Revue Européenne du Droit
« Nous sommes face à un problème de nature systémique plutôt qu’à des violations ponctuelles du droit européen », une conversation avec Didier Reynders
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Didier Reynders

La Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3

Dans une décision du 7 octobre dernier, le tribunal constitutionnel polonais a jugé inconstitutionnel une partie du droit européen primaire dans des termes qui permettent de penser que la primauté du droit européen ne serait plus reconnue dans cette juridiction. Quelques mois après la crise provoquée par l’arrêt rendu par la cour de Karlsruhe remettant en cause le programme d’achat de la dette publique de la BCE, quelle est votre réaction à cette décision ?

Vivre dans une union suppose avant toute chose que le droit de l’Union soit appliqué de manière uniforme partout à travers elle. Le juge polonais, allemand ou français est aussi un juge européen, qui a en cette qualité pour mission d’appliquer le droit de l’Union européenne et en cas de doute sur son interprétation, interroger la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), seule interprète authentique du droit européen et seule compétente pour juger si une institution européenne est en violation du droit européen. 

La primauté du droit européen sur le droit national – en ce compris les dispositions constitutionnelles – et le caractère contraignant des décisions de la CJUE ont été maintes fois rappelées. Ses remises en cause ne sont pas propres à l’Allemagne hier ou à la Pologne aujourd’hui. Nous avions déjà eu une forte préoccupation quand le gouvernement français, dans des écritures soumises au Conseil d’État concernant la légalité du régime de collecte et de conservation des données, avait invité la juridiction à procéder à un contrôle ultra vires en jugeant que l’arrêt de la CJUE La Quadrature du Net ne respectait pas la répartition des compétences entre l’Union européenne et ses États membres, et de l’ignorer en conséquence. Dans sa décision, le Conseil d’État refusait de suivre cette voie, et, en appliquant la jurisprudence de la CJUE, invitait le gouvernement à revenir dans les six mois avec une nouvelle loi compatible avec le droit européen 1 . Nous avons également des préoccupations concernant la situation en Roumanie, où une décision du 8 juin 2021 soulève des problèmes similaires 2 .

La singularité du cas polonais réside dans le fait que c’est la primauté des traités européens eux-mêmes qui est directement remise en cause, et non pas le droit dérivé ou une décision de l’une des institutions européennes. Il faut ensuite noter que cette décision fait suite à une requête soumise par le Premier ministre, donc à la demande du gouvernement, et ce dans un contexte où la Commission a déjà pu exprimer des réserves concernant l’indépendance du tribunal constitutionnel polonais. C’est donc cette dimension politique qui fait la deuxième particularité du cas polonais.

Le gouvernement polonais ne semble pas manifester l’intention de déclencher une procédure formelle de sortie de l’Union, ce qui serait d’ailleurs contraire à l’opinion d’une très grande majorité de Polonais. Pourtant, si la décision du tribunal constitutionnel est appliquée à la lettre, la Pologne semble d’ores et déjà déconnectée de l’ordre juridique européen : s’agit-il d’un « Polexit » juridique ?

Effectivement, le gouvernement polonais n’a jamais fait part de sa volonté d’activer les traités pour lancer une sortie de l’Union. Il n’y a pas non plus de demande dans la population polonaise puisque la plupart des enquêtes montrent qu’environ 80% de la population désire que la Pologne demeure dans l’Union. 

En ce qui concerne la décision du tribunal constitutionnel, je ne parlerais pas d’un « Polexit » juridique, mais j’insisterais sur le fait qu’il existe un risque de remise en cause du fonctionnement de l’Union européenne dans son ensemble. Il revient donc à l’ensemble de l’Union – et à la Commission en particulier, gardienne des traités – de réagir et faire entrer dans l’ordre la situation polonaise comme on a tenté de le faire, et souvent avec succès, dans beaucoup d’autres cas par le passé. 

Nous sommes confrontés aujourd’hui à un problème de nature systémique, plutôt qu’à des violations ponctuelles du droit européen ou d’inquiétudes isolées concernant le respect des principes de l’état de droit, les valeurs fondamentales ou la démocratie. Pour les cas isolés, nous entrons facilement en dialogue avec l’État membre en question, et la réponse est souvent d’accueillir nos remarques et d’essayer d’améliorer la situation en faisant les réformes nécessaires. Or aujourd’hui nous sentons qu’il existe une volonté plus systémique de mettre à mal l’indépendance de la justice polonaise et même désormais de mettre à mal d’une certaine façon la force des traités européens, ce qui n’est pas acceptable pour la Commission et ne semble pas l’être non plus pour les autres institutions européennes. Car cette unité est une bonne chose.

