Revue Européenne du Droit
Dessiner un droit des affaires commun
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Issue #3

Auteurs

Philippe Dupichot

La Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3

Le constat s’impose aisément à tout observateur : dans la sphère juridique, l’intégration européenne est loin d’être achevée. Il est en effet des domaines où la construction juridique communautaire doit être améliorée, voire approfondie, pour que l’on puisse un jour considérer que les règles du jeu commercial sont véritablement uniformes au sein du marché unique ou, pour le moins, au sein de la zone euro 1

C’est pour vérifier la pertinence de cette intuition que l’Association Henri Capitant a souhaité, il y a quelques années déjà, dresser un inventaire de l’acquis communautaire en droit des affaires. L’inventaire trilingue qui en a résulté, publié sous le titre La construction européenne en droit des affaires : acquis et perspectives (ed. Lextenso, octobre 2016), a permis de dresser un bilan volontairement synthétique de l’apport de l’Union européenne dans douze matières fondamentales du droit des affaires au sens large : droit du marché, droit du commerce électronique, droit des sociétés, droit des sûretés, droit de l’exécution, droit des entreprises en difficulté, droit bancaire, droit des assurances, droit des marchés financiers, droit de la propriété intellectuelle, droit social et droit fiscal. Curieusement, une telle entreprise n’avait guère été conduite auparavant ; son principal enseignement est simple : le droit européen des affaires reste largement à construire. Or, si le projet a logiquement suscité des critiques stimulantes 2 , il n’apparaît pas que le diagnostic ait été contesté par quiconque. 

De là, un glissement (inévitable) de l’analyse vers l’initiative qu’ont souhaité conduire des juristes de tous horizons : un projet de Code européen des affaires 3 . Le projet s’intègre dans une longue histoire, qui suggère d’ailleurs nettement que l’édification d’un droit commercial contribue à structurer les échanges et la Cité elle-même. Jadis, les foires du Moyen Âge ont joué un rôle important dans la construction d’une Europe des échanges : on leur doit en partie le développement des techniques cambiaires, la sévérité des anciennes banqueroutes et l’importance attachée au respect de la parole donnée dans le commerce de marchandises. Et ainsi que le relevait Reiner Schulze en 2016 : « [e]n Allemagne, la codification du droit commercial au cours du 19e siècle a largement précédé la naissance du Code civil – pratiquement de quatre décennies en ce qui concerne le « Code général du commerce allemand ». En Espagne, le Code de commerce a même vu le jour soixante ans auparavant. À la naissance de ces marchés nationaux, un Code de commerce est apparu comme une nécessité impérieuse aux fins de faciliter le commerce et de renforcer l‘économie. Les commerçants et les entreprises ont eu besoin du Code de commerce pour franchir les anciennes frontières du nouveau « marché intérieur » national de l’époque. » 4

Dans cette contribution, on présentera d’abord les raisons du projet de Code européen des affaires (I), puis l’état actuel de sa réception dans la sphère politique (II) et enfin quelques questions posées par son élaboration (III).

I – Les raisons

Un Code européen des affaires serait formidablement utile. Les raisons de s’y atteler sont d’ordre juridique certes (A) mais aussi économique (B) et politique (C).

A.    Des raisons juridiques

Le droit des affaires européen souffre formellement d’un déficit majeur d’accessibilité et d’intelligibilité. La consultation du site « Eur-Lex » 5 – qui tend pourtant à « L’accès au droit de l’Union européenne » – en est la preuve, tellement est-elle malaisée pour quiconque souhaite se renseigner sur le droit européen des affaires. Les « synthèses de la législation de l’UE », destinées pourtant à un public non spécialisé, sont « classées en 32 domaines d’action (sic) » 6 . Or, ces domaines sont profondément éclatés et plus de la moitié d’entre eux intéressent le droit des affaires. En particulier, l’entrée « Entreprises » est d’une parfaite indigence puisqu’elle se contente de renvoyer incomplètement à d’autres domaines d’actions (« Marché intérieur », « Concurrence », « Commerce extérieur », « Fiscalité », « Douanes »). Pareille situation est d’autant plus regrettable que l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi est, pour le moins aux yeux du juriste français, un objectif de valeur constitutionnelle 7 .

