Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
Un internationalisme écosocialiste : socialisation et émancipation à l’âge de la crise écologique
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Auteurs

Cédric Durand , Razmig Keucheyan

21x29,7cm - 99 pages Numéro #2, Septembre 2022

Écologie de guerre : un nouveau paradigme

Dans son essai La naissance de l’écologie de guerre, Pierre Charbonnier acte l’apparition d’une matrice stratégique grâce à laquelle la mobilisation guerrière contre la Russie pourrait servir de levier au déploiement effectif de politiques climatiques. Selon ce schéma, la guerre en Ukraine pourrait être le catalyseur d’une mutation socio-écologique. Cette thèse tire les conséquences de la brutale inflexion intervenue en Europe dans les discours officiels sur la transition. La prise de position de la Commission dans son esquisse de Plan REPowerEU, publiée deux semaines après l’invasion russe, le 8 mars, résume bien le nouvel état d’esprit :

La Commission est prête à mettre au point un plan REPowerEU en coopération avec les États membres, d’ici l’été, afin de soutenir la diversification des approvisionnements en énergie, d’accélérer la transition vers les énergies renouvelables et d’améliorer l’efficacité énergétique. Une telle initiative accélérerait l’élimination progressive des importations de gaz russe et de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles, et constituerait la meilleure assurance contre les chocs sur les prix à moyen terme en permettant un avancement rapide de la transition écologique de l’UE, avec un accent particulier sur les besoins transfrontières et régionaux. La nécessité d’une plus grande sécurité d’approvisionnement donne un élan supplémentaire aux objectifs du pacte vert pour l’Europe. 1 .

Dans cette annonce d’une accélération de la transition vers la sobriété, les énergies renouvelables et le sevrage d’hydrocarbures, il y a une promesse : la guerre peut être une opportunité pour l’écologie. Le groupe vert du parlement européen mène campagne sur ce thème avec des slogans tels que « Isolate Putin, insulate your home » ; « More sun, more wind, more peace ». Charbonnier décèle en sus la possibilité d’un basculement au sein des élites. Dès lors que la dépendance aux énergies fossiles devient un enjeu de sécurité, l’arc des intérêts favorables à la transition s’élargit : « On dispose enfin d’un argument qui va mobiliser des sphères d’influence et d’investissement jusqu’à présent rétives à la transition énergétique. ». En touchant à la stabilité, Poutine pourrait faire entendre raison écologique au patronat et à la finance.

Prudent, l’auteur liste plusieurs obstacles potentiels à cette évolution : échec géopolitique du découplage énergétique vis-à-vis de la Russie, désorganisation socioéconomique, illégitimité de la distribution de l’effort, absence de perspective systémique, fractures géopolitiques internes. Est aussi mentionné le risque d’une évolution inverse à l’écologie de guerre, celle d’une accélération de l’extraction d’hydrocarbures ailleurs qu’en Russie, à la faveur d’un pivot énergétique qui ne serait que géographique. Mais l’émergence d’une écologie de guerre n’en demeure pas moins à ses yeux une hypothèse réaliste. Évoquant une fantasmatique « menace interne que constitue le régime de Poutine pour l’Europe », Charbonnier situe l’enjeu de l’écologie de guerre au-delà de l’Ukraine : « de l’invention d’un modèle de développement, de coopération, et de construction civique qui intègre l’impératif planétaire au jeu des rivalités géopolitiques dépend la capacité de l’Europe à ne pas tomber entièrement sous l’influence du modèle totalitaire de Poutine ». Et de nous avertir : « derrière l’écologie de guerre, le patriotisme écologique se profile ».

