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L’autonomie stratégique européenne et la présidence Biden

Les quatre années qui séparent la prestation de serment de Donald Trump et celle de Joe Biden ont contribué à accélérer la réflexion sur la dépendance de l’Union vis-à-vis des États-Unis en ouvrant un débat sur le sens profond de l’autonomie stratégique.

Dans le cadre des travaux du Groupe d’études géopolitiques sur l’autonomie stratégique européenne 1 , nous avons souhaité proposer à une vingtaine de personnalités internationales de plusieurs sensibilités et horizons de réfléchir à l’impact de la présidence Biden sur le futur de l’autonomie stratégique européenne. Pour appréhender cette question dans une perspective pluridimensionnelle, nous avons demandé aux contributeurs de se positionner sur une échelle de 0 à 5 en répondant à deux questions  : 

Question 1 (Q1) L’élection de Biden pose-t-elle un risque pour l’autonomie stratégique européenne ?

0 (Non, absolument pas de risque) à 5 (Oui, un risque grave)

Question 2 (Q2) La question se pose-t-elle en ces termes ?

0 (Non, la question n’est pas pertinente) à 5 (Oui, c’est une question cruciale)

L’ensemble de leurs positionnements sont représentés dans un graphique. Afin de leur permettre d’expliciter leurs choix, nous avons également demandé à chaque auteur d’analyser les dossiers fondamentaux qui rythmeront la relation transatlantique sur le court / moyen terme.

Rosa Balfour

(Q1) 1/5 | (Q2) 3/5

Le risque principal pour l’autonomie stratégique européenne ne provient pas des États-Unis, mais de la division et de l’absence de vision commune des Européens eux-mêmes. Née dans le contexte de l’OTAN, l’autonomie stratégique est devenue un concept ambivalent. De nombreux États membres de l’Union et de l’OTAN la considèrent intrinsèquement liée à la relation avec les États-Unis : plus de l’un implique mécaniquement moins de l’autre. Pourtant, les États-Unis eux-mêmes exigent depuis longtemps des Européens qu’ils améliorent leur sécurité et leur défense, sans grand succès. De toute évidence, l’équation ne tient donc pas debout. En effet, parmi ceux qui investissent le plus dans leur défense se trouvent à la fois des pays qui poussent à l’autonomie stratégique (comme la France) et d’autres qui s’y opposent (comme la Pologne). 

L’autonomie stratégique s’est récemment inscrite dans le cadre plus large, mais imprécis, caractérisé par certains concepts tels que la  « souveraineté européenne », la « souveraineté économique » ou encore l’avènement d’une « commission géopolitique ». En matière d’économie, de commerce, de politique de concurrence, Bruxelles s’efforce de faire un usage plus politique du marché unique et de ses outils économiques pour renforcer simultanément sa position géopolitique mondiale et son unité interne dans le contexte du Brexit. 

Cette dynamique pourrait renforcer le poids mondial de l’Europe, seulement si elle parvient à tirer parti de ses atouts et évite de tomber dans le piège de l' »Europe d’abord ». L’administration Biden s’est engagée à travailler avec ses alliés afin de réparer et de réformer le système multilatéral et, ainsi, réinstaurer un ordre fondé sur des règles. Le défi pour l’autonomie stratégique européenne consistera à trouver un équilibre entre des objectifs qui seront potentiellement contradictoires.

Emil Brix

(Q1) 1/5 | (Q2) 4/5

La plupart des analystes expriment leur frustration quant au fait que l’Union européenne élabore des plans en faveur d’une « autonomie stratégique » et d’une « Europe souveraine » sans pour autant agir en conséquence. Cependant, en l’absence de moment constitutionnel européen, l’Union ne pourra pas surmonter cette faiblesse structurelle. La menace de relégation permanente au rôle d’aimable régulateur et arbitre occasionnel n’est pas encore suffisamment ressentie dans toutes les capitales de l’Union pour les amener à radicalement transférer leurs pouvoirs vers Bruxelles. Il est très peu probable que le changement d’administration américaine modifie le logiciel stratégique sectoriel et fragmentaire de l’Union. Face à la concurrence géopolitique entre les États-Unis et la Chine, le risque pour l’autonomie stratégique européenne ne réside pas dans les avantages ou les inconvénients d’un partenariat transatlantique renouvelé, mais dans les « effets d’éviction » à moyen et long terme de la concurrence mondiale pour le leadership économique qui se joue entre les États-Unis et la Chine. Le déclin géopolitique actuel de la Russie nous enseigne que l’autonomie stratégique a un prix et qu’avec le temps, ce prix est décuplé .

