Définir la souveraineté européenne, une conversation avec Pascal Lamy
Pascal Lamy
5ème directeur général de l'Organisation mondiale du commerceIssue
Issue #3Auteurs
Pascal LamyLa Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3
Les chemins de la puissance européenne
L’Europe a longtemps entretenu un rapport maladif à la puissance. La revendication de « puissance » semble désormais assumée par les responsables européens, le secrétaire d’État français aux affaires européennes Clément Beaune parlant même d’une nouvelle « projection mentale et concrète vers la puissance » 1 . Quel est votre sentiment sur ce sujet ?
L’échec de Communauté européenne de défense (CED) au début des années 1950 a conduit les Pères fondateurs à entamer, à travers ce qui deviendra l’Union européenne, œuvre de paix, une entreprise d’intégration géoéconomique plutôt que géopolitique. Ce choix résultait d’un constat pragmatique : la géoéconomie agrège des quantités pour la plupart fongibles quand la géopolitique mobilise un sentiment d’appartenance, une communauté ressentie et vécue, souvent construite autour de menaces, de rêves et de cauchemars communs. L’intégration géoéconomique – à travers la gestion commune de l’acier et du charbon au départ – devait naturellement mener à de l’intégration politique. C’est ce qu’il faut comprendre à travers le concept de « solidarités de fait » énoncé par Robert Schuman : l’intégration économique aurait dû produire l’intégration politique. Or, nous savons aujourd’hui qu’il ne suffit pas de travailler le plomb de l’économie pour accéder à l’or de la politique. Entre le consommateur, le travailleur, l’homo economicus d’une part, et le citoyen, l’homo civicus, de l’autre, il y a une barrière d’espèce que la construction européenne n’a pas encore su franchir.
L’Union a refusé à plusieurs reprises, et parfois d’une manière dramatique, comme au moment des guerres yougoslaves, d’assumer ses responsabilités géopolitiques. Mais les Européens ont aussi commencé à percevoir la nécessité de se doter des moyens d’une action politique à la hauteur de leur position dans le monde : la fragmentation du monde, l’accélération de l’affrontement entre les États-Unis et la Chine, nous oblige à changer de paradigme 2 . Lors de la Guerre froide, l’Europe avait clairement identifié ses amis, les protecteurs américains, et son ennemi, l’Union soviétique. Donald Trump a permis à l’Europe d’ouvrir les yeux sur une nouvelle réalité politique : le regard des États-Unis se concentre aujourd’hui essentiellement vers la Chine, rival idéologique, militaire, technologique, comme économique. Simplement si, comme Ricardo et Schumpeter l’ont montré, la géoéconomie est un jeu à somme positive, la géopolitique est un jeu à somme nulle et les Américains considèrent que tout progrès de la Chine vers la puissance mondiale se fera à leur détriment et contre le déploiement de leurs propres valeurs et intérêts. Pour l’Europe, la Chine est à la fois un concurrent, un rival mais aussi un partenaire, avec des coefficients différents que ceux des États-Unis. Si les Européens ne trouvent pas le juste positionnement – qui n’est pas une équidistance – entre les deux mondes qui poursuivent, de manière plus musclée, leur rivalité séculaire, ils seront écrasés. L’Europe a ses propres intérêts qu’elle sera amenée à défendre par elle-même, à condition de se doter des moyens d’une action politique à la hauteur de son ambition dans le monde 3 .
Ce nouveau contexte international réintroduit l’Europe dans la géopolitique, et donc dans la puissance au sens politique du terme. Nous nous trouvons aujourd’hui plongés au cœur d’une révolution du rapport de l’Europe au monde extérieur : notre monde n’est donc pas, ou plus, celui qui autorisait les Européens à concentrer l’essentiel de leurs efforts sur leurs priorités d’intégration économique et sur leur modèle futuriste d’unification politique. Nous sommes entrés dans un monde où l’Europe est condamnée à la puissance 4 et à se penser en tant qu’entité politique. Une nouveauté pour un continent dont les États-nations furent vaccinés contre la puissance dont ils avaient constaté les dégâts : l’ambition de puissance est encore souvent perçue dans l’imaginaire collectif de la plupart des membres de l‘Union Européenne comme l’attribut des nationalismes belliqueux du 20ème siècle qui ont produit le nazisme, le fascisme et la Shoah, soit le pire que l’humanité ait connu.