À cet égard, la Commission européenne n’est pas dépourvue d’outils pour défendre les fondements mêmes de l’Union et sa capacité à mener efficacement différentes politiques sur l’ensemble du territoire européen, avec des principes de base qui doivent être respectés et qui fondent notre organisation. Le droit européen doit être appliqué de la même façon partout ; or la décision du tribunal constitutionnel polonais pourrait laisser penser qu’il serait possible d’organiser l’application du droit européen « à la carte », et donc de choisir à tout moment quelles dispositions seraient applicables et lesquelles pourraient être écartées pour leur prétendue incompatibilité avec le droit constitutionnel national. 

Un tel développement ne serait pas seulement très dangereux pour les citoyens – et d’abord les citoyens polonais, qui pourraient se voir privés, par exemple, d’un certain nombre de protections prévues par les traités européens et qui pourraient être écartés pour une raison ou pour une autre par les autorités polonaises – mais ce serait aussi une énorme entrave au fonctionnement du marché intérieur. Les investisseurs doivent avoir à la fois la certitude que dans l’État membre dans lequel ils entendent investir le droit européen est appliqué de la même manière que dans le reste de l’Union, et la certitude que tout contentieux serait jugé par des tribunaux indépendants, qualifiés et efficaces – et ce point soulève un deuxième débat autour de la situation de la justice en Pologne au-delà de son tribunal constitutionnel. 

Justement, quels sont concrètement les autres outils dont dispose la Commission pour réagir face à la situation actuelle ?

Notre détermination est complète, il n’y a donc aucune hésitation à employer toutes les mesures nécessaires pour faire respecter les principes qui participent des fondements mêmes de l’Union, tels la primauté du droit européen et le caractère contraignant des décisions de la CJUE. 

Mais j’aimerais d’abord rappeler que le temps des réseaux sociaux et de la réaction politique n’est pas le temps du droit : lorsqu’une décision comme celle du tribunal constitutionnel polonais est rendue le matin, nous ne pouvons pas introduire un recours à midi et obtenir une décision de la CJUE le soir, même si nous avons chaque fois tenu à réagir de manière immédiate pour protéger les fondements de l’Union. C’est, bien évidemment, un peu frustrant, mais si nous voulons faire valoir le respect de l’état de droit et les principes qui en découlent, nous devons nous-mêmes être exemplaires. Il nous appartient donc de prendre le temps nécessaire pour construire nos arguments juridiques sur des fondements solides et complets, avant d’engager, comme les procédures européennes nous y obligent, un dialogue avec l’État membre. Ce n’est qu’à la fin de ce processus que nous pouvons engager un recours devant la CJUE ou demander que le Conseil se prononce. Les enjeux dans ces circonstances sont trop importants pour risquer de subir des échecs du fait d’une mauvaise préparation du dossier et de nos arguments.

Pour revenir aux outils, ces derniers sont multiples et peuvent être employés simultanément, que l’on pense aux procédures d’infraction, au règlement « conditionnalité » ou à la procédure de sanctions prévue par l’article 7 du Traité sur l’Union européenne. Il nous appartient de faire en sorte que l’ensemble des dispositifs que nous avons à notre disposition soient les plus efficaces possibles, que ce soit lorsqu’on agit devant la CJUE ou devant le Conseil européen, ou dans les domaines de compétence propres de la Commission, liés par exemple aux décisions sur les financements. 

