Ouvrir la brèche : politique du monde post-carbone
Pierre Charbonnier
Philosophe, chargé de recherche CNRS à Sciences PoIssue
Issue #3Auteurs
Pierre CharbonnierPublié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure
Après la COP27 : géopolitique du Pacte Vert
Green Deal versus écologie : l’ère de l’environnementalisme productiviste
Lors du sommet pour le climat qui s’est tenu les 22 et 23 avril derniers et qui devait marquer le retour des États-Unis dans la diplomatie de l’après carbone, les différents leaders qui se sont succédé à la tribune ont pu éprouver leurs meilleurs éléments de langage. Joe Biden a ainsi décrit le défi climatique comme l’occasion d’un retour à la compétitivité des États-Unis, à l’avenir fondée sur les « énergies propres » (ce par quoi il faut entendre bas carbone), et son émissaire John Kerry a ajouté « No one is being asked for a sacrifice, this is an opportunity ». Les décennies passées à disqualifier l’environnementalisme comme un fardeau imposé au travailleur comme à l’entrepreneur ont payé : pour ouvrir la voie à un avenir sous les 2°C de réchauffement climatique, c’est la rhétorique de la faisabilité technique et de l’opportunisme économique qui emporte tout sur son passage. Jennifer Granholm, la ministre de l’énergie du gouvernement démocrate, a de son côté recyclé l’une des plus célèbres métaphores de guerre froide en annonçant que l’ouverture des marchés et des innovations dans la green tech constituaient le «moon shot» de notre génération 1 . L’écho historique est évident : dans les années 1940 déjà, la diplomatie économique américaine déclarait de façon grandiose que la coopération technique et scientifique était en mesure de sauver le monde contre la faim et la guerre, que la « frontière infinie » du projet Manhattan et du programme spatial 2 théorisée par les ingénieurs comme Vannevar Bush ouvrait les possibilités techniques au point que la misère et la peur ne seraient bientôt plus que de lointains souvenirs. Le gouvernement Biden reconnaît d’ailleurs explicitement ces références historiques en baptisant son projet de loi sur le financement de la recherche le « Endless Frontier Act ».
Lors du même sommet, le directeur de l’Agence Internationale de l’Energie Fatih Birol a en partie refroidi l’ambiance : « I will be blunt. Commitments alone are not enough. We need real change in the real world. Right now, the data does not match the rhetoric, and the gap is getting wider and wider » 3 . Mais cela ne change rien au paradigme politique entériné depuis maintenant plusieurs mois. La relance rendue nécessaire par la crise du Covid-19 (ou du moins après la crise du Covid-19 au Nord) accélère l’intégration de l’impératif climatique à la régulation de l’économie-monde. L’entrée dans les politiques de l’anthropocène, c’est désormais clair, ne se fait pas du tout sur le terrain de la réconciliation avec la nature et le vivant ou de la promotion des valeurs post-matérialistes. Elle prend plutôt la forme d’une réinvention de la productivité, d’un nouveau pacte entre le travail et les marchés, et d’une coopération technique censée garantir la sécurité globale.
Il faut mesurer l’importance de cette reformulation de l’impératif écologique et climatique. La culture politique née dans les milieux environnementalistes des années 1960 et 1970, reprenant certains thèmes de la critique de l’industrie déjà déployée au XIXe siècle, mettait en avant les pathologies de la surexploitation et de la surconsommation, de l’aliénation entre l’humain et son milieu, et de la course à la puissance inscrite dans la recherche de la croissance. Un demi-siècle plus tard, le bilan de cet environnementalisme est ambivalent. D’un côté, il a fourni les principaux acteurs du combat pour imposer la question des risques et des limites écologiques du mode de développement moderne. Rachel Carson, Vandana Shiva, Chico Mendes et bien d’autres ont collecté les données sur les menaces environnementales tout en forgeant les affects politiques centraux du mouvement vert. Mais d’un autre côté, l’environnementalisme est resté sans réponse au problème fondamental qu’il posait, qui est la tension entre l’aspiration à l’émancipation et son inscription dans des limites écologiques, ou pour le dire autrement entre la sécurité sociale et la sécurité environnementale. Jamais une coalition sociale fondée sur la réponse à ce dilemme n’a été en position de force dans le jeu des politiques parlementaires ou révolutionnaires.
C’est certainement la raison pour laquelle cette culture politique est actuellement en train d’être éliminée, ou du moins rejetée aux marges du débat politique. Les écologistes de terrain réalisent évidemment un travail essentiel au niveau local et régional sur des problématiques ciblées comme l’usage de forêts, la conservation de la biodiversité et de la vie sauvage, l’agroécologie. Mais il est absolument frappant de constater que le thème central des mouvements verts du Nord comme du Sud, c’est-à-dire la critique du productivisme et de ses abus, fait l’objet d’un renversement intégral par les politiques climatiques actuelles. Parce que la critique du productivisme semblait à l’immense majorité (et en particulier aux classes populaires prises dans le paradigme industriel) une entrave à la réalisation de leurs aspirations, cette critique a été pour ainsi dire désactivée pour laisser place à un environnementalisme opportuniste, et in fine productiviste. La préservation d’un oïkos habitable et l’intériorisation des limites planétaires par les acteurs les plus puissants de la communauté internationale prend la forme d’une réinvention de la productivité. Les énergies fossiles sont désignées comme l’ennemi à abattre, et les objectifs de réduction d’émissions sont formulés de manière prudente grâce à l’artifice comptable du « net zéro », qui laisse ouverte la possibilité d’une compensation des émissions surnuméraires. L’horizon se dégage alors pour ce que Biden, Kerry, Granholm, mais aussi les leaders chinois des négociations climatiques décrivent : l’ouverture de gigantesques marchés de la transition, et la mise en place de dispositifs d’accompagnement politiques destinés à ne pas compromettre l’acceptabilité sociale de cette redirection industrielle. Les Gilets Jaunes français sont dans les têtes de tous les gouvernants, soucieux de réaliser la transition sans perdre leur légitimité, voire en la consolidant.
