. Mais de nouveaux champs réclament aujourd’hui des règles et une organisation commune, de l’économie numérique aux enjeux industriels et sociétaux liés aux politiques du climat.
Nécessaires pour l’Europe elle-même, ces nouvelles régulations sont aussi l’occasion d’une projection de puissance par l’exportation et la diffusion des normes européennes. Plusieurs contributions de ce recueil illustrent la fécondité de ce processus. Mais certaines soulignent aussi les difficultés grandissantes auxquelles l’Europe pourrait être confrontée pour poursuivre dans cette voie. J’en mentionnerai trois en particulier.
– Il est naturellement plus aisé pour la puissance économiquement dominante sur un marché d’imposer ses normes. L’Europe avait créé et imposé la norme GSM à une époque où elle dominait l’industrie mondiale des télécommunications, ou y faisait au moins jeu égal avec les États-Unis. Sans pour autant jouir d’une position comparable dans le monde de l’internet, elle avait su être pionnière avec le règlement sur la protection des données personnelles (RGPD), conçu il y a un peu plus de dix ans, et assurer ainsi à ses principes une très large diffusion internationale. Aujourd’hui, l’Europe n’est plus précurseur ni seule dans beaucoup d’activités de normalisation, y compris au sujet de l’économie numérique, où la Chine ou la Corée s’affirment elles aussi en tant que producteurs de normes. Cette concurrence normative ne peut que s’exacerber au rythme de l’érosion de la part de l’Europe dans l’économie mondiale.
– La projection extérieure des normes européennes empruntait classiquement deux voies principales : leur extension via des accords multilatéraux d’une part, leur insertion dans des accords commerciaux ou de partenariat conclus par l’UE avec des pays tiers d’autre part. La première pâtit de l’érosion, du discrédit ou de l’inefficacité du système multilatéral, du fait du retrait ou du moindre engagement de ses principaux acteurs. La seconde se heurte aux réticences croissantes, et largement irrationnelles, des Parlements nationaux et du Parlement européen, vis-à-vis de la conclusion de nouveaux accords commerciaux et de libre-échange, alors que ceux-ci étaient pourtant devenus, avant tout, des instruments efficaces d’exportation des normes européennes.
– Faire de la production de normes un instrument de puissance implique une volonté d’adéquation de ces règles aux intérêts européens, et de promouvoir ces derniers. Or, beaucoup d’exercices européens de normalisation sont aujourd’hui fondés sur des valeurs plus que sur des intérêts. Il ne s’agit pas nécessairement d’opposer les unes aux autres, mais si on peut revendiquer de l’exemplarité par les valeurs que l’on incarne et défend, on ne construit de la puissance que sur des intérêts.
Union de régulation, construction avant tout juridique, l’Union a érigé, après une brève période d’approximations, la primauté du droit européen sur les droits nationaux en tant que pierre angulaire de son édifice. Et il n’est pas contestable que l’intégrité du marché unique dépend de l’unité d’interprétation et de mise en œuvre du droit européen, y compris par les juridictions nationales, sous la supervision d’une juridiction unique, la Cour de justice de l’Union européenne. Les contributions de ce recueil rappellent les moments de tension auxquels a pu donner lieu l’articulation entre le droit européen et les droits nationaux, et la relation entre la CJUE et les cours suprêmes des États membres. L’actualité récente a été marquée de nouveaux épisodes, mettant en lice aussi bien des États fondateurs (l’Allemagne et le tribunal de Karlsruhe, le Conseil d’État en France) que des membres plus récents (la Hongrie, la Pologne).
Comme ces articles le soulignent très justement, il est important de bien distinguer les différents cas, notamment selon qu’ils s’inscrivent ou non dans une politique délibérée de mise en cause de l’ordre juridique européen. Néanmoins, ces affaires justifient quelques remarques convergentes.
