Revue Européenne du Droit
Les droits humains à l’épreuve du Covid-19
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Auteurs

Alessandra Spadaro

21x29,7cm - 80 pages Issue #0, juin 2020 12,90€

Le droit au temps du coronavirus

Nous sommes en guerre, avait déclaré le président français Emmanuel Macron, avant d’annoncer une série de mesures drastiques pour contenir la propagation de la pandémie de Covid-19 1 . Le président américain Donald Trump et nombre d’autres politiques avaient également fait référence à « une guerre contre un ennemi invisible » ainsi qu’à un personnel soignant « en première ligne » 2 ; les dirigeants ont ainsi multiplié les métaphores bellicistes pour souligner le caractère exceptionnel de la situation 3 .

Conformément à cette rhétorique, il a même été un temps suggéré que l’épidémie soit considérée comme une attaque armée, aux fins de l’article 5 du Traité de l’OTAN 4 . Et en effet, les réponses à la pandémie avaient tout du dispositif guerrier tant les mesures prises ont limité drastiquement la jouissance des libertés personnelles, dans une proportion sans précédent pour des pays démocratiques en temps de paix.

Tout en prenant des formes différentes selon les pays, les mesures adoptées visent globalement à renforcer la distanciation sociale au sein de la population afin de minimiser la transmission interhumaine du nouveau coronavirus responsable du Covid-19. En conséquence, des milliards de personnes dans le monde ont été mises sous une sorte de confinement 5 .

Des inquiétudes quant à l’impact de ces mesures sur les droits humains ont été soulevées par le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et d’autres experts des droits humains 6 . Ces inquiétudes ne sont pas infondées, car les mesures limitant la jouissance des droits humains et la rhétorique guerrière qui les accompagne peuvent ouvrir la voie à l’abus des réglementations d’urgence et à l’empiètement des pouvoirs exécutifs. Tant la pandémie que les réponses qui y sont apportées mettent à l’épreuve les droits humains, et pas seulement dans les pays autoritaires.

En abordant cette question, le présent article commence par expliquer pourquoi les mesures prises pour contenir la pandémie sont justifiées du point de vue des droits humains. Il montre que, dans le même temps, certaines mesures peuvent avoir un effet préjudiciable sur la jouissance d’un certain nombre de droits humains. En mettant l’accent sur le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et sur la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), l’article analyse ensuite les conditions dans lesquelles les Etats peuvent légitimement interférer avec certains droits humains par le biais de limitations ou de dérogations et met en évidence certains sujets de préoccupation à cet égard. Il conclut que si la restriction de certaines libertés peut être temporairement nécessaire pour faire face à l’épidémie de Covid-19, cette restriction doit être soigneusement limitée et constamment surveillée afin d’éviter les abus.

I. La pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement à la lumière des droits humains

La pandémie de Covid-19 constitue en soi une menace pour les droits humains, à commencer par le droit à la vie et le droit à la santé. Elle met également en évidence la façon dont les droits humains sont interdépendants tout en reflétant leurs intérêts concurrents, parfois difficiles à concilier 7 .

Le droit à la vie est le plus manifestement affecté par l’épidémie de Covid-19, puisque celle-ci a d’ores et déjà fait des centaines de milliers de victimes à travers le monde. Les Etats sont tributaires d’une obligation de diligence raisonnable pour protéger les citoyens contre les atteintes à la vie causées par des personnes 8 . Cette obligation de diligence raisonnable pourrait être interprétée comme comprenant la protection des personnes contre la menace que représentent les porteurs de Covid-19. En effet, cette obligation des Etats de respecter et de garantir le droit à la vie englobe les menaces prévisibles ainsi que la lutte contre les maladies mortelles 9 .