L’Union européenne semble prendre conscience de ces insuffisances. Le 13 avril 2016, un accord interinstitutionnel a du reste été conclu entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen, intitulé « Mieux légiférer », qui « vise à améliorer la manière dont l’UE légifère et à faire en sorte que la législation de l’UE serve mieux les citoyens et les entreprises. Il devrait rendre le processus législatif de l’UE plus transparent, plus ouvert aux contributions des acteurs concernés et plus facile à comprendre. Il contribuera également à évaluer l’incidence de la législation de l’UE sur les petites et moyennes entreprises, l’industrie locale et le grand public ». L’esprit de l’accord se retrouve aussi dans l’initiative « Better Regulation » de la Commission, visant notamment à garantir une meilleure qualité de la législation 8 . Toutefois, ces accords ou programmes tendent surtout à limiter le nombre de nouveaux règlements et directives, plutôt qu’à les ordonner logiquement ; à ce titre, ils remettent souvent en exergue les principes de subsidiarité et de proportionnalité 9 .

En effet, le périmètre et l’étendue de la construction juridique communautaire sont tributaires de la répartition des compétences résultant du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE). Aussi, l’acquis communautaire est-il naturellement plus fort en matière de droit de la concurrence – qui relève de la compétence exclusive de l’Union – que dans les domaines relevant de compétences partagées et justiciables des principes de subsidiarité et de proportionnalité (marché intérieur par exemple) ou a fortiori de la fiscalité, encore soumise à la règle de l’unanimité. Cet éclatement des compétences aura été un puissant frein à l’adoption de règles matérielles uniformes : la construction communautaire dans le champ du droit des affaires s’est effectuée d’une façon profondément hétérogène. Riche sur certains thèmes (marché, commerce électronique, propriété industrielle, sociétés, etc.), elle est parcellaire sur d’autres (sûretés, voies d’exécution, opérations bancaires, fiscalité, etc.). 

B.    Des raisons économiques

Plus de soixante-trois ans après la signature du Traité de Rome, il devient chaque jour plus étrange que les 27 États membres commercent entre eux sous l’empire de droits des affaires éclatés et, pour 19 d’entre eux, moyennant une monnaie commune.

Le qualificatif si connu de « marché commun » sied mal pour désigner une zone de commerce au sein de laquelle subsistent des disparités notables entre les droits nationaux des affaires. Pour ne donner que deux exemples bien connus, les taux de l’impôt sur les sociétés varient du simple au triple entre États membres, et nul ne niera que les législations sociales diffèrent grandement. Partant, les États membres se font parfois concurrence entre eux – plutôt que de présenter un front uni à l’égard des autres pays – et le law shopping s’en trouve favorisé.

Or, entendu en un sens large, le droit des affaires détermine les règles du jeu commercial. Le Président Giscard d’Estaing l’a d’ailleurs finement relevé : « [l]e droit de l’entreprise est un vecteur puissant de la convergence économique, fiscale et sociale. Cette convergence est essentielle à la consolidation de l’Euro qui est aujourd’hui la colonne vertébrale de la construction européenne. (…) ce droit, qui régit le quotidien des entreprises, n’a pas été suffisamment pris en compte par les dirigeants européens » 10 . Ce sont bien ces centaines de milliers d’entreprises, de petite, moyenne et plus grande taille, qui sont les forces vives des économies européennes et de leur nécessaire convergence. Ils constituent la source première de la création de richesses, de la croissance et de l’emploi et doivent évoluer dans un environnement juridique, fiscal et social convergent, dès lors qu’ils opèrent au sein d’un espace monétaire unifié, de libre circulation des biens, des services, des capitaux et du travail. 

C’est pourquoi il est temps d’adosser la monnaie unique, l’Euro, à un socle de droit unifié des affaires. Un tel socle de droit unifié des affaires pourrait faire gagner de précieux points de croissance aux États membres et être un vecteur de richesse pour les entreprises européennes. Il faciliterait grandement le développement des échanges intracommunautaires en incitant TPE et PME à commercer au-delà de leurs frontières, avec une plus grande sécurité et en toute confiance. Il faut en effet rappeler que, comparé au commerce entre États fédérés des États-Unis d’Amérique, le commerce entre États membres de l’Union est encore peu développé 11

Un rapide tour d’horizon suggère en effet qu’il n’est guère de grande zone d’échange sans droit uniforme. L’Union européenne se distingue sur ce point malencontreusement par la faible intégration juridique de son droit des affaires. Les barrières linguistiques et culturelles n’expliquent pas tout ; donc, un socle de droit unifié des affaires contribuerait-il grandement à améliorer « le fonctionnement du marché intérieur » au sens de l’article 26 du TFUE.