– Aussi nécessaire soit-elle pour le fonctionnement même de l’Union, l’intégrité de son marché et sa crédibilité en tant que « puissance normative », la primauté du droit européen ne va pas de soi dans une entité qui n’est pas et ne se revendique pas comme un État fédéral, et au sein de laquelle les « Maîtres du traité » selon l’expression qu’affectionne le Tribunal de Karlsruhe, restent les seuls États membres. La relation de la règle européenne avec l’ordre interne aux États est surtout sensible quand elle touche à la norme constitutionnelle dans un État, ou met en jeu les relations entre la CJUE et les cours suprêmes nationales. Il y faut de la pondération, du sens du compromis et du dialogue, y compris entre les juges concernés, sous peine de susciter des réactions incontrôlables. C’est particulièrement nécessaire lorsque les interventions de la CJUE l’amènent à s’avancer sur le terrain de la sécurité et de la défense, où l’Union ne jouit pas d’une compétence indiscutable, et aurait beaucoup à perdre à être identifiée avant tout comme un pouvoir d’empêcher les États à agir dans ces domaines.
– La notion d’État de droit traverse aujourd’hui les débats sur la nature de l’ordre juridique communautaire, la primauté du droit européen et les exigences exprimées vis-à-vis de chacun des États membres. Elle ne peut qu’être centrale, pour une entité fondée sur le droit et le respect de ses règles. Cependant sa définition demeure incertaine, quoique l’expression soit consacrée comme l’un des fondements de l’Union, selon les termes de l’article 2 du Traité de l’Union européenne. À lire cet article en effet, on comprend que l’État de droit appartient aux « valeurs » de l’Union, « communes aux États membres », mais qu’il ne se confond ni avec la démocratie, ni avec le respect des droits de l’homme. Les attentes dans ce domaine ont dès lors une part de subjectivité, évoluent selon les époques et les circonstances, tout en revêtant aujourd’hui un caractère de priorité absolue.
Symétriquement, un autre concept, le principe de subsidiarité dont l’avènement remonte au Traité de Maastricht en 1992, et qui avait dominé le discours politique sur l’Union, parmi ses contempteurs mais pas seulement, a pratiquement disparu des débats. Or, des choix politiques ou des préférences collectives nationales, en matière de droit de la famille par exemple, qui étaient considérées il y a 20 ans seulement comme relevant à l’évidence de la subsidiarité, tendent à être érigés aujourd’hui comme des pièces essentielles du pacte constitutionnel commun, au prix de tensions avec ceux des États membres ou des majorités politiques qui n’y adhèrent pas.
De même le partage, qui doit absolument être établi, entre d’une part l’indépendance de la justice qui est un principe essentiel de l’ordre juridique communautaire, et d’autre part la reconnaissance de la pleine compétence de chaque État dans l’organisation de sa justice, gagnerait à être éclairé par le principe de subsidiarité, dont on doit rappeler qu’il s’impose selon le Traité à toutes les institutions de l’UE y compris la Cour de justice. En d’autres termes, le nécessaire respect de l’État de droit n’interdit ni le dialogue, ni la nuance.
Les contributions rassemblées s’intéressent peu au cadre institutionnel de l’Union, à l’exception de la Cour de justice. À juste titre : l’expérience des révisions des Traités, au moins après celle de Maastricht a montré qu’il y avait peu à gagner, en termes d’efficacité et de lisibilité, à remettre sur le métier l’organisation institutionnelle de l’Union, au prix de réformes toujours plus lentes à négocier et à ratifier, rarement nécessaires pour le contenu des politiques et au mieux discutables dans leur bilan. Pourtant, force est de rappeler que c’est bien le refoulement du discours de la puissance, évoqué plus haut, qui a inspiré les concepteurs du Traité de Rome dans leur volonté d’équilibre institutionnel, d’égalité entre les États membres et de rejet de toute concentration du pouvoir. Le déficit d’incarnation de l’autorité, voire de l’identité européenne qui en a résulté est sans doute l’une des difficultés rencontrées pour l’émergence d’une union plus assertive, sinon plus « souveraine ». Mais on se gardera d’en faire le prétexte d’une nouvelle réforme des institutions et de leurs relations réciproques, tant il y a parfois grande distance, dans ce domaine, entre l’ambition initiale et le résultat, comme l’illustre l’idée, née du Traité de Lisbonne, des « présidences stables » du Conseil européen ou du Conseil des ministres.
citer l'article
Pierre Sellal, Les chemins de la puissance européenne, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,