La fin des incantations : l’environnement comme terrain d’affrontement géopolitique
Les sciences sociales ont souvent décrit la façon dont les acteurs les plus puissants parviennent à s’approprier les critiques qui leurs sont faites en redéfinissant les termes et les implications de cette critique. Ici, un tel mouvement est manifeste : alors que la remise en question du modèle productiviste conditionnait l’ouverture d’un avenir vert à la construction de liens d’interdépendance humains émancipés de l’impératif capitaliste du profit et de l’accumulation, les politiques climatiques du XXIe siècle utilisent la recherche du profit comme un levier de réorientation. Et derrière le profit, bien entendu, se cache le maintien des structures de pouvoir liées à la capacité d’offrir travail, formation, protection, et défense de la souveraineté. Les politiques actuelles du climat font résonner la célèbre phrase du Guépard de Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change » 4 .
Les éléments de continuité historique entre le monde des énergies fossiles et celui de l’après carbone sont donc importants, plus importants que ne l’auraient sans doute souhaité les héros et héroïnes de la cause environnementale. Mais l’élément de discontinuité n’en est pas moins massif et impossible à ne pas prendre en compte : l’immobilité géopolitique qui a caractérisé les dernières décennies et le cycle des COP semble être en train de prendre fin. Ce qui s’achève avec elle, c’est ce que Aykut et Dahan avaient appelé la politique incantatoire 5 , une gouvernance climatique incapable d’agir in concreto sur les causes de l’anthropocène, et qui se repliait faute de mieux dans l’affirmation de principes normatifs aussi universels qu’abstraits. Cette longue période de la diplomatie climatique ressemble en tous points à d’autres épisodes historiques, comme par exemple le pacte Briand-Kellog de 1928, qui déclarait la guerre illégale. Ou plus tard l’adoption par les Nations Unies d’une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Indépendamment de savoir comment et par quel ascendant moral et pratique le recours à la guerre ou la négation des droits fondamentaux pourraient être éliminés, ces déclarations définissaient un horizon normatif, un espace de possibilités et d’impossibilités qui ne pouvaient être universels que dans la mesure où ils étaient non contraignants. L’Accord de Paris obtenu en 2015 était un héritage de cette diplomatie incantatoire, un acquis réel et historiquement marquant au niveau des affirmations normatives, mais un acquis qui ne permettait que de mesurer le temps perdu et de constater passivement l’aggravation de la tragédie climatique. Au contraire, la construction d’une politique climatique économiquement agressive, car fondée sur la course à des avantages comparatifs dans des secteurs industriels émergents, et qui se veut socialement inclusive en intégrant des dispositifs de promotion par le travail, est en rupture avec le temps de l’incantation. Les infrastructures de l’économie post-carbone sont en train d’être déployées et les rapports de force politiques sont en train de se déplacer de la lutte contre l’inaction et le déni, vers une lutte pour la captation des bénéfices économiques et symboliques de la transition 6 .
La centralité historique du capitalisme se manifeste donc encore de façon éclatante puisque c’est dans ses termes et ses conditions que la réponse à la crise qui semblait l’accabler au-delà de toute rédemption est en train de s’organiser.
Cette nouvelle économie politique, qui mêle le retour d’une forme de dirigisme à la Roosevelt et de coopération technique internationale typique des années d’après-guerre, est une étape ambivalente dans le processus de modernisation. L’objectif commun aux grandes puissances consiste à maintenir l’intensité énergétique des sociétés industrielles tout en se débarrassant de ce qui en avait été le socle depuis le XIXe siècle. L’axiome de George Bush énoncé lors du sommet de la Terre de Rio en 1992, « Le mode de vie américain n’est pas négociable », semble l’avoir emporté : ce n’est qu’une fois entrevues les conditions techniques d’une décarbonation sans perte de croissance, sans modification fondamentale des modes de vie et des rapports sociaux que la réponse au défi climatique s’est engagée – au prix d’un passage de la concentration de CO2 dans l’atmosphère de 350 à 415ppm. À vrai dire, jamais l’intensification énergétique n’avait auparavant pu être envisagée hors de l’accès aux ressources fossiles concentrées dans les sous-sols, si bien que la relance d’une modernisation post-carbone ressemble à un tour de passe-passe, à un pari technologique et politique dont l’aboutissement est totalement incertain. L’idée longtemps défendue dans les cercles assez restreints de l’écomodernisme 7 , qui consistait précisément à découpler le régime économique de la croissance par rapport au support énergétique des énergies fossiles, constitue désormais l’implicite du mode développement en cours de formation.