La prévention et le traitement des épidémies, et donc l’accès aux soins, constituent également des facettes du droit à la santé 10 . Dans le même registre, ce droit à la santé comprend également l’accès à l’eau potable et à un assainissement adéquat, ainsi que l’accès à l’alimentation, à la nutrition et au logement 11 . Autre déclinaison du droit à la santé 12 , le respect du droit à un environnement de travail sain et sûr pose de sérieuses questions, en particulier concernant le personnel soignant impliqué dans les soins de patients infectés par le Covid-19.

Si effectivement le droit à la meilleure santé possible n’est satisfait que relativement aux ressources dont dispose un État 13 , la pandémie du Covid-19 met en lumière l’importance que revêt la promotion de ce droit pour la réalisation d’autres droits humains, y compris les droits civils et politiques. Le lien entre la protection du droit à la vie et la protection du droit à la santé est le plus évident. En fait, la propagation d’une maladie infectieuse qui paralyse le système de santé menace non seulement la vie de ceux qui contractent la maladie et nécessitent des soins médicaux, mais également le droit à la vie et l’accès aux soins de santé des personnes qui continuent d’avoir besoin d’un traitement pour d’autres raisons.

Si, d’une part, la pandémie souligne la nécessité de respecter les droits à la vie et à la santé afin que la vie normale d’une société démocratique soit préservée, d’autre part, elle révèle aussi la tension qu’il existe entre ces droits et d’autres droits. En effet, les ressources sont rares pour lutter contre la pandémie et la gérer, et il existe des intérêts individuels et collectifs concurrents.

En fait, les mesures de santé publique consistant à faire respecter les distanciations sociales, qui sont jugées efficaces pour réduire la propagation de certaines maladies de type grippal, notamment le Covid-19, entrent en conflit avec un certain nombre de droits individuels. Il convient ici d’en donner quelques exemples, basés sur les mesures les plus communément adoptées, sans prétendre en fournir un aperçu exhaustif 14 .

L’un des droits les plus clairement affectés par les mesures adoptées par de nombreux États en réponse à la pandémie de Covid-19 est la liberté de mouvement. En effet, les pays ont restreint les voyages internationaux, notamment en interdisant l’entrée aux non-ressortissants 15 . Beaucoup de pays ont également restreint les mouvements à l’intérieur de leurs frontières. Par exemple, l’Italie et la France ont exigé que les particuliers ne quittent leur domicile que dans des circonstances exceptionnelles de nécessité, comme l’achat de nourriture ou l’obtention de soins médicaux, en justifiant leurs déplacements par une déclaration écrite 16 . Des ordres d’assignation ont de la même façon été émis par les États américains 17 .  La Chine, elle, est allée jusqu’à imposer le confinement total de millions de personnes 18 .

L’exercice du droit à la liberté individuelle est affecté par l’injonction de mise en quarantaine des passagers en provenance de l’étranger et par l’imposition de l’isolement aux personnes soup-çonnées ou testées positives au coronavirus 19 . Les interdictions de rassemblements publics ont un impact direct sur les libertés de réunion et d’association, tandis que des mesures de surveillance visant à pouvoir suivre les personnes infectées grâce aux données mobiles et à l’intelligence artificielle posent un défi de taille au libre exercice du droit à la vie privée 20 . La dimension extérieure de la liberté de manifester sa croyance et sa religion se trouve également affectée par la fermeture des lieux de culte.

La fermeture des entreprises et des bureaux a également des conséquences sur l’exercice du droit au travail, en particulier pour les travailleurs de l’économie informelle 21 et plus généralement pour tous ceux qui ne peuvent travailler à domicile, tandis que la fermeture des écoles et des universités affecte le droit à l’éducation.

II. Restrictions et dérogations

La question se pose naturellement de savoir si les mesures brièvement décrites ci-dessus sont légitimes. Certains droits humains (tels que l’abolition de la torture et de l’esclavage) sont absolus et ne souffrent aucune limitation, aucune pondération par d’autres droits ou dérogations.  Cependant, la plupart des droits humains ne sont pas absolus et peuvent être restreints, dans une certaine mesure. Les traités relatifs aux droits humains prévoient spécifiquement deux outils permettant aux États de gérer la pandémie de Covid-19 : les restrictions et les dérogations.