Pour les hommes et les femmes qui façonnèrent l’unité de l’Europe dans la première décennie d’après-guerre, la construction de la paix était le cœur battant du projet européen, conçu en opposition à une impulsion nationaliste se déployant de manière presque naturelle dans un discours de volonté de puissance. L’Europe a donc bien entrepris de se vacciner contre la volonté de puissance qui l’avait obsédée pendant les siècles précédents en façonnant un rêve d’unification interne, au point où le refoulement de la logique de puissance a fini par se transformer en une incapacité à agir à l’échelle pertinente. Les premières déclarations d’Ursula von der Leyen, soulignant qu’elle était à la tête de la première « commission géopolitique », montrent qu’aujourd’hui un nouveau chantier est ouvert.
La construction de cette puissance ne nécessite-t-elle pas, tout d’abord, que les européens soient capables de définir ce qu’est leur intérêt commun ?
Pour les Européens, l’Europe existe là où il y a de la raison, mais pas encore là où il y a de la passion. Un intérêt commun n’est pas très compliqué à exprimer et à défendre quand il s’agit d’intégration économique : une monnaie commune, un marché commun, une union douanière peuvent facilement être compris comme résultant d’une communauté d’intérêts qui ressort des lois de l’économie. Mais « on ne tombe pas amoureux d’un grand marché » comme aimait à le rappeler Jacques Delors. C’est autrement plus difficile d’exprimer un intérêt commun dans les affects, c’est-à-dire une communauté politique.
Nous avons ici un problème important de définition et d’articulation du désir de puissance dans l’espace politique aussi longtemps qu’il existe un déficit démocratique européen et que cet espace politique n’est pas constitué en demos. Les institutions de l’Union européenne (kratos) correspondent aux canons démocratiques : nous avons un quasi-gouvernement (la Commission) contrôlé par un Sénat des États membres (le Conseil des ministres), un Parlement qui peut renverser la Commission et enfin une Cour suprême (la Cour de Justice). L’Europe dispose donc de toutes les institutions nécessaires, qui sont fonctionnelles et démocratiques, mais elles ne sont pas, ou fort peu, animées par un sentiment d’appartenance commune. L’espace politique européen n’est pas habité de passion et la plupart du peuple européen n’envisage pas cet espace comme un espace de pouvoir analogue à ce qu’ils peuvent connaître dans leurs enveloppes de pouvoir au niveau local, régional ou national ; en témoigne la participation nettement plus faible aux élections européennes.
Prenons l’exemple d’une politique de défense commune que les européens appellent de leurs vœux si l’on en croit les sondages : elle suppose d’abord une politique de sécurité qui n’est elle-même qu’une composante de la politique étrangère. En matière de géopolitique, et notamment dans le domaine de la sécurité, nous ne sommes pas dans le domaine de la raison mais encore dans le domaine de la passion, et je ne crois pas qu’il y ait un intérêt commun raisonnable qui arrive à se superposer aux intérêts particuliers passionnels de même que nous n’avons pas réussi à faire naître une union politique à partir uniquement d’une union économique. Il y a des barrières à franchir : la matière de l’appartenance qui mène à une politique de sécurité commune est avant toute chose symbolique, elle n’est pas réelle, elle se trouve dans les mentalités, dans les cauchemars, dans les représentations.
Il importe aujourd’hui de chercher dans ce qui est infra-politique les éléments d’un nouveau récit commun. Le futur du projet européen repose nécessairement sur l’activation d’un véritable sentiment d’appartenance à l’Europe et des réponses qui seront apportées à la question de l’identité qui travaille aujourd’hui notre continent : nous ne pouvons pas continuer à construire l’Europe en nous désintéressant du besoin émotionnel d’appartenance à une communauté. Cette identité européenne, qui est un puits de complexité pour les Européens, dont les identités nationales se sont en partie construites sur des récits de différenciation, apparaît d’une manière beaucoup plus évidente aux non-Européens. Il nous faut décrire ce qui, par-delà l’hétérogénéité de nos expériences historiques, nous rassemble entre Européens, et nous relie au reste du monde. Nous avons besoin pour cela d’une nouvelle grammaire politique, plus riche et plus largement partagée – une grammaire à la hauteur de cette ambition formidable de créer un espace d’appartenance politique sans recourir au conflit ou à la contrainte. Nous avons beaucoup théorisé l’architecture institutionnelle de l’Union, son marché commun et sa législation, et nous n’avons pas assez mené de recherches empiriques sur les Européens, leurs imaginaires et leurs vies quotidiennes. L’une des pistes que je me suis attaché à poursuivre depuis quelques années est celle du développement d’une anthropologie de la construction européenne 5 .