Le pari incertain de la modernité verte
Après plus d’un demi-siècle de remises en cause du processus de modernisation, après la crise existentielle de la Seconde guerre mondiale, après les secousses épistémologiques et morales provoquées par la réalisation de l’ampleur des dégâts écologiques, la modernité n’est donc toujours pas morte. On peut même dire qu’elle renaît là où devait se trouver son cimetière : dans la construction d’une réponse au défi climatique. Alors qu’il semblait désormais impossible d’aller de l’avant, et que l’avenir se profilait comme une négociation plus ou moins tragique avec l’effondrement d’un paradigme intellectuel et économique, le rêve de modernisation reprend de la vigueur. Il ne s’agit même plus, comme le disait Ulrich Beck dans les années 1980, de construire une modernité prudente, réflexive 8 , mais de transformer de manière triomphaliste les échecs en opportunités. Il s’agit de transformer l’horizon d’une crise planétaire en une source de créativité, pour surmonter une fois de plus les obstacles que la nature s’amuse à mettre sur le chemin d’homo sapiens.
L’impasse la plus évidente que risque de rencontrer ce paradigme est bien sûr la facture écologique encore exubérante qu’il va présenter au système-Terre. Car même en admettant que les émissions de CO2 se stabilisent à des niveaux compatibles avec des dommages minimaux, l’effort productif nécessaire à l’installation des nouvelles infrastructures ne sera pas fait d’air pur. L’électrification du monde, qui passe par le déploiement de nouveaux réseaux intelligents et la généralisation des batteries dans les véhicules et les systèmes de transport, entraîne un transfert de la charge extractive des ressources fossiles vers d’autres minéraux, tels que le lithium, le graphite, le cobalt 9 . Les pétro-nationalismes qui s’étaient développés au moment de la décolonisation et de la grande accélération, au Moyen-Orient, en Amérique Latine, sont en passe d’être profondément déstabilisés 10 , pendant que de nouvelles aubaines minières redéfinissent le destin de l’Equateur ou de la Bolivie 11 . Là encore les continuités avec l’ancien monde sont manifestes : le halo écologique et politique des nouvelles chaînes d’approvisionnement et des nouveaux procédés de production est considérable, et il donne des arguments à ceux qui veulent ajouter au problème du budget carbone celui d’un budget plus général des ressources 12 . Les systèmes de compensation des émissions de gaz à effets de serre soulèvent eux aussi des questions techno et géo-politiques : peut-on compter sur la géoingénierie, et si oui selon quel modèle de gouvernance ? Combien de terres agricoles vont être avalées pour assurer le stockage biologique des émissions industrielles ? L’enjeu de la sécurité alimentaire s’invite en effet dans le dilemme climatique, en ajoutant une dimension à ces enjeux déjà complexes.
Mais une chose néanmoins est claire : la construction d’une économie-monde décarbonée ne garantit en rien un avenir affranchi des problèmes de limites et de risques. On se trouve dans une situation tragique. D’un côté l’effort climatique ne saurait être relativisé, et encore moins découragé par des arguments maximalistes qui risqueraient de le faire apparaître comme vain ou hors de portée. De l’autre, les moyens choisis pour réaliser cette entreprise font émerger de nouvelles menaces, ils déplacent les zones de conflits, les pressions extractives, les rapports de pouvoir entre acteurs stratégiques, et bien entendu ils redessinent les clivages sociaux entre bénéficiaires et perdants de la transition – le tout dans un contexte où le changement climatique se fera quoi qu’il en soit ressentir. La construction d’une économie décarbonée est un impératif universel, et pourtant le chemin qui se dessine lie ce processus à la consolidation du pouvoir du Parti Communiste chinois et de l’establishment politique américain. On reconnaît là une tension classique de la modernité technique, qui depuis le XIXe siècle court après les conséquences négatives de ses propres innovations en bricolant les réponses institutionnelles et matérielles aux crises qu’elle suscite.
En dépit de ces contraintes et incertitudes, les principaux acteurs géopolitiques ont déjà préparé le socle idéologique de leur future réorganisation.
Après une phase de développement « sale » rendue nécessaire par la sortie de la pauvreté de centaines de millions de personnes, la Chine envisage les décennies qui viennent comme une réconciliation avec la biosphère, dans une forme de souveraineté symbiotique qui puise certains arguments dans la philosophie ancienne. Les dispositifs de protection de la biodiversité et des paysages s’inscrivent dans la construction d’un récit national où la conquête de la prospérité vient pacifier à la fois les rapports sociaux et les relations écologiques. L’État développementaliste se remet en question pour apparaître comme un leader responsable sur la scène internationale, et dans le même temps il dessine les contours d’un mode de production de haute qualité, respectueux de l’unité et de l’harmonie de la nature. Le communiqué de Xi Jinping pour le sommet du 22 avril est un exemple saisissant de prose éco-souverainiste 13 . On reconnaît des éléments de deep ecology, qui glorifient le sublime naturel et le respect qu’il impose, des éléments écomodernistes évidents, qui présentent l’avenir du développement comme une intégration des normes écologiques au régime productif grâce à l’innovation technique, et bien entendu des éléments stratégiques qui présentent la Chine comme garante de la justice climatique, c’est-à-dire du droit au développement des nations moins avancées. Tous ces éléments articulés ensemble témoignent d’un souci d’incarner un universalisme anti impérialiste, un universalisme qui ne se formule pas dans les termes désignés comme « occidentaux » des droits de l’homme.