Les restrictions permettent précisément d’équi-librer les intérêts individuels et collectifs et sont prévues par plusieurs dispositions du PIDCP et de la CEDH et de ses Protocoles. Des limitations aux droits non absolus sont autorisées lorsqu’elles sont prescrites par la loi, conformes à un objec-tif légitime et nécessaires dans une société démocratique et proportionnées au but légitime identifié, c’est-à-dire lorsqu’aucune alternative moins restrictive n’est disponible 22 .

Bien que formulés de manière légèrement diffé-rente, la CEDH et le PIDCP identifient plusieurs objectifs légitimes comme motifs de limitation de certains droits, tels que le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 de la CEDH), la liberté de manifester sa religion ou ses convictions (art. 9 de la CEDH et art. 18 de la PIDCP), la liberté d’expression (art. 10 CEDH et art. 19 PIDCP), la liberté de réunion et d’association (art. 11 CEDH et art. 21 et 22 PIDCP) et la libre circulation (art. 2 Protocole no 4 à la CEDH et art. 12 du PIDCP).

La santé publique est l’un des objectifs légitimes identifiés qui « peut être invoqué comme motif pour restreindre l’exercice de certains droits afin de permettre à un Etat de prendre des mesures en cas de menace grave pour la santé de la population ou de certains de ses membres » 23 . En cas d’urgence publique menaçant la vie d’une nation, la possi-bilité pour les Etats de déroger à certaines de leurs obligations au regard des droits humains est également envisagée. Les dérogations consistent en fait en la suspension temporaire de certains droits humains et ne sont donc autorisées que dans la mesure où elles sont strictement requises par les exigences de la situation, et ne sont pas incompatibles avec les autres obligations de l’Etat en vertu du droit international, y compris le principe de non-discrimination. Les dérogations doivent également se conformer aux procédures de notification décrites à l’art. 4 du PIDCP et à l’art. 15 de la CEDH, qui exigent respectivement que l’état d’urgence soit rendu public, proclamé et communiqué de manière appropriée.

En ce qui concerne le recours aux restrictions et dérogations, le Comité des droits de l’homme a précisé que :

« L’État partie qui entend invoquer le droit de déroger au Pacte, lors, par exemple, d’une catastrophe naturelle, d’une manifestation massive comportant des actes de violence ou d’un accident industriel majeur, doit pouvoir justifier que cette situation représente une menace pour l’existence de la nation mais aussi que toutes les mesures qu’il a prises et qui dérogent au Pacte sont strictement exigées par la situation. De l’avis du Comité, la possibilité de limiter l’exercice de certains droits garantis dans le Pacte, par exemple la liberté de mouvement (art. 12) ou la liberté de réunion (art. 21) suffit généralement dans ce genre de situation et une dérogation aux dispositions en question ne serait pas justifiée par ce qu’exige la situation » 24 .

Ces considérations semblent également appli-cables dans le cas d’une pandémie, même si ce n’est pas explicitement prévu par le Comité. De même, pour pouvoir déroger à la CEDH, il faut prouver l’existence d’une urgence publique réelle ou imminente, impliquant toute la nation, menaçant la vie organisée de la communauté et étant exceptionnelle, « en ce que les mesures ou restrictions normales autorisées par la Convention pour le maintien de la sécurité, de la santé et de l’ordre publics, sont manifestement insuffisants » 25 .

Les restrictions et les dérogations peuvent être considérées comme un continuum. Dans cet esprit, les Etats ne devraient avoir recours à ces derniers qu’en ultime recours, lorsque les restrictions se sont avérées manifestement insuffisantes pour répondre à une urgence publique 26 . Plus les restrictions durent, plus les dérogations peuvent s’avérer nécessaires, car les limitations « de longue durée sont susceptibles d’être disproportionnées par rapport au but légitime poursuivi » 27 .