Le mérite de cette prise de position est de prendre la mesure de l’intensité historique du moment présent. Les guerres jouent un rôle d’accélérateur du changement. La révolution russe est fille de la première déflagration mondiale et l’économie de guerre allemande servit de matrice à la première planification soviétique. La seconde guerre mondiale précipita quant à elle l’extension de l’État-providence et le déploiement d’une régulation fordiste de l’économie. Souvent, les guerres portent la conjoncture historique au point d’incandescence où les formations sociales basculent d’un état à un autre. Pour le dire dans le langage d’Althusser, si la contradiction que traduit la guerre est « surdéterminée dans son principe », elle est aussi surdéterminante. Bien sûr, selon leurs intensités et la position des protagonistes dans le système-monde, l’ampleur et la distribution spatiale de leurs répercussions varient. Mais une société n’en ressort jamais indemne.

Les liens entre géopolitique et hydrocarbures sont anciens. Comme le montre Helen Thompson dans son ouvrage Disorder, la présence d’enjeux énergétiques dans les affrontements de puissance est la règle. Singulièrement, dépourvue de ressources en hydrocarbures suffisantes, l’Europe s’est trouvée tiraillée à plusieurs reprises depuis les années 1960 entre son allégeance atlantiste et la logique géographique de son branchement sur le sous-sol soviétique puis russe.

Dans la crise actuelle Thompson perçoit elle aussi la possibilité d’un pas en avant pour la transition écologique du fait de « la prise de conscience dans la population que l’approvisionnement en hydrocarbures ne se fait pas tout seul ». En effet, « abandonner les combustibles fossiles au profit d’une énergie plus verte, cela ne signifie rien de moins que de changer la base matérielle de la civilisation moderne, ce qui implique de commencer par admettre que le pétrole, le gaz et le charbon – les sources d’énergie du passé, sur lesquelles nous continuons à compter – ne peuvent être considérés comme acquis. »

En s’impliquant de plus en plus ouvertement dans le conflit, les puissances occidentales ne mettent donc pas seulement en jeu leur relation à l’Ukraine et la Russie : elles entreprennent de se changer elles-mêmes. Mais la question reste ouverte : l’écologie de guerre peut-elle être efficace du point de vue de l’avènement d’une économie bas carbone ? Et est-elle conforme aux valeurs d’une politique d’émancipation ?

Une efficacité écologique douteuse

Dans le détail, les choses sont bien plus troubles. D’abord parce que dans l’immédiat, réduire les importations d’énergie russe implique de les remplacer par des substituts généralement plus polluants : charbon, hydrogène « bleu » ou gaz de schiste en provenance des États-Unis. Ces adaptations produisent des irréversibilités qui loin d’accélérer la transition risquent de la faire dérailler. Le cas d’Engie est emblématique de l’inflexion préoccupante prise au nom du découplage avec la Russie. Début mai l’entreprise a signé avec l’américain NextDecade un contrat d’une durée de quinze ans qui prévoit la livraison annuelle de 1,75 million de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) issu de gaz de schiste. Ce contrat avait précédemment été écarté pour des raisons environnementales sous la pression de l’État français, qui détient 23,6 % du capital de l’énergéticien.

Les producteurs étasuniens sont enchantés par l’évolution concernant l’approvisionnement de l’Europe en GNL : ils savent qu’il s’agit d’un retournement durable. L’augmentation des importations de GNL exige des bateaux équipés spécialement et de nouveaux terminaux longs et coûteux à construire. S’engager sur cette voie implique de donner des garanties que la transition vers une énergie plus propre ne rendra pas ces actifs fossiles sans valeur d’ici une décennie. Comme le déclare Kelly Sheehandi du Sierra Club, « Autoriser l’expansion de nouvelles installations d’exportation de gaz et l’extension de celles qui existent déjà reviendrait à s’en remettre pendant des décennies à des combustibles fossiles risqués et volatils, ce qui serait catastrophique pour notre climat ». Du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique, la logique est implacable : mieux vaut continuer à s’approvisionner en gaz naturel russe à travers des pipelines déjà construit que de créer de nouvelles infrastructures pour des énergies plus émettrices. Pour l’environnement, les hydrocarbures n’ont pas de patrie.