J’aimerais à ce titre noter que nous avions engagé depuis longtemps des procédures devant la CJUE concernant l’indépendance de la justice polonaise. Nous avions notamment de fortes inquiétudes concernant les procédures disciplinaires qui avaient été introduites dans la législation polonaise ou les dispositions sur les levées d’immunité des juges, que nous avons déjà attaquées devant la Cour à deux reprises. Sur notre demande, la CJUE a même ordonné à la Pologne de prendre des mesures provisoires en attendant l’arrêt définitif, et a récemment condamné la Pologne à payer une astreinte pour chaque jour de non-conformité avec les mesures provisoires ordonnées 3

L’outil financier est lui aussi très efficace. Pour prendre un exemple récent, en 2019, des « zones sans idéologie LGBT » ont été décrétées par nombre de municipalités et de provinces polonaises qui se déclaraient par-là libres de toute présence de la communauté LGBT. Cela a provoqué, à juste titre, des réactions très vives : c’est une discrimination évidente, en violation flagrante de la Charte des droits fondamentaux. En réponse, six de ces municipalités ont été exclues d’un processus de jumelage avec d’autres communes européennes, perdant ainsi l’accès aux financements européens liés à ce programme. Plus fortement encore, cette année nous avions pris la décision d’arrêter des financements dans le cadre du Fonds de cohésion lorsque le bénéficiaire potentiel adopte ce type de mesures discriminatoires. Un certain nombre de provinces et de municipalités polonaises sont alors revenues sur leurs positions et ont supprimé ces déclarations concernant l’exclusion de la communauté LGBT de leur territoire. Cela veut donc dire que l’outil financier est utile et, même sur des sujets très sensibles, peut se montrer efficace. J’insiste sur ce point car nous allons régulièrement considérer l’usage de ces outils financiers, indépendamment de la mise en œuvre d’un mécanisme plus particulier. 

En ce qui concerne maintenant la fameuse « conditionnalité », soit la possibilité pour l’Union européenne de suspendre, réduire ou restreindre l’accès aux financements européens en cas de violation des garanties de l’état de droit dans l’usage des fonds, il faut rappeler que le règlement 2020/2092 qui le prévoit est en vigueur seulement depuis 1er janvier, ce que l’on oublie parfois. Depuis le début de l’année, nous essayons avec Johannes Hahn, Commissaire européen au budget, d’identifier les éléments factuels nous permettent de constater que les conditions sont remplies dans certains États membres, ou que nous avons au minimum des interrogations sur la situation. Ce nouveau mécanisme de protection du budget, tout à fait général et ouvert, nécessite également que l’on constitue les dossiers les plus solides possibles avant d’en chercher la mise en œuvre. Nous avons donc beaucoup travaillé récemment, ensemble avec le Parlement et le Conseil, pour mettre au point des lignes directrices claires sur la mise en œuvre potentielle du mécanisme de conditionnalité. Toutes les institutions sont unies dans leur volonté de protéger les bénéficiaires ultimes des fonds européens ; il serait donc inacceptable qu’en mettant en œuvre ce mécanisme pour sanctionner un gouvernement, les agriculteurs ou même les associations qui défendent et promeuvent l’état de droit soient privés de financement 4 . J’anticipe également une réponse de la CJUE avant la fin de l’année sur les recours des gouvernements hongrois et polonais à l’encontre du règlement « conditionnalité », qui devrait nous fournir plus de certitude à ce sujet 5 .

Au-delà, dans son discours sur l’état de l’Union, la Présidente von der Leyen a très clairement annoncé notre volonté d’entamer la démarche par des procédures écrites. 

Compte tenu de ce qui précède, et notamment les nombreuses tentatives de remise en cause de la primauté du droit de l’Union européenne et du respect des principes de l’état de droit, peut-on dire que l’Union est en train de vivre une crise existentielle ?

Il faut rappeler le contexte historique de la situation actuelle. Au cours de la période récente, nous avons consacré beaucoup de temps et de moyens à vérifier les progrès réalisés dans la convergence économique et dans la bonne gestion budgétaire à travers l’Union. Cela s’est traduit par une série d’évolutions positives, notamment en réaction à la crise financière et à la crise des dettes souveraines. La priorité résidait alors dans la mise en place d’outils efficaces pour mieux contrôler le secteur bancaire, celui des assurances et généralement les marchés financiers, avec un rôle accru pour la Banque centrale européenne. À l’époque, le débat sur les valeurs européennes était quasiment inexistant ; en d’autres termes, les critères de Copenhague recevaient moins d’attention que ceux de Maastricht. On avait presque l’impression que lors de l’acceptation de nouveaux États membres dans l’Union ou dans la zone euro, l’essentiel était de s’assurer qu’il n’y aurait pas de dérapage budgétaire et que toutes les réformes économiques nécessaires étaient mises en œuvre ; le respect des principes démocratiques, des droits fondamentaux et de l’état de droit était considéré comme acquis. 