S’agissant de la réponse aux catastrophes natu-relles, un universitaire suggérait que les Etats utilisent parfois des dérogations, même lorsque des restrictions auraient suffi, en cas de doute sur la conformité aux droits humains des mesures prises 28 . On pourrait aller encore plus loin et affirmer que, si de simples restrictions sur un fondement de santé publique étaient suffisants mais que des dérogations ont malgré tout été adoptées, cela pourrait s’apparenter à une tentative d’abuser des pouvoirs d’urgence en suspendant certains droits humains.

D’autre part, il convient de souligner que les dérogations sont une prérogative des Etats en cas d’urgence publique menaçant la vie de la nation, une pandémie pouvant certainement être considérée comme telle. Cette appréciation est renforcée par l’assimilation de la pandémie à une guerre, qui est l’exemple paradigmatique d’une urgence publique menaçant la vie d’une nation. Il ne faut pas non plus supposer qu’un Etat dérogeant à ses obligations viole automatiquement les droits humains des personnes relevant de son autorité, tandis qu’un Etat qui limiterait simplement les droits humains pour des raisons de santé publique ne s’en rendrait pas coupable. On pourrait en effet faire valoir que les dérogations sont l’outil le plus approprié pour les situations d’urgence.

Dans un contexte différent, la rapporteuse spéciale sur la protection des droits humains dans la lutte antiterroriste soulignait que des dérogations sont « nécessaires pour la transparence et la respon-sabilité lorsque les Etats exercent des pouvoirs d’urgence » 29 et que le fait de ne pas recourir à la dérogation entraîne souvent des situations d’urgence de facto soustraites aux mécanismes de surveillance juridique nationale et internationale des pouvoirs d’urgence 30 .

Au moment de la rédaction du présent article, et malgré l’utilisation généralisée de la rhétorique de guerre, seule une poignée d’Etats ont notifié leur intention de déroger à certaines de leurs obligations au titre du PIDCP et la CEDH en raison de l’urgence du Covid-19. Dans au moins quelques cas, l’absence de dérogation pourrait signifier que le gouvernement estime que la situation – bien qu’extraordinaire – peut être gérée en limitant simplement les droits humains sur un fondement de santé publique. Dans d’autres cas, cela pourrait indiquer une tentative de soustraire les mesures adoptées à la surveillance de la communauté internationale.

III. Limiter et surveiller les interférences avec les droits humains dans le contexte de la pandémie du Covid-19

Qu’elles prennent la forme de restrictions ou de dérogations, les interférences  avec droits humains fondamentaux doivent être considérées avec vigilance, sinon suspicion, et devraient être strictement limitées, à la fois matériellement et temporellement, à ce qui est requis par la lutte contre la pandémie du Covid-19. À l’évidence, elles ne sauraient être utilisées pour promouvoir des prises de pouvoir, pour écraser une dissidence ou pour persécuter des minorités.

Afin d’éviter que la restriction des droits humains ne devienne la nouvelle norme, les États devraient s’efforcer d’adopter une stratégie de gestion des pandémies sur le long terme, qui ne reposerait pas sur la restriction ou la suspension continue des libertés. Ils devraient également se méfier des conséquences durables de certaines mesures. Par exemple, l’utilisation des données mobiles et de l’intelligence artificielle pour la recherche des personnes infectées  soulève de graves enjeux quant au stockage et à l’utilisation des données collectées pendant et après la pandémie, car ces outils pourraient être utilisés à des fins politiques comme à des fins de surveillance de masse, bien au-delà de ce qui est requis par le suivi de la propagation de la pandémie.