Ce chemin sera long. C’est de l’ordre du temps, du récit, du débat. Le passage sera très complexe. L’initiative de Josep Borrell visant à construire une boussole stratégique pour l’Union doit être saluée mais il dit lui-même que cela sera une tâche de longue haleine 6 . Une fois la question de l’intérêt européen posée et qu’on en donne une définition, la réponse procédurale suit. Il ne faut pas se poser la question des institutions et de la procédure avant de connaître le but à atteindre. Le débat sur le passage de l’unanimité ou la majorité au Conseil européen n’a pas beaucoup de sens tant que ce travail sur la définition d’un intérêt européen ne sera pas fait : ce n’est pas le passage à une règle de majorité qui va faire que l’on va décider à la majorité d’une intervention militaire. Dans ces domaines, il faut être vraiment d’accord sur l’essentiel pour prendre des décisions pareilles, surtout parce que l’espace européen ne fait que se superposer à un espace national qui, lui, est un vrai espace de solidarité et d’appartenance, et c’est dans cet espace que l’on peut décider ou non de mettre sa vie en danger, et non pas, pas encore, dans l’espace politique européen.
Mais le tournant vers la géopolitique ne s’appuie-t-il lui-même sur le géoéconomique ? Les sanctions économiques sont souvent perçues aujourd’hui comme un instrument de politique étrangère. L’extraterritorialité du droit américain semble être l’exemple même de cette porosité, et aussi l’un des sujets sur lesquels un intérêt européen pourrait être le plus facilement déterminé ?
C’est précisément l’intérêt de ce champ de la relation économique extérieure que d’être celui qui mêle le plus la géoéconomie et la géopolitique. Les sanctions américaines répondent à un intérêt proprement national mais affectent directement des entreprises européennes. C’est de manière unilatérale que les Américains ont souhaité se retirer de l’Accord de Vienne ou imposer des sanctions vis-à-vis de la Chine. Toute évolution ne vient pas de l’intérieur. Prenons l’exemple de l’euro : si les discussions sur sa création ont débuté en 1969 avec le rapport Werner, la question n’a vraiment pris essor que quand les Américains avec Nixon décident de mettre fin à la convertibilité du dollar en or. Ce non-alignement crée les conditions d’un cheminement vers une autonomie stratégique européenne. C’est tout l’enjeu du nouvel instrument anti-coercition dont devrait se doter l’Union européenne dans les prochains mois et visant à lui permettre de prévenir et contrer les mesures de contrainte économique prises par des pays tiers contre l’Union européenne. Comme nous l’avons montré dans le cadre des travaux des trois Instituts Jacques Delors, qui ont inspiré la proposition de la Commission , la mise au point d’un arsenal de mesures complètes et bien articulées, de nature à empêcher ou du moins à limiter les dommages pour les Européens de sanctions extraterritoriales américaines ou autres constitue probablement le premier vrai test opérationnel du nouveau discours sur l’autonomie stratégique, traduction de la souveraineté en langage communautaire 7 .
Notes
- « ‘L’Europe puissance’, une conversation avec Clément Beaune », Le Grand continent, 3 décembre 2020.
- P. Lamy, « Union européenne, vous avez-dit souveraineté ? », Commentaire, Printemps 2020, n°169.
- P. Lamy, N. Kohler-Suzuki, « Une Chine mondialisée est moins dangereuse qu’une Chine autarcique [Chapitre du rapport Construire l’autonomie stratégique de la Chine], Institut Jacques Delors, 07 décembre 2021
- « L’Europe est condamnée à la puissance. Une conversation avec Pascal Lamy », Le Grand Continent, 17 octobre 2018.
- P. Lamy, « Jalons pour une anthropologie européenne », Le Grand continent, 8 janvier 2020.
- J. Borrell, « Quelle politique étrangère européenne à l’heure du Covid-19 ? », Le Grand continent, 14 décembre 2020.
- M-H. Bérard, E. Fabry, F. Fatah, E. Knudsen, P. Lamy, G. Pons, L. Schweitzer, P. Vimont « Sanctions extraterritoriales américaines, vous avez dit autonomie stratégique européenne ? », Institut Jacques Delors, 22 mars 2021
citer l'article
Pascal Lamy, Définir la souveraineté européenne, une conversation avec Pascal Lamy, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,