De leur côté, les États-Unis sont eux aussi en train de façonner leur philosophie de l’histoire. Celle-ci est bien plus simple à appréhender pour nous, dans la mesure où elle puise essentiellement ses références dans l’histoire du XXe siècle, du New Deal, de Roosevelt, et de l’effort de guerre. Le pari fait par Biden et son équipe d’une transition qui sécurise à la fois les investisseurs et les travailleurs (« win-win »), qui vise à briser la « coalition fossile » 14 qui avait porté Trump au pouvoir en faisant basculer de larges segments du capital et du travail du côté de la lutte climatique, renvoie au discours de l’unité nationale face à la crise, de la mobilisation des moyens, des intelligences, et de l’honnête travailleur face à un ennemi total. La réussite de ce pari est encore bien incertaine, car elle dépend de la capacité de réaction de l’adversaire Républicain dans le jeu politique interne, et bien sûr de l’efficacité immédiate de ces propositions à l’échelle d’un mandat de quatre ans.
La rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine provient donc du fait que leurs projets sont en bien des points similaires. Ils entrent en compétition pour les mêmes bénéfices économiques et politiques, qu’il s’agit de tirer de la grande transition climatique. Mais ils ne partagent pas seulement un projet de redirection industrielle : ils partagent aussi nécessairement les incertitudes de ce pari, c’est-à-dire les risques que susciteraient son échec. Soit parce que l’engrenage de la décarbonation est trop lent, soit parce qu’il se heurte à des murs écologiques trop importants, soit parce qu’il s’avère insuffisamment porteur d’espoir social, et donc peu mobilisateur, soit parce qu’il est immédiatement enterré par la renaissance de la coalition fossile. Dans un scénario où les décisions politiques seraient à la fois prises de vitesse par l’anthropocène et confisquées par des forces sociales contraires, tout l’édifice idéologique et réglementaire de la transition capitaliste s’effondre, et avec lui toute perspective d’avenir. Car dans ce cas de figure, c’est le plan B qui ferait défaut.
C’est la raison pour laquelle deux questions doivent nous tenir éveillés. D’abord, sommes-nous réellement piégés par cet horizon historique ? La réinvention d’une productivité et d’un élan moderniste post-carbone entérine-t-elle nécessairement la perspective d’un moindre mal écologique ? Ensuite, l’Union européenne a-t-elle les moyens de se construire sur un récit analogue à ce que proposent les USA et la Chine ?
La brèche politique : composer avec et contre le capitalisme vert
Commençons par la première. L’engrenage géopolitique et social des arrangements post carbone nous est présenté comme une nécessité parce qu’il est profondément associé à certaines convictions et inerties idéologiques héritées du passé. J’avais essayé de les mettre en évidence dans Abondance et liberté 15 en décrivant comment la nature et le territoire avaient été envisagés comme des contraintes à surmonter dans le cadre d’une rationalité politique organisée pour stimuler la conquête de la productivité. C’est ce pacte qui paradoxalement est encore à l’œuvre dans la construction des politiques climatiques actuelles, peut-être dans ce qu’il a de meilleur puisqu’il pourrait permettre de réintégrer des millions de travailleurs et de travailleuses dans une économie à la hauteur des enjeux de l’anthropocène. Tout semble être fait pourtant pour que l’émancipation collective ne puisse revendiquer l’auto limitation comme une condition. Tout semble être fait pour que l’on n’ait pas à se poser la question politique des formes de liberté nées avec la démultiplication des forces productives. Mais combien de frontières pourra-t-on encore repousser avant que la machine moderniste ne s’épuise pour de bon ?
Certaines certitudes ont pourtant ces derniers mois été mises à l’épreuve comme rarement dans un passé proche. Les angoisses suscitées par la crise du Covid-19 ont permis de lever certains interdits liés à la dette, à l’intervention de l’État, et semble-t-il au droit de propriété intellectuelle. Le motif de la peur a contribué à déverrouiller des mécanismes de protection considérés depuis une quarantaine d’années comme contre productifs. Et la conjonction de cette crise sanitaire avec la crise climatique, dont elle n’est à certains égards qu’une répétition générale à petite échelle, renforce ces mécanismes d’endiguement de la crise : s’il s’agit de reconstruire une économie capable d’amortir les chocs et d’ouvrir à nouveau un horizon historique de progrès, alors autant faire d’une pierre deux coups et organiser une économie post-Covid qui soit en même temps climatiquement responsable.