L’autre problème concerne les prix. La crise énergétique était déjà aiguë à l’automne, mais elle s’est intensifiée avec leur hausse depuis l’invasion de l’Ukraine. Là encore, les effets sont ambivalents. L’augmentation des coûts est en train de faire basculer la conjoncture économique mondiale vers une nouvelle phase dépressionnaire, augurant un retour de la stagflation des années 1970 boostée cette fois non par la lutte des classes, mais par le pouvoir de négociation acquis par le capital du fait de la financiarisation. À cela s’ajoute une crise alimentaire aux conséquences dramatiques pour les pays à faible revenu, de nombreux intrants agricoles étant directement indexés sur les prix de l’énergie. Techniquement, ce nouveau contexte peut s’apparenter à une super taxe carbone qui devrait faire changer les comportements via les incitations.

Ce n’est pas le cas. Au contraire, on assiste même à de spectaculaires revirement, par exemple de la part de l’administration aux États-Unis : « Les producteurs de schiste, ainsi que leurs bailleurs de fonds, doivent faire tout ce qu’il faut pour augmenter la production et non les dividendes », a déclaré Amos Hochstein, le conseiller pour les questions énergétiques à la Maison blanche, dans une récente interview, affirmant catégoriquement que « Le gouvernement américain ne fait pas obstacle à une production supplémentaire de pétrole ». L’élasticité-prix, c’est la réaction de la société et de l’appareil productif au prix du carbone. Changer cette élasticité, permettre de réduire la demande face à une hausse des prix, implique de donner les moyens aux comportements de s’adapter aux nouvelles conditions. Une telle modification des structures économiques s’inscrit dans une temporalité longue que le système de prix appréhende mal, tout comme le choc de la guerre en Ukraine est un piètre levier immédiat de transformation structurelle.

Enfin, la hausse des prix a un effet paradoxal quant aux objectifs d’affaiblissement de la Russie. Comme l’indique Janet Yellen, « cela aurait un impact néfaste sur l’Europe et d’autres parties du monde, et de manière contre-intuitive, cela pourrait en fait avoir très peu de répercussions négatives sur la Russie ». A court, terme, l’augmentation des tarifs vient contrebalancer la réduction des volumes, ce qui se traduit par une relative stabilité des revenus perçus par le pays et lui laisse le temps d’organiser un pivot de ses livraisons vers d’autres régions.

Écosocialisme

Poussons le raisonnement plus loin : que se passe-t-il lorsque la Russie décide d’un arrêt complet des livraisons de gaz aux pays européens ? Cette hypothèse que l’on pouvait ranger il y a peu dans la catégorie de la fantaisie paranoïaque semble sur le point de se réaliser. Ses ressorts sont particulièrement pertinents pour clarifier la mécanique d’une sortie totale des énergies fossiles.

Le système des prix est incapable de prendre en charge les pénuries. À la fin août 2022, l’électricité et le gaz s’échangent sur les marchés européens à des niveaux 10 fois supérieurs à leurs niveaux récents. De telles hausses astronomiques favorisent la spéculation et enrichissent sans raisons productives les énergéticiens. Surtout, elles sont impossibles à absorber par nos sociétés, tant du point de vue des ménages que des entreprises. A moins d’une improbable détente avec la Russie, des mesures drastiques d’allocation administratives de l’énergie sont donc inéluctables pour limiter la dislocation des relations productives et prévenir une déprivation trop brutale des populations. Comme l’expliquent Karsten Neuhoff et Isabella M. Weber 2 , lorsque le marché s’évanouit un processus politique est inévitable ; « des objectifs clairs et un partage équitable de la charge doivent être négociés » entre acteurs les sociaux afin de répartir l’effort de sobriété.

Un constat de cet ordre, élargi à la crise environnementale dans ses différentes dimensions, est le point de départ d’une matrice stratégique alternative à l’écologie de guerre : l’écosocialisme. Le contexte géopolitique est susceptible de produire des basculements, et même des basculements révolutionnaires. Mais le moteur du changement ne saurait se trouver ailleurs que dans la dynamique des sociétés elles-mêmes, dans la restructuration de fond en comble des modes de production et de consommation. Cette restructuration est sous-tendue par des conflits, le conflit de classe au premier chef.