La publicité des mesures est également cruciale, qu’elles soient adoptées par restrictions ou dérogations. Si ces dernières nécessitent une proclamation officielle, les premières doivent être prévues par la loi, et celle-ci doit être claire et accessible à tous 31 . Cette exigence est essentielle pour prévenir toute interprétation et toute ap-plication abusive de la loi, et pour s’assurer que les individus sont précisément informés de ce qu’il est attendu d’eux.

À cet égard, il convient de noter que deux droits ne sauraient être ni limités ni suspendus dans le cadre des mesures de lutte contre la pandémie du Covid-19 : ce sont le droit à l’information et le droit à la liberté d’expression. En effet, le non-respect par la Chine de ces droits semble avoir retardé à la fois la réponse chinoise et la réponse mondiale à cette pandémie 32 . L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a souligné l’importance du droit à l’information pour venir à bout de la pandémie, car elle est utile pour sensibiliser les populations quant aux risques pour la santé et aux stratégies qui les atténuent 33 . Dans ce contexte de pandémie, le droit à l’information devrait également être interprété comme comprenant la communication de données véridiques et complètes sur le nombre de cas et de décès dus au Covid-19. Mais au-delà, l’observation permanente du droit à l’information et à la liberté d’expression est la condition d’un contrôle constant de la légitimité, de la nécessité et de la proportionnalité des mesures de con-finement prises par le gouvernement quant à leur impact sur les droits humains.

Quel que soit l’outil choisi par les gouvernements pour interférer temporairement avec certains droits fondamentaux à la suite de l’épidémie de Covid-19, la vigilance publique et démocratique quant aux mesures prises, aux niveaux national et international, est essentielle pour garantir que l’utilisation des pouvoirs d’urgence n’est pas banalisée, et que les droits restreints peuvent retrouver leur étendue d’origine dès que possible. En ce sens, l’absence de toute clause d’extinction dans une loi récemment adoptée en Hongrie, qui confère au Premier ministre Viktor Orbán le pouvoir de gouverner indéfiniment par décret sans contrôle du Parlement, est particulièrement préoccupante 34 .

Le rôle des tribunaux nationaux et internationaux comme des organes conventionnels concernés est également décisif pour garantir le respect des droits humains pendant la pandémie du Covid-19. En termes de contrôle judiciaire, les effets des limitations et des dérogations sont similaires mais pas pour autant identiques.

S’il s’agit d’une limitation aux droits humains, les demandes de fond présentées par les individus se plaignant des restrictions adoptées peuvent être jugées sur leur légalité, leur nécessité et leur proportionnalité à l’objectif poursuivi. S’il s’agit de dérogations, une juridiction nationale ou l’organe conventionnel concerné vérifie d’abord si les conditions d’une dérogation sont remplies et, dans le cas contraire, signale une violation des droits humains en question. Si la dérogation semble justifiée, la juridiction nationale ou l’organe conventionnel examine si les mesures sont conformes aux autres règles du droit international pertinentes, et si elles sont « strictement requises par les exigences de la situation ». Si tel n’était pas le cas, l’État aurait violé les droits affectés par la dérogation 35 . Dans les deux cas, les tribunaux font normalement preuve d’une certaine déférence à l’égard de l’évaluation faite par l’État quant à la nécessité d’interférer avec les droits humains.

Si à l’avenir des critiques devaient s’élever contre les mesures prises pour lutter contre la pandémie du Covid-19, les tribunaux et les organes conventionnels pourraient avoir besoin de recourir à une expertise en santé publique pour évaluer si les mesures prises étaient en fait nécessaires. Par exemple, ils pourraient tenir compte du fait que l’OMS a conseillé aux États d’adopter une approche intégrée pour lutter contre la pandémie, qui comprend non seulement des mesures de santé publique tel que la distanciation sociale, qui s’est avéré efficace 36 mais aussi le diagnostic minutieux, le suivi et la notification des cas grâce à l’administration massive de tests, de même que la recherche des personnes infectées pour identifier la chaîne de transmission ou encore l’isolement des personnes malades dans des structures distinctes 37 .