Nous constatons aujourd’hui que la situation est complètement différente. Depuis 2016, la Commission a lancé l’idée d’un examen du respect des principes de l’état de droit dans chacun des États membres, avec un premier rapport sur ce sujet dans l’Union publié l’année dernière et le deuxième en juillet dernier. En même temps, la CJUE et la CEDH rendent de plus en plus d’arrêts définissant par touches successives ce que l’on entend par état de droit et indépendance de la justice. Le Parlement européen s’est aussi engagé, essentiellement depuis 2016, dans cette voie. Cette prise de conscience au sein de toutes les institutions européennes est récente, et a certainement été accélérée par des développements inquiétants, tels les réformes constitutionnelles intervenues en Hongrie ou encore la participation de partis extrémistes au gouvernement de certains États membres, notamment l’Autriche. 

Cela étant dit, je ne crois pas pour l’instant que l’Union soit en train de vivre une crise existentielle. Nous sommes confrontés, certes, à une remise en cause des fondements de l’Union par certaines actions ou décisions, mais ce qui est encourageant est qu’un grand nombre d’États membres se mobilisent immédiatement en réaction, tout comme les institutions européennes, afin d’exiger que les principes fondamentaux de l’Union soient respectés. Cette prise de conscience est indispensable aujourd’hui, car si nous ne réagissons pas vite, l’avenir sera effectivement menacé ; une Union « à la carte » n’est pas une Union.

Comment éviter de se retrouver dans cette situation et de donner à certains cette impression ?

L’actualité récente montre que c’est tout l’inverse que l’on est en train de vivre dernièrement.  Je prendrai un seul exemple, celui de la santé. Depuis le début de la crise du Covid-19, beaucoup se demandaient où était l’Europe. Or, l’Union n’a pratiquement aucune compétence dans ce domaine. Pour autant, l’Europe n’était pas absente. Nous avons réussi à construire au fur et à mesure des semaines et des mois une véritable politique de santé, de recherche, de développement des vaccins. Aujourd’hui, nous disposons de budgets qui seront mis à disposition à l’échelle européenne pour promouvoir une politique commune en matière de santé. La même conclusion s’impose lorsqu’on songe aux discussions actuelles sur l’autonomie stratégique, la politique commune en matière de défense et de sécurité, ou même la volonté de faire de l’Europe un acteur mondial dans l’industrie des microprocesseurs : il existe une vraie attente que les politiques à l’échelle européenne doivent se renforcer. 

Or pour que ce renforcement soit possible, nous devons nous assurer que la crise des valeurs dans certains États membres – qui, on ne peut pas le nier, est très forte – n’entraîne pas une contagion menaçant la survie même de l’Union à long terme. Certes, nous ne pouvons pas comparer la situation actuelle aux risques de propagation en dominos de la crise financière il y a quelques années, nous sommes loin de ce type de danger. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de tarder à réagir immédiatement aux situations inquiétantes, avec tous les outils juridiques et financiers à notre disposition.

Sans  penser uniquement aux cas de la Pologne et de la Hongrie, avez-vous l’impression dans votre pratique quotidienne que l’état de droit est une notion partagée et comprise de la même manière à travers les États membres ? 

Si l’on regarde la situation dans le monde, on constate il est vrai des différences très nettes dans la manière dont différentes juridictions comprennent ces valeurs, en tout cas par rapport à ce que l’on entend par « état de droit » en Europe. Bien évidemment, à trop regarder la situation ailleurs, nous pourrions nous dire que, tout compte fait, l’Europe est dans l’ensemble plutôt une bonne élève, ce qui est d’ailleurs confirmé par les différents classements internationaux en la matière. Mais cela ne nous exonère pas de faire attention à ce que les principes de l’état de droit, les droits fondamentaux, les droits des minorités, et les principes démocratiques, soient respectés au quotidien au sein de l’Union. 

Lors de l’élaboration du rapport annuel sur l’état du droit dans l’Union, nous nous sommes d’ailleurs confrontés à la problématique de la définition de la notion même d’état de droit. Le travail que nous avons accompli sur les standards utilisés dans le rapport atteste directement du fait que des critères partagés existent bien. 