L’écosocialisme repose sur une idée : les économies modernes sont traversées par des processus de socialisation. Deux paramètres doivent être pris en compte pour les appréhender. Le premier : d’où vient l’impulsion à socialiser ? Elle vient parfois des dominants. La création en 1913 de la Réserve fédérale a par exemple consisté pour les capitalistes étatsuniens à accepter de confier la fixation du taux d’intérêt à une institution politique. La multiplication de crises financières lors des décennies précédentes est la raison d’être de cette socialisation de l’outil monétaire. D’autres formes de socialisation résultent de luttes menées par les classes populaires. Les régulations du marché du travail ou la Sécurité sociale en France en sont des exemples 3 .

Second paramètre : la socialisation opère-t-elle du côté de la production ou de la consommation ? La socialisation de la production renvoie à toutes les formes de dépassement de la fragmentation marchande, même partielles. Dans sa version la plus poussée, elle conduit à la planification intégrale de l’économie. La socialisation de la consommation désigne quant à elle toutes les formes de consommation collective. Elles sont elles aussi diverses. Les associations de consommateurs apparues au début du 20e siècle en sont une modalité, dont l’objectif est d’assister le consommateur dans ses choix, de l’aider à construire sa « souveraineté », qui donc n’en est pas vraiment une. Mais les dominants socialisent eux aussi l’approvisionnement pour sécuriser la consommation. Face à l’explosion des prix des hydrocarbures, Mario Draghi a par exemple proposé récemment la création d’un « buyer’s club » face aux pays producteurs 4 . Européens et États-Uniens pourraient utiliser leur « pouvoir de marché » pour faire pression à la baisse sur les prix.

Dans chaque cas, un mécanisme ou une ressource économiques fait l’objet d’une délibération collective. Des facteurs structurels sont susceptibles d’influer sur la socialisation. Ainsi des nouvelles technologies, qui facilitent la communication et donc par exemple la montée en échelle dans la gestion des entreprises ou des chaînes de valeur. Qu’elle procède de la dynamique concurrentielle ou d’une volonté politique, la socialisation manifeste toujours une transformation qualitative des rapports économiques. Elle se traduit souvent par une évolution dans les formes de la propriété, par le développement de la propriété sociale. La création des sociétés par action au 19e siècle en est un exemple, en lequel Marx lui-même voyait une modalité de socialisation proprement capitaliste 5 . Les coopératives en sont une autre, qui distribue la propriété aux travailleurs, la socialisant « par en bas ».

La socialisation, c’est autre chose que l’encastrement des marchés cher à Karl Polanyi. Un marché encastré reste un marché, même s’il est fortement régulé et rendu possible par des marchandises « fictives ». Avec la socialisation, le calcul en nature monte en puissance. On raisonne en ressources réelles, en passant derrière le voile de la monnaie et donc de la valeur d’échange. Dans leur Plan de transformation de l’économie française, le Shift Project et sa figure de proue Jean-Marc Jancovici proposent cette définition du calcul en nature :

« Le PTEF (Plan de transformation de l’économie française) parle de tonnes, de watts, de personnes et de compétences. Mais il parle peu d’argent, et jamais comme d’une donnée d’entrée du problème posé : face à ce problème, l’épargne et la monnaie ne sont pas les facteurs imitants les plus sérieux. » 6 .

Sans le savoir, ils retrouvent ici les intuitions d’Otto Neurath, un des protagonistes du débat sur le « calcul socialiste » et précurseur de l’écologie économique. 7 . Fort de l’expérience des méthodes d’approvisionnement pendant la première guerre mondiale, Neurath considère – contre von Mises et Hayek – le calcul en nature comme un moyen de réorganiser les économies modernes sur une base enfin rationnelle.