Néanmoins, l’administration Biden représente une opportunité de coopération évidente sur les grandes questions mondiales, notamment la réforme des institutions multilatérales, la lutte contre le changement climatique ou les activités dans lesquelles nous avons un intérêt partagé évident comme dans les Balkans occidentaux. L’Europe ne peut toutefois pas s’attendre à un retour des États-Unis comme gendarmes du monde. Il y a un risque que l’Union restreigne ses efforts pour la construction d’une Europe plus souveraine dans le domaine de la défense ou peut-être même du commerce, pour prendre un appui confortable sur un allié américain redevenu plus prévisible que ces quatres dernières années. C’est pourquoi l’élection de M. Biden présente un risque pour les relations transatlantiques. Tandis que la situation structurelle sous-jacente reste inchangée,  l’Europe ne peut se permettre de baisser la garde. Comme l’a récemment déclaré Joseph Nye : « L’Europe partage toujours une frontière avec une Grande Russie amorale qu’elle n’est pas en mesure de dissuader seule sans alliance avec les Etats-Unis. Enfin, l’Europe commence à découvrir que l’Asie est un espace géopolitique et pas seulement un ensemble de marchés d’exportation.”

Maria Demertzis

(Q1) 2/5 | (Q2) 0/5

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine est la promesse d’un changement international majeur. Du climat au multilatéralisme, en passant par le commerce et la gestion des biens publics mondiaux, l’Union peut s’entendre avec les États-Unis sur de nombreux points. 

S’il est permis d’espérer que la rhétorique du America First prenne fin, nous savons d’ores et déjà que les États-Unis continueront à prioriser leurs propres intérêts. L’Union a toutefois pris d’importantes initiatives au cours des quatre dernières années pour promouvoir son autonomie stratégique, ce qui constitue de facto une tentative de distanciation avec les  États-Unis. Cette quête d’autonomie est-elle encore justifiée ?

Si les points d’entente ne manquent pas, de considérables divergences restent à prévoir. A titre d’exemple, les initiatives de l’Union visant à mieux contrôler et taxer les géants du numérique seront certainement perçues comme une attaque envers les entreprises américaines, ce qui ne saurait seoir à la nouvelle administration américaine. 

Tandis que l’administration Biden cherchera à poursuivre et à renforcer la position américaine face à la Chine, en appelant les pays partageant les mêmes valeurs à former un front commun, l’Union est quant à elle réticente à cette idée, préférant maintenir une relation très transactionnelle avec la Chine. 

Sans convergence, il est pourtant difficilement imaginable que les Etats-Unis et l’Union soient capables d’influencer les grands enjeux actuels de manière décisive. Plutôt que de se mettre en quête d’autonomie stratégique, il est nécessaire de se concentrer sur la construction d’alliances stratégiques.

Michel Duclos

(Q1) 2,5/5 | (Q2) 4/5

Si risque il y a, il est mesuré. Les Américains vont continuer de privilégier d’autres priorités que l’Europe dans leur allocation des moyens ainsi que dans la gestion des crises. L’administration Biden va considérablement améliorer l’atmosphère transatlantique mais, sur le fond, poursuivra la ligne d’Obama et de Trump. Cela veut dire que les Européens devront d’une manière ou d’une autre s’organiser pour faire face aux menaces de l’autre côté de la Méditerranée et peut-être dans les Balkans.

La question est importante, car il serait préférable que les deux pôles du partenariat transatlantique fassent évoluer leur relation en bonne intelligence. C’est surtout vrai pour la France d’ailleurs : les « idées françaises » sur la défense européenne ne trouveront une masse critique de soutien en Europe que si des signaux positifs viennent de Washington. Inversement, si les Etats-Unis cherchent à rétablir un leadership sans nuance, des à-coups et des tensions sont inévitables. La présidence française de l’Union européenne devrait être une occasion de cristalliser un nouveau consensus transatlantique sur la sécurité mais aussi sur un noyau dur de souveraineté européenne – technologie, climat, investissements, commerce, Chine – pour lequel une compréhension américaine serait d’un intérêt commun.