En effet, la Corée du Sud semble avoir adopté principalement ce dernier type de mesures au lieu de strictes mesures de distanciation par le confinement, et cela a été particulièrement efficace dans la réduction du nombre de décès dus au Covid-19 38 . Par conséquent, s’il apparaît qu’un Etat, sur la base des ressources disponibles, aurait pu adopter une approche intégrée permettant une gestion de la pan-démie tout aussi – sinon plus – efficace par des restrictions moins sévères à la jouissance des droits humains, alors l’évaluation de la nécessité des limitations ou dérogations devra être ajustée en conséquence.

Conclusion

Cet article a souhaité exposer les obligations qui s’imposent aux États, au regard des droits humains, pour lutter contre le Covid-19. Cependant, certaines des mesures de confinement adoptées par différents pays impliquent également de graves interférences avec un certain nombre de droits humains, y compris – mais sans s’y limiter – la liberté de circulation, les libertés individuelles, la liberté de réunion et d’association, le droit à la vie privée, le droit de manifester sa croyance ou sa religion, le droit au travail et le droit à l’éducation.

Le régime juridique des droits humains permet de subordonner certains droits non absolus à la protection de la santé publique. Cet article a montré que les États peuvent en fait utiliser de telles restrictions pour lutter contre la pandémie.

Si les États jugent les restrictions insuffisantes en raison du caractère exceptionnel de la situation, ils peuvent également recourir à des dérogations. Cependant, en dépit de l’assimilation généralisée de la pandémie à une guerre, peu d’États ont jusqu’à présent dérogé à leurs obligations en vertu des traités pertinents relatifs aux droits humains.

Sous réserve que les conditions et les exigences pour avoir recours à des limitations ou à des dérogations soient respectées, les États peuvent légitimement recourir à l’un ou l’autre de ces outils. Cependant, quelles que soient les raisons pour lesquelles les États peuvent choisir des limi-tations ou dérogations, il est de la plus haute importance que les mesures prises soient limitées à ce qui est strictement nécessaire pour gérer la pandémie et ne conduise pas à une restriction des droits humains. En effet, un contrôle constant devrait être exercé par les tribunaux et les organes législatifs, par la communauté internationale et la société civile sur toutes les initiatives gouvernementales concernant cette crise sanitaire mondiale.

La pandémie du Covid-19 pourrait bien marquer la fin du monde tel que nous le connaissons, mais nous ne voudrions pas nous réveiller dans un nouveau monde où les droits humains auraient perdu toute signification.