La bifurcation écologique implique de se projeter dans le long terme, et dans un environnement de plus en plus incertain. Or la précision et l’intensité du signal-prix s’affaiblissent avec l’allongement et la complexification des temporalités. Le calcul en nature est le fondement de la sobriété, qui suppose un usage raisonné des ressources, et donc un « branchement » direct du calcul économique sur ces dernières. Il conduit au dépassement du PIB, et à son remplacement par un ensemble d’indicateurs non réductibles les uns aux autres pour piloter les économies. Avec le retour des pénuries sur fond de conflit ukrainienne, les méthodes du calcul en nature prennent la forme du rationnement de l’énergie. S’il y là de fait un dépassement de la coordination marchande, le basculement vers une transformation écologique émancipatrice exige un genre de socialisation d’un ordre différent.

Gouverner par les besoins

L’écosocialisme soumet la socialisation de l’économie à un double impératif de justice sociale et de sobriété. C’est une « guerre de position » contre le capital, visant à prendre en tenaille le productivisme et le consumérisme en socialisant la production et la consommation. Du côté de la production, la construction de mécanismes permettant d’arbitrer les choix productifs en fonction de leur impact écologique permet de mettre un terme aux ravages environnementaux nés de l’ordre anarchique des décisions d’investissement. Cela suppose notamment la construction d’un pôle public bancaire visant à socialiser l’investissement pour l’orienter vers la bifurcation écologique. 8 .

À l’échelle micro, l’écosocialisme est autogestionnaire. Dans la tradition socialiste, l’émancipation du travail par rapport à son exploitation capitaliste est un objectif central. L’écosocialisme ajoute un argument écologique : l’exploitation de l’homme par l’homme est étroitement liée à celle de la nature par l’homme, la réification affectant les deux relations. 9 . L’émancipation du travail favorisera de ce fait une relation moins instrumentale ou productiviste à cette dernière. D’où l’importance de se débarrasser des patrons. L’autogestion ne résout cependant pas à elle seule le problème de la coordination : c’est à l’échelle macro que les décisions concernant l’allocation des ressources matérielles et humaines doivent être planifiées.

Du côté de la consommation, une écologie « punitive » prohibant les modes de vie insoutenables associés aux biens statutaires des plus riches produirait des effets culturels en cascades, et favoriserait l’enracinement des comportements de consommation dans de nouveaux registres de préférences. Sous l’influence des réseaux sociaux, des nouvelles formes de consommation collective apparaissent. C’est le « commerce social » : certaines plateformes permettent aux consommateurs d’interagir entre eux, les sortant ainsi de leur condition atomisée 10 . Ils évaluent les produits, puis achètent de manière groupée, obtenant ainsi un prix favorable. Parfois, la production se base sur leur avis, ce qui permet de tisser des liens inédits entre producteurs et consommateurs, jusque-là tenus séparés par le marché. À ce stade, la logique demeure consumériste. Mais quelque chose d’essentiel se joue ici : la montée en puissance du « consommateur collectif », issu de la socialisation de l’achat.

Socialiser la production et la consommation débouche sur un gouvernement par les besoins. Le productivisme capitaliste produit d’abord, puis crée des besoins artificiels afin d’écouler les marchandises surproduites, via la publicité et l’obsolescence notamment. Gouverner par les besoins consiste à délibérer d’abord, puis à mettre l’appareil productif au service des besoins démocratiquement définis. La délibération prend place au plus près des citoyens. En la matière, l’échelle est cruciale : les petits groupes sont les plus adaptés à l’expression des besoins, car c’est en lien avec les pratiques quotidiennes ordinaires que cette expression fait sens. Elle peut se dérouler à l’échelle de la commune, de l’entreprise ou dans le cadre de « mini-publics », dont la convention citoyenne sur le climat est un exemple 11 . Mais la montée en échelle dans la prise de décision est souvent nécessaire, les menaces qui pèsent sur les écosystèmes supposant notamment un cadre législatif contraignant qui interdit ou rationne les choix de consommation insoutenables. D’où l’idée que le gouvernement par les besoins est un fédéralisme :

« Toute fédération conduit à des interventions, dit Carl Schmitt dans sa définition du fédéralisme. (…) Toute véritable exécution fédérative constitue une ingérence de ce genre qui supprime l’autodétermination entièrement indépendante de l’État touché par ces sanctions, et élimine son caractère clos et impénétrable de l’extérieur, son imperméabilité. » 12 .