Maya Kandel

(Q1) 1/5 | (Q2) 0/5

L’élection de Biden ouvre une fenêtre pour adapter la relation transatlantique au nouveau contexte mondial dans de bonnes conditions. Trump a bousculé cette relation, en désignant l’Union comme un ennemi, ce qu’aucun président américain n’avait fait avant lui. Il a surtout ouvert les yeux des Européens sur l’évolution politique profonde outre-atlantique : avant Trump, les positionnements européens sur l’autonomie stratégique divergeaient au gré de leurs analyses hétérogènes des Etats-Unis ; Trump a provoqué une convergence. L’Union entend devenir un acteur géopolitique, défendre ses intérêts stratégiques. S’agissant de la relation transatlantique, cela impose de se prémunir contre les effets de la polarisation politique interne des Etats-Unis, de la radicalisation qui l’accompagne, et des conséquences de cette situation politique intérieure sur leur politique étrangère. Le trumpisme est le fruit d’évolutions profondes, il a laissé des traces, et peut revenir au pouvoir dans quatre ans. Il reste de nombreux domaines où la relation transatlantique peut se renforcer au bénéfice de tous ; d’autres où il est sans doute vain d’investir temps, énergie et capital politique.

Mais la prise de conscience européenne fait que ce n’est plus la bonne question. Moderniser la relation transatlantique exige d’identifier et d’assumer, en Européens, les convergences et les divergences d’intérêts des deux côtés de l’Atlantique. La question se pose notamment sur la Chine, où nous avons des objectifs différents : pour les Etats-Unis, c’est la question de leur hégémonie qui est posée ; les Européens n’ont pas de prétention hégémonique mondiale, la Chine pose davantage des questions de principes et de choix économiques passés et présents. C’est une analyse que nous devons faire également sur les enjeux numériques et commerciaux. Sur certains dossiers comme le climat ou la pandémie, l’élection de Biden ouvre clairement de nouvelles opportunités. Quoi qu’il en soit, l’arrivée d’une nouvelle administration américaine qui croit au multilatéralisme et à la coopération internationale, donne la priorité aux menaces globales, qui parle contre la répression politique et pour la démocratie, devrait être vue et saisie comme une opportunité par les Européens.

Jacob Kirkegaard

(Q1) 1/5 | (Q2) 0/5

 La nécessité pour l’Europe de s’engager sur la voie de l’autonomie stratégique trouve son origine dans l’effondrement du consensus américain d’après-guerre qui fixait le rôle et les engagements de la première puissance dans le système économique et politique mondial. L’un des deux partis américains, le GOP (Grand Old Party – surnom du Parti Républicain), reste tributaire des notions trumpistes de l' »Amérique d’abord », de protectionnisme commercial et de désengagement international. Malgré la victoire de Biden, ce courant politique a reçu le deuxième plus grand nombre de votes jamais enregistré pour un candidat à la présidence des États-Unis et semble voué à maintenir sa prédominance au sein du GOP. La poursuite de l’autonomie stratégique européenne est donc justifiée, car la communauté de valeurs transatlantique traditionnelle ne tient désormais plus qu’à un seul parti à Washington. Cela ne constitue pas une base crédible sur laquelle l’Europe pourrait fonder sa politique de sécurité. La victoire de Biden n’y change rien, bien qu’elle facilite les choses, car l’autonomie stratégique peut désormais poursuivre son chemin dans une dynamique collaborative et non plus conflictuelle avec Washington.

L’autonomie stratégique européenne est nécessaire parce qu’il importe maintenant de savoir quel parti remporte la présidence américaine, et non plus quel individu siège à la Maison-Blanche. C’est cet affaiblissement à long terme du soutien bipartisan à la politique étrangère américaine traditionnelle qui justifie l’autonomie stratégique européenne. A ce titre, il est aujourd’hui difficile d’imaginer que, encore récemment, la fracture politique américaine s’arrêtait aux frontières des Etats-Unis.

Hans Kribbe

(Q1) 1/5 | (Q2) 1/5

Pourquoi parle-t-on d’autonomie stratégique ? Au cours des quatre dernières années, deux mots et trois syllabes ont suffi aux défenseurs de cette idée pour répondre à la question : Donald Trump. Fin de la discussion. Dans les prochaines années, les réponses seront peut-être plus longues à formuler, mais elles n’en seront pas moins convaincantes. 