On est alors fondé à se demander si, parmi les mécanismes protecteurs mis en place dans le sillage de la crise du Covid-19, l’affranchissement à l’égard d’une économie intensive en énergie ne pourrait pas trouver sa place. S’il faut entretenir la possibilité théorique et politique d’une autre restructuration du pacte social, différente de l’écomodernisme dans ses variantes américaine et chinoise, ce n’est pas seulement parce que la perspective d’un capitalisme vert est insuffisamment radicale sur le plan des idées et qu’elle sauvegarde l’essentiel des rapports de pouvoir tels qu’ils existent. C’est incontestablement le cas, et c’était déjà le cas de la social démocratie, de l’État développementaliste post-colonial, ou de tout arrangement politique établi après une crise majeure. Le problème spécifique que pose la perpétuation du mode de développement fondé sur la croissance au XXIe siècle est le hiatus entre les formes de vie, de désir, de justice, qu’il a engendré, et les contraintes matérielles qu’il rencontre. C’est le point sur lequel les pensées de la décroissance auront toujours absolument raison, quoi que l’on pense de leur démarche stratégique, de leur anti-modernisme, ou même du choix du terme de « décroissance » : les flux de matière qui structurent l’économie-monde sont surdimensionnés, ils ne sont pas soutenables. L’invention d’un capitalisme vert ressemble de ce point de vue à un processus de déni d’ordre psychanalytique. « Je sais bien mais quand-même », sommes-nous en train de nous dire dans notre for intérieur collectif. Entre une réorganisation de la productivité qui promet de ne rien changer ou presque à nos formes de vie, et je parle là des formes de vie du Nord industriel, tout en sauvant la planète, et une remise en question du schéma idéologique et pratique de la productivité qui demanderait de vivre autrement pour augmenter nos chances de préserver la Terre et probablement d’accroître la justice globale, l’immense majorité choisit la première branche de l’alternative car elle perçoit la seconde comme une aventure incertaine. Cela tient à l’inertie propre aux infrastructures de décision et de pouvoir, qui a besoin de continuité pour opérer des changements incrémentaux, mais aussi à l’inertie des structures sociales et des désirs collectifs.
Mais il ne faut pas nécessairement envisager l’alternative entre capitalisme vert et auto limitation volontaire comme une divergence idéologique. Il faut plutôt voir dans ces modèles deux avenirs possibles qui entretiennent une relation dynamique. Ce qu’il faut essayer d’imaginer, c’est ce que rend possible, politiquement et socialement, le pari actuel de décarbonation du capitalisme. On peut envisager cette perspective de deux manières.
Dans un premier cas de figure, ce processus a un effet de clôture sur la créativité sociale et politique. L’accélération de la transition énergétique se fait sans dégâts sociaux et écologiques majeurs, elle suscite une plus vaste adhésion à l’égard des élites politiques jugées capables d’avoir détourné la météorite, et elle entretient la possibilité, pour les plus riches de cette planète au moins, de vivre sur le même modèle matériel que dans les décennies passées. Le culte de la liberté se traduit dans l’accès à des modes de déplacement individuels électriques encore peu onéreux, la sphère d’existence individuelle et domestique reste étanche aux contraintes écologiques et territoriales. La gestion de la demande énergétique se fait principalement à travers la mise au point de machines plus économes, et de discrètes incitations limitent l’effet rebond. Elon Musk et les entrepreneurs de la révolution électrique sont déifiés, et le système de valeurs qui prévaut dans la régulation néolibérale du capitalisme est sauvegardé. Métaphoriquement, le tournant est pris sans avoir besoin de freiner, sans que les élites politiques ne se remettent fondamentalement en question. Après le virage, le monde se réveille du cauchemar climatique en se disant : « Ce n’était que cela ? »
Dans un autre scénario, beaucoup plus réaliste, le développement des politiques climatiques s’accompagne plus ou moins volontairement de mutations sociales plus profondes. L’élimination des lobbys fossiles change le paysage des rapports de forces au sein de l’économie, il permet de rétablir une plus juste appréhension du rôle des sciences dans la société ; l’effort industriel de la transition modifie l’équilibre entre le travail et le capital, tendanciellement au profit du premier ; le design urbain change pour intégrer de nouvelles mobilités et pour rendre possibles les économies d’énergie ; les chaînes d’approvisionnement, dans le domaine agricole en particulier, se raccourcissent, et le lien entre producteurs et consommateurs se resserre ; l’adoption de technologies de transport électriques habitue la société à intégrer à son comportement de nouvelles contraintes de temps et de nouveaux rapports à l’espace ; la responsabilité juridique à l’égard des générations à venir permet de limiter les phénomènes de corruption de la chose publique par le marché, pendant que les pays exportateurs de minerais critiques organisent leur équivalent de l’OPEP et nous contraignent à une certaine sobriété. Le capitalisme n’est pas mort, mais une série d’effets latéraux, en partie recherchés, et en partie involontaires, tendent à redessiner les rapports sociaux et les profils anthropologiques qui peuplent la Terre.
Dans ce second scénario, les nécessités pratiques et institutionnelles de la décarbonation n’ont pas pour effet de refermer la porte de l’histoire en installant un mode développement hégémonique et passe-partout, une étape ultime aux stades de la croissance économique décrit par Rostow dans les années 1960. Elles induisent au contraire un approfondissement de la réflexion collective sur les liens entre productivité et émancipation. Il ne fait aucun doute que les grandes infrastructures de la modernité vont être transformées, mais on ne sait pas encore si ces mutations vont contribuer à l’inhibition du désir de changement (ou si on veut le dire positivement : à sécuriser une formule socio-économique qui fonctionne bon an mal an) ou au contraire à le stimuler. Mais dans la seconde hypothèse, il faut se tenir prêts à concevoir et à articuler ensemble les nouvelles aspirations qui se dessinent lorsque les sociétés, appâtées par l’avant-goût des nouvelles libertés qui s’offrent à elles, décident de ne pas s’en satisfaire et d’en demander plus.