Bien évidemment, il existe des différences d’un État membre à l’autre. Prenons l’exemple du système démocratique : nous avons vingt-sept systèmes électoraux différents. Je ne suis pas sûr que tout le monde puisse expliquer en Allemagne comment fonctionne la composition du Bundestag, même en période électorale. Pourtant, on finit par accepter que, avec des cultures différentes, des cheminements historiques différents ayant mené à tel ou tel régime parlementaire ou présidentiel, des élections au suffrage majoritaire ou proportionnel, un air de famille rassemble ces systèmes, tous démocratiques. C’est le respect d’un certain nombre de principes fondamentaux qui compte, et qui nous permet de reconnaître l’identité dans la diversité des particularités nationales. Dès lors, nous ne demandons jamais que les systèmes politiques ou judiciaires soient parfaitement identiques ; il suffit qu’ils respectent les valeurs de l’Union. Il en est de même lorsqu’on parle de racisme et de xénophobie : les pays scandinaves sont traditionnellement protecteurs de la liberté d’expression, et ne veulent pas prendre des mesures légales aussi strictes que ce que nous préconisons, ce qui soulève des débats permanents. Finalement, des cultures différentes nous amènent à des systèmes différents, mais cette diversité ne soulève aucun problème tant que les systèmes sont équivalents, c’est-à-dire qu’ils respectent réellement nos valeurs fondamentales.

Pour revenir à la garantie du respect des principes de l’état de droit dans l’Union, il faut rappeler qu’elle vise avant tout à protéger les citoyens dans chaque État membre : si l’état de droit n’est pas respecté, ce sont aussi tous les autres droits substantiels des citoyens européens qui reculent. C’est ce constat qui nous a amené au rapport sur l’état de droit dans l’Union et à la vingtaine de débats auxquels j’ai déjà participé devant les parlements nationaux pour expliquer nos conclusions et recommandations. 

Nous nous engageons dans un travail de pédagogie qui associe Parlements, gouvernements, et membres de la société civile. Pour renforcer ce dialogue, j’ai récemment demandé à l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (sise à Vienne) de travailler sur un modèle de multiplication de ces échanges avec des organisations de la société civile. Je suis d’ailleurs intimement convaincu que l’état de droit, les droits fondamentaux, la démocratie, en passant par la sensibilisation au climat et à la prévention contre les discours de haine, sont tous des sujets qui devraient irriguer les parcours scolaires à travers l’Union. Il est essentiel que les citoyens européens comprennent dès le plus jeune âge en quoi ces différents éléments sont importants dans leur vie quotidienne. Il faut leur expliquer par exemple pourquoi l’accès à une juridictions indépendante et impartiale, et si possible efficace, est indispensable pour la protection de tous les autres droits dont ils jouissent. Pour prendre un autre exemple, si l’indépendance des médias n’est pas garantie, ils ne pourraient jamais se forger leurs propres opinions. 

La solution aux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui à cet égard viendra sans doute des jeunes générations, dont on constate l’extraordinaire mobilisation sur la question climatique par exemple. On peut être d’accord ou non avec les méthodes employées, mais cette mobilisation ne peut être ignorée dans la définition des actions des États ou de l’Union. De la même manière, notre objectif est de convaincre les jeunes générations que dans tous les domaines qui leurs sont chers, le respect de nos valeurs, du processus démocratique et de l’état de droit est essentiel pour qu’ils puissent s’exprimer et avoir une influence réelle sur les choix politiques qui définissent le monde de demain.

Au-delà de son importance pour le quotidien des citoyens européens, la problématique de l’État de droit semble intimement liée à une certaine projection du pouvoir normatif européen à l’étranger. La force et la longévité du désormais fameux « effet Bruxelles » dépendent-elles tout autant de l’importance du marché européen que de la réussite dans ce combat pour s’assurer que les valeurs fondamentales sont véritablement partagées au sein de l’Union ?

Le travail effectué à l’intérieur de l’Union est en effet un préalable indispensable à toute tentative européenne d’exercer une quelconque influence sur la marche des affaires mondiales. Si nous ne faisons pas le travail à la maison, pour ainsi dire, il nous sera très difficile d’exiger des réformes de nos voisins. 