Au dire de tous, Joe Biden est un homme qui a le cœur sur la main, un dirigeant profondément sensé. Sa vision des États-Unis et de son propre rôle en tant que président s’inscrit dans une interprétation traditionnelle, celle de l’hégémon libéral et bienveillant, le leader du monde libre. Pourquoi, alors, l’Europe devrait-elle encore vouloir s’émanciper en tant que puissance souveraine ?

La réponse à cette question ne se trouve plus dans le Bureau ovale. Elle ne tient plus de blog sur Twitter. Elle réside plutôt ailleurs, dans les changements tectoniques et structurels qui poussent inexorablement l’Amérique et le monde vers de nouvelles directions. Elle se trouve dans les changements qui ont engendré le « pivot asiatique » d’Obama bien avant les affres de Trump, dans l’ascension de la Chine en tant que superpuissance ou encore dans la prise d’assaut du Capitole à Washington plus récemment.

Biden promet une renaissance de l’Occident. Mais, jusqu’à présent, en matière de politique étrangère, nous n’avons guère constaté de rupture avec l’ère Trump. Les restrictions à l’importation d’acier et d’aluminium européens, populaires auprès des sidérurgistes américains, restent en place. Les sanctions américaines visant le projet de Nord Stream défendu par l’Allemagne le sont également. La politique chinoise de Trump est soutenue indistinctement par les deux partis politiques américains. L’OMC reste également dans l’impasse, et ce grâce à Washington.

Le fantôme de Trump plane toujours autour de la Maison Blanche. Selon les optimistes, il disparaîtra bientôt et tout ira bien. Il est plus probable que les quatre années de la présidence Biden nous enseignent que le spectre des politiques de Trump sera parfaitement capable de survivre sans lui.

Charles A. Kupchan

(Q1) 4/5 | (Q2) 1/5

Si Trump avait été réélu, les Européens auraient légitimement mis en doute la fiabilité de leur partenaire américain. Leur dépendance traditionnelle à l’égard de la relation transatlantique pour assurer leur sécurité et assurer la gouvernance mondiale aurait été sérieusement remise en question. L’arrivée de M. Biden dans le Bureau ovale permet de donner un nouveau souffle à l’engagement des États-Unis en faveur de la défense collective et du multilatéralisme. La plupart des Européens ont été soulagés par la victoire du démocrate, au risque d’un essoufflement de l’élan politique qui s’était installé en faveur de l’autonomie stratégique. L’Europe devrait poursuivre ses efforts pour accroître ses capacités militaires, mais l’expression « autonomie stratégique » est inutile et trompeuse. Il est certain que l’Europe devrait être prête à agir seule si nécessaire, mais le travail d’équipe transatlantique doit rester le premier recours. Plus l’Europe sera forte sur le plan géopolitique, meilleur sera le partenariat avec les États-Unis. “Plus d’Europe” signifie un renforcement et non un affaiblissement du lien transatlantique. L’ambition géopolitique européenne est un projet à long terme ; un processus qui, dans le meilleur des cas, avancera lentement. En attendant, les Européens et les Américains devraient s’atteler immédiatement à l’élaboration d’une stratégie commune à l’égard de la Russie et de la Chine. Les partenaires transatlantiques devraient également renforcer la dimension de politique interne de leur collaboration, en discutant des investissements et des choix nécessaires à la revitalisation de la vie politique au sein des démocraties atlantiques, mais aussi de la solidarité entre elles.

Elena Lazarou

(Q1) 2/5 | (Q2) 0,5/5

Le mouvement vers l’autonomie stratégique européenne s’est récemment intensifié en raison des multiples mutations de l’environnement géopolitique, géotechnique et géoéconomique. Trump était une manifestation de ces changements, mais il n’en était pas la cause profonde. Par conséquent, contrairement à ce que l’on prétend parfois, le changement d’administration à la Maison Blanche ne présente pas un risque aussi important pour l’autonomie stratégique de l’Union, puisque ces conditions systémiques restent inchangées. Le débat ne doit pas être formulé en termes binaires, mais en termes qualitatifs. A ce titre, la présidence Biden ouvre des perspectives favorables au développement de l’autonomie stratégique dans le cadre d’un partenariat spécial. Pour l’essentiel, le renforcement des leviers d’autonomie de l’Union, par exemple par le biais d’un nouveau financement pour la garantie de l’action extérieure (IVCDCI) ou d’une capacité de maintien de la paix, est perçu positivement par les États-Unis. De même, les grands objectifs de l’Union – sur le climat, le multilatéralisme et les droits de l’homme – sont des fronts sur lesquels une Union plus forte et les États-Unis de M. Biden travailleront de pair.