L’erreur du mouvement pour la décroissance, dans cette perspective, consistait à présenter la limitation drastique des niveaux de consommation comme une précondition absolue à tout avenir souhaitable, comme si le constat physique suffisait à imprimer un mouvement historique et un réalignement des intérêts sociaux, comme s’il suffisait de voir le problème pour le surmonter. Dans ce cadre, l’inévitable changement de régime énergétique serait conditionné à une révolution idéologique qui pour l’instant est non seulement hors de portée de nos systèmes sociaux, mais en outre contre-productive car beaucoup trop intransigeante et donc la cible de critiques en infaisabilité. Mais il se pourrait par contre que la culture et les institutions nécessaires à cette auto-limitation soient moins la condition initiale du changement que son effet progressif. Les quelques exemples donnés plus haut permettent d’imaginer que certaines conséquences sociales et culturelles du capitalisme vert ouvrent la porte à de nouveaux arrangements matériels et sociaux, qui engendrent à leur tour de nouvelles idées, de nouveaux intérêts. L’univers de la production totale, comme dit Bruno Latour, n’est pas abandonné suite à la réalisation soudaine et dogmatique de ses maux, mais au cours d’un processus d’intégration progressive de normes d’existence induites par une amorce socio-historique, qu’est la modernisation verte.
Car il ne s’agit pas simplement de nouveaux modes de vie, d’une modification superficielle des paysages urbains et des régimes alimentaires, mais d’une série de transformations qui affectent l’ensemble des dimensions de la coexistence, du droit aux équilibres de pouvoir, des modes de production aux dynamiques d’emploi, des représentations de la science aux formes de la légitimité. Or, une fois amorcé l’engrenage de cette nouvelle politique de productivité, avec toute la traîne de conséquences qui vont à sa suite, il se peut que l’on se mette à en demander plus. Après avoir goûté aux avantages d’un régime socio-économique débarrassé de ses caractéristiques les plus ruineuses et les plus aliénantes, peut-être qu’une majorité souhaitera aller plus loin sur cette pente, même si ce n’est pas le scénario prévu par les leaders du capitalisme vert. C’est d’ailleurs l’ambivalence fondamentale des projets de Green New Deal. Ils peuvent être compris comme des instruments de maintien du statu quo, de relégitimation d’un capitalisme devenu responsable et durable, ou comme une impulsion transformatrice plus profonde. C’est à la fois la faiblesse et la force de cette plateforme : sa force car elle est en principe capable de fédérer des acteurs politiques mus par des intérêts et des idéaux très différents les uns des autres, du profit le plus trivial à la révolution sociale la plus exigeante, sa faiblesse car ce mouvement fédérateur est en partie construit sur un malentendu. Entre l’utilisation de certains éléments du Green New Deal par l’équipe de Biden pour reconstruire la diplomatie économique des USA, et les mouvements progressistes qui cherchent à exploiter le potentiel de justice sociale et raciale de la transition, l’écart est important. Car dans la seconde option, la plus exigeante, c’est une hypothèse de socialisme démocratique et soutenable qui apparaît. Cette hypothèse peut être formulée ex cathedra comme la conséquence naturelle de principes de justice, ou comme une philosophie de l’histoire écologique, mais elle a plus de chance de se réaliser à partir d’un effet d’entraînement de mutations qui en suscitent d’autres, et qui finissent par remonter dans l’État. Dans l’incertitude quant au développement historique des politiques du climat, demeure donc la possibilité de nouvelles formes de politisation de la société.
Il se pourrait parfaitement que les moyens employés pour sauver le capitalisme de sa propre ruine, de ses propres contradictions, conduisent à surmonter la fatalité apparente d’un écomodernisme devenu universel, fondé sur l’électrification des mêmes besoins, et sur le transfert de la charge extractive des énergies fossiles vers d’autres minerais. Dans cette hypothèse, la tâche du mouvement pour la justice environnementale et sociale n’est pas de s’opposer frontalement au capitalisme vert et à ses mensonges, comme s’il s’agissait entre lui et nous d’un conflit à mort et d’une affaire de vérité. Elle consisterait plutôt à identifier dans les mécanismes de décarbonation de l’économie les leviers qui permettent de repolitiser les besoins, de redéfinir le rôle de l’État et de ses élites, de rendre désirable pour le plus grand nombre un autre mode de développement, un autre mode d’organisation. La tâche consisterait à exploiter les brèches ouvertes par la réinvention de la productivité (et en particulier le pouvoir rendu aux ouvriers et opérateurs techniques dans une économie plus intense en travail) pour en faire le socle d’une revendication socio-écologique plus exigeante. L’opposition de principe au capitalisme vert satisfait certainement des aspirations théoriques, qui en tant que telles sont légitimes, mais elles n’ont un rôle stratégique que secondaire. L’enjeu véritable réside dans la capacité à saisir ce qui érode le désir de capitalisme au sein de la société, ce qui affaiblit du même coup les mécanismes qui alimentent la légitimité de la recherche de croissance. De ce point de vue, la réponse politique à l’impasse matérielle des économies modernes n’apparaît plus comme une utopie, ou comme la construction abstraite d’un idéal déraciné de l’expérience collective (si ce n’est celle d’une avant-garde minoritaire), mais comme une tendance sociale concrètement à l’œuvre dans les pratiques.