Notes

  1. « Adresse aux Français du Président de la République Emmanuel Macron », 16 mars 2020 : <https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/16/adresse-aux-francais-covid19>.
  2. « Remarks by President Trump in a Meeting with Supply Chain Distributors on COVID-19 », 29 mars 2020 : <https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-meeting-supply-chain-distributors-covid-19>.
  3. “PM Says Greece At War with ‘Invisible Enemy’ Coronavirus”, Reuters, 17 mars 2020 : <https://www.reuters.com/article/us-health-coronavirus-greece-pm/pm-says-greece-at-war-with-invisible-enemy-coronavirus-idUSKBN2142T5> ; G Erebara, “Albania Announces New ‘War’ Measures against Coronavirus”, Balkan Insight, 12 mars 2020 : <https://balkaninsight.com/2020/03/12/albania-close-factories-impose-curfew-in-war-against-new-coronavirus>.
  4. F. Kempe, « Why Trump Should Trigger NATO’s Article 5 vs. COVID-19”, Atlantic Council, 14 mars 2020 : <https://www.atlanticcouncil.org/content-series/inflection-points/why-trump-should-trigger-natos-article-5-vs-covid-19>.
  5. H. Davidson, « Près de 20% de la population mondiale est confinée », The Guardian, 24 mars 2020 : <https://www.theguardian.com/world/2020/mar/24/nearly-20-of-global-population-under-coronavirus-lockdown>.
  6. « Coronavirus: Human Rights Need to Be Front and Centre in Response, Says Bachelet », HCDH, 6 mars 2020 : <https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=25668&LangID=E> ; « COVID-19 : les États ne doivent pas abuser des mesures d’urgence pour réprimer les droits de l’homme – Experts de l’ONU », HCDH, 16 mars 2020 : <https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=25722>.
  7. « Coronavirus : Les droits de l’homme doivent être au cœur de la réponse, déclare Bachelet », HCDH, 6 mars 2020 : <https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=25668&LangID=E>.
  8. Comité des droits de l’homme des Nations Unies, « Observation générale no. 36 (2018) sur l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, sur le droit à la vie », 30 octobre 2018, UN Doc CCPR/C/GC/36, paras 7, 21.
  9. Ibid, paras 7, 21, 26
  10. Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, « Observation générale n ° 14 du CESCR: Le droit au niveau de santé le plus élevé possible (art. 12) » ; 11 Août 2000, Doc ONU E/C.12/2000/4, paras 12, 16.
  11. Ibid., para 11.
  12. Ibid., paras 4, 15.
  13. Ibid., para 9; Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, « Observation générale n ° 3 du CESCR : Nature des obligations des États parties (art. 2, par. 1, du Pacte) », 14 décembre 1990, UN Doc E/1991/23, para 11.
  14. Pour plus de détails sur les différentes réponses gouvernementales à la pandémie de Covid-19 affectant les droits humains, voir “COVID-19 Civic Freedom Tracker” : <https://www.icnl.org/covid19tracker>.
  15. Pour un aperçu des restrictions de voyage dans l’Union européenne, v. « Réponse au coronavirus: mesures de transport » : <https://ec.europa.eu/transport/coronavirus-response_en>.
  16. v. par ex. Décret no 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, art. 3 ; Directive no. 14606 du 8 mars 2020 du ministère de l’intérieur italien.
  17. v., par ex., décret ex. N-33-20, département exécutif, État de Californie, 19 mars 2020.
  18. E. Graham-Harrison et L. Kuo, “China’s Coronavirus Lockdown Strategy: Brutal but Effective”, The Guardian, 19 mars 2020 : <https://www.theguardian.com/world/2020/mar/19/chinas-coronavirus-lockdown-strategy-brutal-but-effective>.
  19. v., par ex., le Règlement de 2020 sur la protection de la santé n ° 129, art. 4 à 9, faisant spécifiquement référence à « l’isolement et détention ». Il convient de noter que « la détention régulière de personnes en vue de prévenir la propagation de maladies infectieuses » est l’un des 6 motifs légaux de détention identifiés de manière exhaustive par l’art. 5 de la CEDH. La légalité de cette détention dépend de « si la propagation de la maladie infectieuse est dangereuse pour la santé ou la sécurité publiques, et si la détention de la personne infectée est le dernier recours pour empêcher la propagation de la maladie, après que des mesures moins graves aient été envisagées et jugées insuffisantes à protéger l’intérêt public », (Enhorn c. Suède App non. 56529/00 (deuxième section de la Cour EDH, 25 janvier 2005), paragraphe 44).