En matière de défense, l’intensification  de la coopération UE-OTAN et la participation des pays tiers aux plans de défense de l’Union, couplées à un regain général de confiance, pourraient apaiser les tensions autour de l’idée selon laquelle l’Union « fait cavalier seul ». L’engagement de Biden en faveur de l’article 5 peut aussi être considéré comme une bonne raison de renforcer l’Union au sein de l’OTAN, plutôt qu’une raison de faire marche arrière en matière d’autonomie stratégique. 

Concilier l’ambition de l’Union en matière de souveraineté numérique et d’autonomie stratégique industrielle et commerciale avec une relation transatlantique revigorée sera peut-être le plus grand défi à relever. Toutefois, les préoccupations communes concernant les chaînes d’approvisionnement et la Chine ou les signaux selon lesquels la nouvelle administration Biden s’apprête à reprendre les discussions sur le projet de taxe numérique internationale pourraient conduire à une convergence plutôt qu’à une divergence. Il est encore tôt pour en juger mais le seul fait de qualifier l’élection de M. Biden de risque pour l’autonomie stratégique de l’Union constitue un risque en soi.

Bruno Maçães

(Q1) 2/5 | (Q2) 3/5

La relation transatlantique sera marquée par la Chine. L’Union veut faire très clairement savoir qu’elle a l’intention de mener une politique autonome à l’égard de la Chine. Il ne s’agit pas de savoir si cette politique sera agressive ou accommodante. Il s’agit d’autonomie, de ne pas se faire dicter les instructions par Washington pour affronter le défi chinois. Cette approche est éminemment recevable, mais il reste à voir si l’administration Biden le comprendra pleinement. Le deuxième dossier important sera celui des enjeux technologiques. L’Europe essaye désespérément de rester un acteur majeur dans ce domaine aux enjeux très importants et où nous avons besoin d’une approche constructive de la part de l’administration Biden. Ici aussi, il est important que Washington comprenne ce que l’on entend par autonomie stratégique. L’Europe ne peut tout simplement pas devenir dépendante d’une technologie produite ailleurs, même aux États-Unis.

Giovanna de Maio

(Q1) 1/5 | (Q2) 2/5

L’autonomie stratégique européenne reste un concept flou. Si les États membres de l’Union ont renforcé leur coopération en matière de défense par le biais de plusieurs projets sous l’égide de la PESCO, un commandement européen unifié capable de déployer des capacités militaires de manière indépendante est encore loin de voir le jour. Plus important encore, les États membres ne partagent pas la même perception des menaces et la même culture en matière de sécurité. Selon mon analyse, l’administration Biden ne représente pas « un risque » ou une menace pour les ambitions européennes en matière de sécurité. Bien au contraire. Compte tenu de la pression intérieure en faveur d’un désengagement durable, le président Biden et son équipe comprennent qu’il est dans l’intérêt des États-Unis de donner aux alliés suffisamment de latitude pour se désengager en toute sécurité de zones qui, bien qu’elles aient effectivement un impact sur la sécurité internationale, ne sont plus considérées comme une menace cruciale pour la sécurité des États-Unis. À cet égard, il est probable que Biden fasse pression pour une meilleure division du travail au sein de l’OTAN. A ce titre, il a déjà souligné à plusieurs reprises l’importance d’accroître la capacité de dissuasion militaire de l’alliance face aux défis posés par la Chine et la Russie. Pour ce faire, il n’y a pas d’autre moyen que d’augmenter les capacités militaires et de défense européennes. Si l’Europe et les États-Unis interagissent en ces termes, Washington n’aura guère intérêt à décourager les initiatives des Européens en faveur d’une plus grande coopération en matière de défense. Le renforcement de la sécurité transatlantique et de l’effort de dissuasion vis-à-vis de la Chine et de la Russie sera au cœur de l’agenda transatlantique de ces prochaines années, au même titre que la gestion de la pandémie et la lutte contre le changement climatique.