L’hypothèse d’une transformation européenne
On peut en venir pour terminer à la seconde question, sur l’Europe. L’incertitude entre le potentiel soporifique ou au contraire involontairement régénérateur du capitalisme vert se décline de façon très différente selon les régions du monde. La capacité des États-Unis et de la Chine à mobiliser de grandes quantités de ressources et de territoire pour mettre au point une économie de croissance décarbonée est réelle. Elle tient d’abord aux caractéristiques géo-écologiques de ces deux formations politiques, qui ont en commun de bénéficier de heartlands extractifs gigantesques, soit sous leur propre juridiction soit via divers procédés néo-impérialistes. Entre les Appalaches et l’Alaska d’un côté, et dans le front pionnier de l’Asie centrale de l’autre, se trouvent les réserves nécessaires à une décarbonation politiquement conservatrice. Il n’est d’ailleurs pas illégitime de se demander si la définition même de l’objectif « net zéro » n’est pas un écho à ces opportunités géo-écologiques qu’ont en commun les deux principales puissances du monde, qui sont aussi des empires continentaux ayant à disposition des espaces à la fois peu peuplés et géologiquement riches qui permettent d’extraire des ressources stratégiques et l’afforestation de vastes territoires pour recréer des puits de carbone.
Les choses se présentent très différemment en ce qui concerne l’Europe. D’un point de vue géographique et physique, l’Europe est la seule puissance économique au monde (peut-être avec le Japon) qui soit parvenue à un stade de quasi-saturation démographique, ou en tout cas qui contient peu de vides. Le fait que la Norvège, l’un des très rares pays du continent qui dispose, à son échelle, d’un tel espace de marge écologique, ne fait pas partie de l’Union, n’est certainement pas un hasard : il ne serait pas raisonnable de mettre un tel atout dans le pot commun. L’Europe, privée des terres coloniales qui ont fait une bonne partie de sa richesse par le passé, n’est donc plus que le cœur métropolitain d’un ancien empire maritime qui avait ses propres marges extractives. Le libre marché et l’avantage technologique acquis avant la guerre lui ont permis de ne pas se rabougrir totalement, mais l’éventualité de ce scénario demeure tant les contraintes écologiques et territoriales se font sentir de manière immédiate dans le vieux continent, qui est aussi le petit continent. Il serait certainement périlleux d’affirmer que l’Europe est condamnée par ses caractéristiques morphologiques à la décroissance, mais sans doute y est-elle au moins prédisposée, ou invitée.
Pour éviter de ne poser les enjeux que dans des termes néo-malthusiens, qui confronteraient de façon bornée la démographie et le territoire, il faut plutôt réfléchir au lien historique qui existe entre le socialisme et la croissance, ou entre le partage et le freinage. François Ruffin a contribué à populariser ces dernières années en France le slogan apparemment idéaliste « Moins de biens, plus de liens », qui appelle à redimensionner nos schémas de consommation dans l’espoir de régénérer la solidarité sociale. Mais est-il si naïf ? Comme on le sait, la socialisation partielle de l’économie a été rendue possible après la guerre par l’augmentation de la productivité et l’accès à des ressources bon marché (ou rendues telles par l’externalisation des risques). Autrement dit, le modèle social de l’Europe de l’Ouest entretient une affinité profonde avec la croissance, une affinité qui plonge ses racines dans le progressisme des Lumières et dans la théodicée marxiste de la production. La crise de l’État providence a ensuite ancré dans les représentations politiques dominantes l’idée selon laquelle ce modèle social devait se plier au jeu de la concurrence pour sauvegarder ses conditions d’existence, et c’est ainsi que le néolibéralisme a pu se présenter comme le sauveur du welfare. Mais on peut poser la question des rapports entre socialisme et productivité en sens inverse. En définissant un portefeuille de droits sociaux inaliénables, un ensemble d’infrastructures publiques accessibles de manière inconditionnelle, on peut circonscrire une sphère de relations sociales hors de portée de la loi du marché, et cela même lorsque cette dernière se présente comme vecteur de croissance. Autrement dit, dans un cas la socialisation de l’économie est tributaire de la conquête des gains de productivité et des avantages comparatifs sur le marché, et dans l’autre le marché est condamné à occuper l’espace qui se dessine en creux une fois sanctuarisés des droits et des infrastructures définis de manière substantielle et garantis «quoi qu’il en coûte».