Le travail que nous sommes en train d’accomplir au sein des vingt-sept États membres nous permettra d’appliquer la même analyse stricte aux pays candidats dans les Balkans, et d’affirmer de bonne foi que le respect de nos valeurs fondamentales est une condition sine qua non de l’adhésion. Lorsqu’on rencontre les dirigeants de la Géorgie et de la Moldavie, toutes les réformes pour lesquelles on plaide en matière de justice et d’état de droit reflètent directement le travail que nous menons aussi au sein de l’Union. La situation était identique lorsque nous nous sommes déplacés avec tous les membres de la Commission à Addis-Abeba pour rencontrer les membres de la Commission de l’Union africaine.

Je suis convaincu que l’influence européenne découle de notre capacité de projeter une image attractive, et que lorsque la situation se dégrade quelque part en Europe, c’est l’image de l’ensemble de l’Europe qui en pâtit. Je crains toutefois que beaucoup d’Européens ne se rendent pas compte que les situations dont nous avions parlé, tout autant que les crises migratoires et d’autres situations dramatiques ne sont jamais de phénomènes isolés dans certains États membres en particulier : pour les non-Européens, c’est l’ensemble de l’Union européenne qui semble subir une crise majeure.

Le travail à accomplir au sein de l’Union avant de pouvoir s’exprimer avec une voix crédible à l’extérieur est donc à prendre très au sérieux. Le RGPD a par exemple permis de mettre en place un système de protection des données personnelles en Europe. Or cette préoccupation n’est pas propre à l’Europe, elle est partagée par beaucoup d’autres juridictions ; le règlement a donc aussi offert un modèle pour la façon dont la protection des données et de la vie privée des individus peut être assurée. Le règlement n’est pas proprement extraterritorial ; mais il a un effet de contagion. De plus en plus d’États à travers le monde ont mis en place des outils comparables, directement inspirés de notre règlement. Dès lors, le travail que nous faisons à la maison dans ce domaine, je ne vais pas dire montre l’exemple, mais inspire en tout cas la confiance dans la possibilité de protéger les données personnelles dans le monde actuel. Aujourd’hui, le Green Deal, initiative très forte de l’Union, est une nouvelle occasion d’essayer d’entraîner un mécanisme global au départ de ce que nous faisons au sein de l’Union. 

Sans un travail très sérieux en interne, nous n’aurions pas la capacité d’entraîner des partenaires et d’avoir dès lors une influence sur la définition des standards à l’échelon international. Je dois reconnaître que le retour des États-Unis, au moins la volonté de la nouvelle administration de travailler dans l’esprit du multilatéralisme, nous aide à renforcer notre influence, lorsque les valeurs que nous voulons défendre sont partagées par les États-Unis. 

Le soft power européen découle donc en partie de sa capacité à exporter son modèle normatif. Cette composante de projection fait-elle vraiment partie des choses auxquelles la Commission pense lorsqu’elle travaille, par exemple, sur la régulation de l’économie digitale, ou est-ce une conséquence inattendue d’un travail principalement tourné vers l’intérieur ?

Ceux qui disent au sein de la Commission qu’ils n’y pensent pas vraiment sont un peu des Monsieur Jourdain qui s’ignorent, qui participent à la projection de l’influence normative européenne sans le savoir. Lorsqu’on essaie de définir les meilleures règles possibles au sein de l’Union, c’est que l’on pense que ces règles ne sont pas absurdes en dehors de l’Union et pourraient donc aussi servir de standards internationaux. Cela se vérifie pleinement en matière de protection de nos valeurs fondamentales, où cette projection normative était un objectif en soi. Nous avions toujours considéré que ce que nous faisions au sein de l’Union nous permettrait de garder une crédibilité à l’extérieur. 

Par exemple, le nombre accru de morts en Méditerranée nous oblige à revoir notre politique migratoire y compris parce qu’il nous serait difficile de pointer du doigt des catastrophes humanitaires à l’extérieur si nous ne faisons pas assez nous-mêmes pour arrêter les drames en Méditerranée. La Commission a donc mis sur la table un nouveau pacte migratoire pour essayer de redéfinir la manière dont ce  sujet est abordé. Montrer le bon exemple est indispensable si l’on veut exiger quoi que ce soit des autres.

Un autre exemple est celui de la peine de mort. Nous avons réussi à faire en sorte que cette peine disparaisse aussi bien au sein de l’Union que dans le Conseil de l’Europe, et ce n’est plus un sujet d’actualité aujourd’hui. Même si un débat a eu lieu en Turquie il y a quelques années, la peine de mort n’a pas été réintroduite. Seule la Biélorussie l’applique encore et, dès lors, se situe en dehors du Conseil de l’Europe. Or, sans d’abord réussir une abolition complète en Europe, nous ne serions pas crédibles pour en parler ailleurs. Voilà donc encore un exemple où l’Europe est en pointe, seulement parce que nous avons réussi à aligner les positions de tous les États membres, et même sur l’ensemble du continent, avec une seule exception. 