Claudia Major

(Q1) 1/5 | (Q2) 1/5

La présidence Biden menace-t-elle l’autonomie stratégique européenne en matière de sécurité et de défense ? Pas vraiment. En réalité, le plus grand danger vient des Européens eux-mêmes, prompts à se diviser en se lançant dans des querelles sur la forme et le nom de ladite autonomie (souveraineté ? autonomie ? responsabilité ?), alors qu’ils devraient concentrer leur énergie politique sur la mise en œuvre, à savoir s’accorder sur les priorités politiques, unir leurs forces et développer des capacités nécessaires à ce projet stratégique.

Il n’y a pas une seule mais plusieurs réactions européennes à l’arrivée au pouvoir de Biden. Les Européens d’Europe centrale et orientale et le Royaume-Uni craignent de voir leurs préoccupations moins prises en compte par Washington. Ils redoutent de voir disparaître leur « traitement de faveur »et d’être obligés de composer à nouveau avec les exigences de leurs partenaires européens. D’autres, comme la France, craignent que le naïf enthousiasme du jour fasse oublier le changement structurel des priorités américaines et de l’ordre mondial, ce qui pourrait conduire à briser l’élan actuel en faveur de l’autonomie européenne. Et puis il y a le cas de l’Allemagne, susceptible d’être le partenaire transatlantique naturel / priviligié de l’administration Biden, ce qui risque d’attiser les jalousies. Face à cela, une chose est sûre : les Européens doivent résister à la tentation de se lancer dans une concurrence stérile et solitaire pour plaire à l’administration Biden. Ils doivent avant tout coopérer entre eux afin d’accroître leur capacité d’action commune. 

Bien sûr, certains se demanderont si une relation transatlantique qui fonctionne est antagoniste à une capacité d’action renforcée de l’Union européenne ? Eh bien non. D’ailleurs, une autonomie européenne accrue n’est pas seulement compatible avec un lien transatlantique plus fort, elle en est même une condition préalable ! Seule une Europe plus capable et plus autonome peut être un partenaire crédible de l’administration Biden, avec comme objectif commun de façonner ensemble l’ordre international, de la régulation des nouvelles technologies à la lutte contre les régimes autocratiques, en passant par la défense d’un ordre mondial multilatéral doté d’une règle du jeu.

Laurence Nardon

(Q1) 3/5 | (Q2) 3/5

Revenant à la pratique du multilatéralisme, cherchant à rétablir la posture morale de l’Amérique (démocratie, droits de l’homme…), l’administration Biden va se montrer constructive avec les Européens. Le secrétaire d’Etat Antony Blinken (qui a passé la moitié de son enfance à Paris), le Conseiller pour la sécurité nationale Jake Sullivan (Rhodes scholar à Oxford) et la conseillère Julie Smith (qui entretient des liens forts avec l’Allemagne) sauront renouer avec les chancelleries européennes. Sans doute auront-ils une vision obamienne du projet européen, considérant une Union européenne forte comme un atout pour les Etats-Unis (à l’inverse du nationaliste Trump pour qui ce projet supranational était intolérable).

Certains euro-pessimistes craignent que l’amitié américaine incite les acteurs de l’Union à se désengager du projet d’autonomie stratégique. Ils doivent se rassurer, les Etats-Unis resteront attentifs à leur intérêt national et ne feront pas de cadeau aux Européens sur les dossiers particulièrement épineux des prochaines mois tels que le commerce, la taxe GAFA ou encore la protection et le développement des technologies par rapport à la Chine.

Surtout, l’équipe Biden ne peut pas revenir à l’avant-2016. Le principe du libre-échange et la pratique de l’interventionnisme militaire font désormais largement l’objet d’une remise en question à Washington, aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier politique. Les Etats-Unis seront un partenaire aimable, mais en retrait.