La délibération sur les besoins ne saurait être entièrement « imperméable » : elle est sujette à des « interventions » de l’échelon fédéral. Elles fixeront les limites éco-systémiques à respecter dans la satisfaction des besoins, en lien avec les connaissances scientifiques en la matière, et statueront sur l’allocation des ressources. Pour autant, pour qu’elles emportent l’adhésion des citoyens, ces « interventions » devront être légitimes du double point de vue de la justice sociale et de la sobriété.

L’internationalisme socio-écologique

Un esprit internationaliste doit présider à toute pensée de la transition. Comme les coûts du dérèglement climatique sont globaux, bien qu’inégalement répartis, et que les efforts pour le contenir sont locaux, l’humanité se trouve dans une situation de dilemme du prisonnier où seul un processus politique de délibération international peut produire un cadre de coopération.

Faire de l’énergie une arme géopolitique conduit à intensifier la conflictualité sur le point précis où la désescalade serait nécessaire pour accélérer le changement de matrice ailleurs que dans les pays riches.

Pour sortir de la civilisation carbone et éviter le free riding de ceux qui contrôlent les ressources polluantes, proposer une voie désirable aux régions et aux pays fortement dépendants des énergies fossiles est inévitable. C’est le pendant à l’échelle du système-monde de la question de l’accompagnement à l’échelle nationale ou européenne des populations attachées aux secteurs industriels gros émetteurs. Contrairement à l’écologie de guerre, la perspective écosocialiste ouvre une voie praticable à cet internationalisme de la transition.

Notes

  1. Commission Européenne, Communication De La Commission Au Parlement Européen, Au Conseil Européen, Au Conseil, Au Comité Économique Et Social Européen Et Au Comité Des Régions REPowerEU: Action européenne conjointe pour une énergie plus abordable, plus sûre et plus durable, s.l., 2022.
  2. Karsten Neuhoff, Isabella M. Weber, Can Europe Weather Looming Gas Shortages?, Project Syndicate, Mai 2022.
  3. Karsten Neuhoff, Isabella M. Weber, Can Europe Weather Looming Gas Shortages?, Project Syndicate, Mai 2022.
  4. James Politi, Amy Kazmin, Derek Brower, Italy’s PM Draghi floats creation of oil consumer ‘cartel’ after Biden talks, Financial Times, Mai 2022.
  5. Voir l’article « Socialisation » dans Georges Labica et Gérard Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982.
  6. The Shift Project, Climat, crises : Le plan de transformation de l’économie française, Paris, Odile Jacob, 2022, p. 29.
  7. Voir par exemple John O’Neill, « Ecological Economics and the Politics of Knowledge: the Debate between Hayek et Neurath », in Cambridge Journal of Economics, 28, 3, 2004.
  8. Voir Benjamin Lemoine et Bruno Théret, « Il est possible de construire un circuit du trésor européen écologique », in Gestion & Finances publiques, 4, 2020.
  9. Adorno. La domination de la nature, Paris, Amsterdam, 2021.
  10. Voir The Economist, « The Future of Shopping », Special Report,13-19 mars 2021.
  11. Voir Thierry Pech, Le Parlement des citoyens. La Convention citoyenne pour le climat, Paris, Seul/La République des idées, 2021.
  12. Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 2013 (1928), p. 517-518.
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APA

Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Un internationalisme écosocialiste : socialisation et émancipation à l’âge de la crise écologique, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2022, 55-59.

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