Cette discussion nous amène à celle de « l’identité européenne ». Ne pourrait-on pas voir dans la force de ses valeurs, telles qu’exprimées par son droit, la seule façon pour l’Europe de se définir et de garder son rôle dans la mondialisation ? Autrement dit : l’identité européenne serait-elle une identité normative ?

Je crois que les traités sont très clairs à cet égard. L’article 2 du Traité sur l’Union européenne ne laisse aucun doute sur le fait que nos valeurs fondamentales sont consubstantielles à l’identité européenne 6 . Par ailleurs, pour devenir membre de l’Union, les États candidats doivent remplir les conditions d’adhésion à ces principes, et le contrôle à cet égard a été renforcé ces dernières années. 

Ce noyau dur couvre un ensemble de valeurs, de références que nous pensons universelles – même si elles ne sont pas encore acceptées par tous, à l’instar de la démocratie – et notre ambition est de les promouvoir. On le fait à travers certaines réglementations spécifiques qui touchent à la protection des droits fondamentaux, à la vie privée (comme le RGPD), ou sur l’état de droit. 

Mais on le fait aussi en travaillant sur des sujets qui paraissent parfois plus éloignés, mais qui partagent exactement la même logique. Je pense notamment au travail sur la création d’un climat de confiance, que ce soit entre les citoyens et les autorités publiques, ou entre les consommateurs et les entreprises. Nos réglementations dans des domaines très variés concourent à cette fin. C’est le cas lorsque nous nous intéressons à la protection de la vie privée à l’égard des entreprises, mais aussi des autorités publiques et des services de renseignement. C’est aussi le cas lorsqu’on travaille avec les entreprises dans le cadre du Green Deal pour les accompagner dans leur volonté de créer une économie plus durable, mais également plus respectueuse des droits ; je pense notamment aux diligences pour éviter de reposer dans la chaîne de production sur le travail forcé dans certaines régions du monde – Xinjiang en Chine par exemple – ou le travail des enfants. 

Dans le même ordre d’idées, d’ici la fin de l’année je souhaite pouvoir présenter ensemble avec Thierry Breton, en sa qualité de commissaire responsable du marché intérieur, une initiative sur la gouvernance durable des entreprises, avec un changement de la définition de l’intérêt social, sur le modèle de la loi Pacte en France, et un devoir de vigilance pour les sociétés dans leurs opérations et leur chaîne d’approvisionnement concernant les risques, les potentielles externalités négatives sur l’environnement, la biodiversité, le changement climatique mais aussi les droits de l’homme. 

Or, que faisons-nous à travers ces démarches ? Quand nous nous intéressons à ces sujets, ou encore à la manière dont les plateformes luttent contre les discours de haine en ligne, à la protection des consommateurs contre des produits dangereux, aux biais dans le fonctionnement de l’intelligence artificielle et à la lutte contre les comportements frauduleux, notre objectif ultime est de renforcer le climat de confiance entre les parties prenantes. Nous essayons effectivement, comme vous le soulignez, de nous fonder sur nos valeurs fondamentales afin de montrer aux citoyens européens que l’Europe que nous construisons est un espace de confiance. 

L’Europe est donc plus forte et peut affirmer son identité quand ses actions et son cadre normatif, dans quelque domaine que ce soit, incarnent et protègent ses valeurs et nos droits les plus fondamentaux. C’est là le sens de notre action.