Kristi Raik

(Q1) 1/5 | (Q2) 0/5

La présidence de Joe Biden est l’opportunité de renforcer le consensus européen et transatlantique sur l’autonomie stratégique européenne. L’idée d’autonomie stratégique européenne n’aurait jamais été en mesure d’aboutir à un consensus au sein de l’Union si elle était envisagée sous le seul spectre d’une prise de distance par rapport aux États-Unis. Même l’hypothèse d’un second mandat de Donald Trump, qui heureusement pour l’alliance transatlantique et la stabilité mondiale ne s’est pas concrétisée, n’aurait pas poussé de nombreux pays européens à relativiser l’importance des États-Unis pour leur sécurité. Dans les parties orientale et septentrionale de l’Union, la présence américain reste indispensable pour contenir une Russie de plus en plus autoritaire et instable. Cela étant dit, les pays qui s’inquiètent le plus de la Russie prennent au sérieux la nécessité de renforcer leurs propres capacités de défense nationale.

Dans un monde où la concurrence entre les grandes puissances se resserre et où l’ordre fondé sur des règles s’effrite, l’Europe et les États-Unis ont besoin l’un de l’autre. L’élection de Joe Biden confirme une nouvelle fois que ces deux blocs partagent les mêmes valeurs et de nombreux intérêts de politique internationale. Certes, l’Europe doit renforcer sa capacité d’action et son aptitude à assurer sa propre sécurité mais elle n’est pas prête à le faire seule et ne devrait pas y prétendre.

Andrei Tarnea

(Q1) 1/5 | (Q2) 0/5

L’élection de Biden pose un risque très faible vis-à-vis de l’autonomie stratégique européenne. Bien que pertinente dans un sens bilatéral, si l’autonomie stratégique européenne se concrétise, elle doit être basée sur une proposition multispectre.

L’approche privilégiée par la nouvelle administration américaine à l’égard de ses partenaires réduira très certainement les risques de découplage que faisait courir la présidence Trump. Néanmoins, cela ne doit pas être la raison d’un renoncement européen en matière de capacité stratégique. 

L’autonomie stratégique européenne ne peut pas être purement conçue comme une alternative au rôle actuellement joué par les États-Unis sur les questions de sécurité et de stratégie occidentale. L’autonomie stratégique européenne ne dépendra pas non plus de la dynamique changeante des relations transatlantiques ou de l’évolution des priorités à Washington. Si l’autonomie stratégique devait un jour aboutir, ce serait au travers d’une perception partagée des impératifs stratégiques et une volonté commune d’assurer conjointement le coût de leur prise en compte. L’agenda européen n’est pas opposé à celui des États-Unis (changement climatique, sécurité nucléaire, terrorisme, révolution numérique, Russie et Chine, etc), seuls les moyens privilégiés pour obtenir des résultats le sont. Ainsi, l’autonomie stratégique européenne doit reposer sur un ensemble plus large et mieux articulé d’objectifs, de moyens et de valeurs. 

Le coût et les obstacles politiques auxquels se heurte l’autonomie stratégique européenne sont les principaux obstacles à son aboutissement. Pour que celle-ci se concrétise, l’Europe a besoin de développer son propre récit d’un nouvel exceptionnalisme européen, semblable à celui qui a sous-tendu le soutien populaire à la politique étrangère et de sécurité américaine pendant de nombreuses décennies. Ce récit sera nécessairement ancré dans le concept de l’Europe en tant que puissance normative qui respecte et promeut ses valeurs sur son territoire et à l’étranger. Sur le plan intérieur, l’épreuve ultime pour l’Europe réside dans sa capacité à  gérer la politique populiste illibérale. Sur le plan extérieur, ce sera la sécurité et la stabilité de son voisinage méridional et oriental.

Bruno Tertrais

(Q1) 3/5 | (Q2) 2/5

L’administration Biden verra a priori d’un bon œil l’idée d’une Europe prenant davantage en charge son destin. Dans le même temps, son intention de « réparer les alliances » et de « réengager les Etats-Unis » pourrait mal s’accommoder de velléités de « souveraineté européenne ». L’esprit dans lequel elle abordera la question de l’autonomie stratégique européenne ne sera pas si différent de celui de l’administration Clinton. Souvenons-nous en effet qu’à l’époque, ce sont nos doutes sur la fiabilité de l’engagement américain, notamment dans les Balkans, qui avaient conduit Paris à promouvoir ce concept. Nos désaccords sur la dépendance européenne vis-à-vis de l’industrie de défense américaine, ou sur l’extraterritorialité de la loi américaine, étaient déjà forts à ce moment. Avec naturellement bien des différences. A commencer par ce qu’il est convenu d’appeler outre-Atlantique le retour de la compétition entre grandes puissances. 