La formule « Moins de biens, plus de liens », ou celle de George Monbiot « Private sufficiency, public luxury », peuvent alors être prises comme guides politiques sans qu’elles n’exigent une conversion subite de la population à la simplicité volontaire et aux préceptes de Gandhi. Elles résultent plus simplement d’une contrainte pratique qui s’impose au socialisme : dans la mesure où il ne peut plus être conçu comme un effet latéral de l’extension de la sphère économique (paradigme productiviste du partage des bénéfices), il se redéfinit comme un principe de limitation, comme une volonté politique qui suscite un changement de dimension de l’économie. Ce renversement de la hiérarchie entre croissance et redistribution se manifeste par exemple dans la mise en place de réseaux de partage d’automobiles et de différents appareils, dans le développement du recyclage, de la réparation, de la rénovation, qui inhibent la mise sur le marché de nouveaux objets et l’accumulation de déchets, dans des politiques de santé publique qui limitent les pathologies évitables, et bien sûr dans des dispositifs fiscaux qui préviennent la constitution de fortunes privées confiscatoires et écologiquement dispendieuses. Il existe de multiples exemples qui prouvent que le partage peut ne pas susciter l’accélération économique, mais au contraire l’optimisation des flux de matière et de ressources.
Dans un contexte où l’Europe a peu de chances de tirer les plus grands bénéfices de la modernisation verte telle qu’elle est conçue à Pékin ou à Washington, et où elle n’a pas non plus un besoin pressant de croissance pour des impératifs de développement, le scénario de l’illimitation économique post-carbone est, pour elle plus encore que pour n’importe quelle autre partie du monde, un pari risqué. Il faut donc regarder avec distance les prophéties modernisatrices de Biden tout autant que le développement symbiotique de Xi : la « frontière infinie » ne nous est pas accessible, et nous n’en avons d’ailleurs certainement pas besoin.
Mieux vaut regarder du côté de l’économie stationnaire préfigurée par J. S. Mill en 1848, ou vers l’idée d’une obsolescence du « problème économique » imaginée par Keynes en 1930. La décarbonation de l’économie-monde sera pour l’Europe un test où son attitude à l’égard de l’avenir va se dessiner. Les transformations prochaines de notre environnement économique et technique peuvent induire ce que la « grande accélération » avait provoqué dans les années 1950, soit une dépolitisation de l’existence, absorbée dans l’exutoire de la consommation et d’une apparente paix sociale. Mais elles peuvent aussi susciter une repolitisation des besoins, du temps, de l’espace, qui ne se résume pas à la revendication par les classes supérieures d’une meilleure qualité de vie.
L’Europe, à qui fait défaut un récit fondateur capable de se substituer aux mythes de l’universalisme impérial et du marché libre, pourrait trouver dans ces transformations l’amorce d’une réponse à ce manque. On peut refuser l’idée selon laquelle l’Europe aurait vu naître le modernisme, mais il ne fait pas de doute que c’est elle qui la première a attaché modernité et intensité énergétique. Peut-être est-il temps, alors, d’en faire l’avant-garde d’une autre proposition politique, moins tributaire de l’esprit de conquête qui triomphait lorsque l’on pensait la Terre infinie, et qui est désormais obsolète.
Notes
- Giovanni Russonello, « On Climate, Biden Takes On ‘Our Generation’s Moonshot’ », The New York Times, 23 avril 2021
- Bush Vannevar, Science, the endless frontier. Report to the President on a program for postwar scientific research, by Vannevar Bush, director of OSRD, Washington, Government printing office, 1945.
- Emiliya Mychasuk, « Climate summit as it happened: Biden caps event with green jobs and co-operation message », Financial Times, 23 avril 2021
- Aykut Stefan C. et Evrard Aurélien, Une transition pour que rien ne change ? Changement institutionnel et dépendance au sentier dans les transitions énergétiques en Allemagne et en France, Revue internationale de politique comparée, Vol. 24, no 1, 2017, p. 17-49.
- Aykut Stefan Cihan et Dahan Amy, Gouverner le climat ? : vingt ans de négociations internationales, Paris, France, Presses de Sciences Po, 2014.
- Daniela Gabor, « Private finance won’t decarbonise our economies – but the ‘big green state’ can », The Guardian, 4 juin 2021.
- ttps://thebreakthrough.org
- Beck Ulrich et Latour Bruno Préfacier, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, trad. Laure Bernardi, Paris, France, Flammarion, 2008.
- Cédric Philibert, La transition énergétique va-t-elle manquer de matières premières ?, Révolution énergétique, 17 mai 2021
- Pétriat Philippe, Aux pays de l’or noir: une histoire arabe du pétrole, Paris, France, Gallimard, 2021.
- Riofrancos Thea, Resource radicals: from petro-nationalism to post-extractivism in ecuador, North Carolina, États-Unis d’Amérique, Duke University Press, 2020
- Simon Lewis, « Four steps this Earth Day to avert environmental catastrophe », The Guardian, 22 avril 2021.
- Full Text: Remarks by Chinese President Xi Jinping at Leaders Summit on Climate, Avril 2021.
- Thomas Oatley, Mark Blyth, « The Death of the Carbon Coalition. Existing models of U.S. politics are wrong. Here’s how the system really works. », Foreign Policy, 12 février 2021
- Pierre Charbonnier, Abondance et liberté Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.
citer l'article
Pierre Charbonnier, Ouvrir la brèche : politique du monde post-carbone, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2023, 89.