Notes

  1. Note de la rédaction : l’arrêt du Conseil d’État French Data Network et a. en date du 21 avril 2021 (n° 393099, 394922, 397844, 397851, 424717 et 424718) fait suite à l’arrêt de la CJUE La Quadrature du Net en date du 6 octobre 2020, par lequel la CJUE avait considéré que certaines obligations de conservation de données personnelles généralisée et indifférenciée prévues par le droit français pour des raisons de sécurité nationale, ne pouvaient être compatibles avec le droit européen que sous le respect de conditions strictes et circonstances limitées, qui n’étaient pas remplies. Dans son arrêt du 21 avril 2021, le Conseil d’Étatrefuse l’argument du gouvernement français de contrôler la légalité de la décision de la CJUE, considérant qu’il ne lui appartient pas de « s’assurer du respect … par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres ». Pour autant, le Conseil d’État affirme avec une force inédite la primauté de principe de la Constitution sur le droit européen, et souligne qu’une directive ou règlement européen qui « aurait pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles » serait écarté « dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige ». Cette clause de sauvegarde n’a pas été appliquée en l’espèce. V. aussi, « L’État, c’est moi ». Le Conseil d’État, la sécurité et la conservation des données, Loïc Azoulai et Dominique Ritleng, RTD eur. 2021. 349., éd. Dalloz.
  2. Note de la rédaction : dans une décision en date du 18 mai 2021 rendue à propos d’une série de réformes roumaines relatives à l’organisation judiciaire et au régime disciplinaire et de responsabilité des magistrats (affaires jointes C-83 /19 , C-127/19 , C-195/19 , C-291/19 , C-335/19  et C-397/19), la CJUE a notamment affirmé que le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à une réglementation nationale de rang constitutionnel privant une juridiction de rang inférieur du droit de laisser inappliquée, de sa propre autorité, une disposition nationale relevant du champ d’application de la décision 2006/928 (établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption) et contraire au droit de l’Union. Par une décision en date du 8 juin 2021, la Cour constitutionnelle roumaine affirme, au contraire, que la Constitution roumaine retient sa primauté dans l’ordre interne, et les juges roumains ne peuvent pas contrôler la conformité des dispositions du droit national déclarées constitutionnelles par la Cour constitutionnelle à l’aune des recommandations européennes. 
  3. Note de la rédaction : la Commission européenne a introduit le 1 avril 2021 un recours en manquement contre la Pologne devant la CJUE, estimant notamment qu’une loi polonaise n’était pas conforme au droit européen en ce qu’elle interdisait aux juges nationaux de vérifier que les tribunaux chargés d’appliquer le droit européen en Pologne satisfaisaient aux conditions d’indépendance et impartialité (affaire C-204/21). Dans l’attente de l’arrêt de la Cour qui mettra fin à l’affaire, la Commission a demandé à la Cour d’ordonner à la Pologne d’adopter une série de mesures provisoires, ce à quoi le vice-Président de la CJUE a fait droit par une ordonnance du 14 juillet 2021. Sur requête soumise par la Commission le 7 septembre 2021, le vice-Président de la CJUE a par la suite constaté que la Pologne ne s’est pas conformée aux obligations qui lui incombent en vertu de l’ordonnance du 14 juillet 2021, et a condamné la Pologne à payer à la Commission européenne une astreinte journalière d’un montant de 1 million d’euros par jour de retard ou jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif dans l’affaire C-204/21.
  4. Note de la rédaction : par une résolution en date du 8 juillet 2021, le Parlement demande à la Commission européenne d’appliquer sans délai et intégralement le règlement « conditionnalité », considérant que le texte du règlement était clair et que son application n’avait besoin d’aucune interprétation supplémentaire. S’agissant de l’élaboration des lignes directrices, le Parlement a demandé à la Commission d’y préciser notamment que les violations de l’état de droit dans un État membre qui résultent d’événements survenus avant le 1er janvier 2021 relèvent bien du champ d’application du règlement tant que leur effet a encore cours, et de tenir compte du fait que les cas de violations persistantes de la démocratie et des droits fondamentaux peuvent avoir un effet sur la protection des intérêts financiers de l’Union. Enfin, le Parlement souligne l’importance de protéger les intérêts des destinataires finaux et des bénéficiaires des financements dans la mise en œuvre du règlement. 
  5. Note de la rédaction : les gouvernements de la Pologne et de la Hongrie ont chacun saisi la CJUE pour faire annuler le mécanisme de conditionnalité, considérant que ces règles seraient confuses, imprévisibles et dénouées de fondement juridique. Les audiences devant la CJUE ont commencé le 12 octobre 2021.
  6. Note de la rédaction : l’article 2 du Traité sur l’Union européenne dispose : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
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Didier Reynders, « Nous sommes face à un problème de nature systémique plutôt qu’à des violations ponctuelles du droit européen », une conversation avec Didier Reynders, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,

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