La Russie et la Chine posent des défis autrement plus importants aujourd’hui que ce n’était le cas à l’époque – ce qui donnera des arguments à ceux qui souhaitent valoriser la cohésion occidentale. Tout comme la composition des institutions, leur élargissement à l’Est ayant conduit à y renforcer le tropisme transatlantique. Des éléments qui ne vont pas affermir, en Europe, la crédibilité du récit traditionnel français, qui a repris de la vigueur sous Obama et sous Trump, consistant à mettre en exergue les atermoiements américains en Europe et leur intérêt croissant pour l’Asie au bénéfice d’une plus grande autonomie européenne. Enfin, je ne crois pas beaucoup à l’idée selon laquelle l’Amérique voudra de plus en plus sous-traiter la sécurité à l’Europe dans la région ANMO. C’est une région à propos de laquelle on devrait toujours avertir les présidents américains qui entrent en fonction de la manière suivante : peut-être ne vous intéressez-vous pas au Moyen-Orient, mais le Moyen-Orient s’intéressera à vous.

Nathalie Tocci

(Q1) 2/5 | (Q2) 3/5

La présidence Biden en elle-même ne représente pas un risque pour la poursuite de l’autonomie stratégique européenne. Le risque est intrinsèque aux Européens et leur réticence à affronter les questions difficiles pour avancer concrètement au-delà des mots. Cela exigerait un renforcement de la cohésion interne des Européens, une plus grande affirmation de leur résilience et de leur force, une prise de risques et de responsabilités accrue en matière d’action extérieure, afin de réduire les dépendances asymétriques qui peuvent être exploitées à notre désavantage. Néanmoins, dans la mesure où la présence d’un allié au sein de la Maison Blanche réveille les instincts européens d’inaction, l’administration Biden pourrait indirectement être un facteur de risque pour l’autonomie stratégique européenne. Il serait tragique que les Européens tombent dans ce piège et fuient leurs responsabilités au lieu de récolter pleinement les fruits d’une relation transatlantique renouvelée. Si cela devait arriver, nous ne pourrions que nous en prendre à nous-mêmes.

Pierre Vimont

(Q1) 3,5/5 | (Q2) 2/5

On s’affirme mieux dans l’adversité que parmi ses amis. Trump aura eu cette vertu de faire prendre conscience à l’Europe de sa fragilité et de la contraindre à réagir. Aujourd’hui, par sa volonté sans équivoque d’effacer l’héritage de Donald Trump, la nouvelle administration Biden rassure les Européens et peut ouvrir la voie au retour vers la zone de confort traditionnelle de l’Europe. Certes, les nations européennes devront sans doute prendre une part plus importante du fardeau de la défense transatlantique. Mais, pour le reste, la tentation sera forte de s’en remettre à un partenariat très largement inspiré de la vision américaine du monde. Face à ce risque du moindre effort, il ne suffira pas aux Européens de refuser un alignement trop simpliste pour se doter d’une souveraineté toute neuve. Si elle veut réellement construire une autonomie stratégique sérieuse, l’Europe devra se mobiliser bien au-delà de l’état de ses relations avec les Etats Unis. Une vraie ambition géopolitique pour l’Europe devra se construire autour de sa propre vision stratégique et se décliner en objectifs opérationnels et en moyens concrets, capables de répondre à tous les défis de notre temps. Un chemin autrement plus ardu que la recherche d’une relation plus équilibrée avec l’allié américain.

Notes

  1. Groupe d’études géopolitiques, L’autonomie stratégique européenne en 2020, Note de travail 10, décembre 2020
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Rosa Balfour, Emil Brix, Maria Demertzis, Michel Duclos, Maya Kandel, Jacob Kirkegaard, Hans Kribbe, Charles A. Kupchan, Elena Lazarou, Bruno Maçães, Giovanna de Maio, Claudia Major, Laurence Nardon, Kristi Raik, Andrei Tarnea, Bruno Tertrais, Nathalie Tocci, Pierre Vimont, L’autonomie stratégique européenne et la présidence Biden, Groupe d'études géopolitiques, Fév 2021,

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