  20. v. par ex. B. Trew, “Coronavirus: Controversial Israeli Spyware Firm NSO Builds Software Tracking Mobile Data to Map Covid-19”, The Independent, 18 mars 2020 <https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/coronavirus-israel-cases-tracking-mobile-phone-nso-spyware-covid-19-a9410011.html>; S. Yuan, “How China Is Using AI and Big Data to Fight the Coronavirus’, Al Jazeera, 1 mars 2020 : <https://www.aljazeera.com/news/2020/03/china-ai-big-data-combat-coronavirus-outbreak-200301063901951.html>.
  21. Par ex., à propos de l’impact du confinement sur les travailleurs de l’économie informelle en Inde, v. “India: COVID-19 Lockdown Puts Poor at Risk”, Human Rights Watch, 27 mars 2020 : <https://www.hrw.org/news/2020/03/27/india-covid-19-lockdown-puts-poor-risk>.
  22. General Comment no. 14, supra, note 9, paras 28, 29; UN Human Rights Committee, “General Comment No. 31: The Nature of the General Legal Obligation Imposed on States Parties to the Covenant”, 26 mai 2004, UN Doc CCPR/C/21/Rev.1/Add. 13, para 6.
  23. Conseil économique et social des Nations Unies, « Les principes de Syracuse sur les dispositions en matière de limitation et de dérogation dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques », 28 septembre 1984, UN Doc E/CN.4/1985/4, para 22.
  24. Comité droits de l’homme de l’ONU, “General Comment no. 29: Article 4: Derogations during a State of Emergency”, 31 août 2001, UN Doc CCPR/C/21/Rev.1/Add.11, para 5 ; v. aussi Siracusa Principles, supra, note 22, para 39.
  25. Le cas grec, applications no. 3321/67, 3322/67, 3323/67, 3344/67 (Commission européenne des droits de l’homme, rapport de la Sous-Commission, Volume I, Partie 1, 1969), paragraphe 113. La CEDH semble disposée à accepter les ingérences dans les droits protégés par la Convention en cas « d’existence d’une crise exceptionnelle sans précédent », même en l’absence de dérogations : voir Koufaki et Adedy c. Grèce, Apps no. 57655/12 et 57657/12 (CEDH, première section, 7 mai 2013), paragraphe 37.
  26. G. Giacca, Economic, Social, and Cultural Rights in Armed Conflict, Oxford University Press, 2014 pp 71, 107.
  27. Kuimov  v  Russia  App no. 32147/04, ECHR First Section, 8 janvier 2009,  para 96.
  28. E. Sommario, “Limitation and Derogation Provisions in International Human Rights Law Treaties and Their Use in Disaster Settings” dans Zorzi Giustiniani F, Sommario E, Casolari F and Bartolini G (eds), Routledge Handbook of Human Rights and Disasters (Abingdon, Routledge; 2018) p 113.
  29. “Report of the Special Rapporteur on the Promotion and Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms while Countering Terrorism on the Human Rights Challenge of States of Emergency in the Context of Countering Terrorism”, 1 mars 2018, UN Doc. A/HRC/37/52, para 22.
  30. Ibid., para 27.
  31. Principes de Syracuse, supra, note 22, para 17.
  32. L. Yuan, “China Silences Critics over Deadly Virus Outbreak”, New York Times, 22 Janvier 2020 : <https://www.nytimes.com/2020/01/22/health/virus-corona.html>.
  33. OMS, “Responding to Community Spread of COVID-19: Interim Guidance”, 7 mars 2020 : <https://apps.who.int/iris/handle/10665/331421>.
  34. I. Tharoor, “Coronavirus Kills Its First Democracy”, The Washington Post, 31 mars 2020 : <https://www.washingtonpost.com/world/2020/03/31/coronavirus-kills-its-first-democracy>.
  35. L. Doswald-Beck, Human Rights in Times of Conflict and Terrorism, Oxford University Press, 2011, p 89.
  36. v. de manière générale le rapport de la mission conjointe OMS – Chine sur les coronavirus 2019, février 2020, pp 16–24 : <https://www.who.int/docs/default-source/coronaviruse/who-china-joint-mission-on-covid-19-final-report.pdf>.
  37. v. OMS, supra, note 32.
  38.  A. Dudden et A. Marks, “South Korea Took Rapid, Intrusive Measures against Covid-19 and They Worked”, The Guardian, 20 mars 2020 : <https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/mar/20/south-korea-rapid-intrusive-measures-covid-19>.
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Alessandra Spadaro, Les droits humains à l’épreuve du Covid-19, Groupe d'études géopolitiques, Juil 2021, 60-65.

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