C.    Des raisons politiques

L’Europe est de nos jours en proie au doute : ébranlée par le Brexit, bousculée par les phénomènes migratoires et par la crise sanitaire, elle subit le réveil économique de la Chine et s’incline devant la supériorité technologique des États-Unis d’Amérique. La place prise par les GAFAM tout à la fois la paralyse et la fascine… Sauf à nourrir un sentiment antieuropéen pour d’autres raisons, il importe de redonner du sens et du souffle à l’Union européenne.

À l’intérieur des frontières de l’Union européenne, montrer que l’Europe s’intéresse à ses entrepreneurs et à ses entreprises paraît une nécessité. En effet, à l’exception notable des règles intéressant la concurrence, le commerce électronique et la propriété industrielle, la construction européenne en droit des affaires s’est insuffisamment intéressée à la pratique quotidienne des commerçants et entreprises de l’UE (TPE et PME) et, plus généralement, de ceux qui ne sont ni banquiers, ni assureurs, ni consommateurs 12 . Si ces dernières thématiques sont fondamentales, leur récurrence et leur omniprésence dans l’arsenal législatif de l’Union accréditent dangereusement l’image – chère aux europhobes et aux extrêmes – d’un droit éloigné des préoccupations des très petites et moyennes entreprises, plus « financier » que véritablement « commercial ».

Aussi, se réjouira-t-on que le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, semble vouloir réorienter la politique de l’UE. Il affirmait ainsi dans un grand quotidien 13 que « la politique industrielle en Europe ne peut plus être conduite avec pour seul but de réduire les prix pour le consommateur. Nos entreprises à la base de nos emplois, de nos progrès et de notre souveraineté doivent être replacées au cœur de nos politiques (…) il y aura un avant et un après-Commission von der Leyen ». Il importe donc de replacer l’UE au service des citoyens et des entrepreneurs, afin que celle-ci soit, à nouveau, considérée comme un espace de liberté et non de contrainte.

À l’extérieur des frontières européennes, le droit de l’Union doit tendre à embrasser la valeur d’un modèle : devenir une source d’inspiration pour les législateurs étrangers, de réflexion pour les juristes de tous pays, de sécurité juridique pour les investisseurs. À cette condition seulement, il rayonnera, et l’Europe avec lui. C’est sans doute là un enjeu de civilisation : un droit est porteur de concepts et de valeurs qui sont le produit d’une culture et d’un mode de vie. Parce qu’il y a une civilisation européenne, il doit y avoir un droit européen des affaires accessible et intelligible. Or, quoique l’Union européenne se soit construite par le droit et sur le droit, ce dernier n’est guère pour l’heure un phare de la civilisation européenne dans le champ des échanges économiques.

II – La réception

Simple initiative d’une société savante, le projet de Code européen des affaires revêtait logiquement les allures d’une pure utopie lors de son lancement 14 . Tel n’est plus le cas aujourd’hui : l’idée que l’Europe a besoin d’un droit des affaires intégré et codifié se diffuse chaque jour davantage. Elle rencontre ainsi une adhésion croissante dans la sphère politique, non seulement au sein du couple franco-allemand (A) mais au-delà (B).

A.    Par le couple franco-allemand

Après un démarrage français, l’objectif d’unification du droit européen des affaires recueille un écho favorable au sein du couple franco-allemand, dont l’importance n’est plus à démontrer pour l’avenir de l’Europe. Dans son discours sur l’Europe prononcé en Sorbonne le 26 septembre 2017, le Président Emmanuel Macron a logiquement entendu s’appuyer sur ce moteur franco-allemand pour appeler à l’intégration des droits des affaires : « À ceux qui disent que c’est trop dur, je dis : pensez à Robert Schuman, cinq ans après une guerre dont le sang séchait à peine. Sur tous les sujets que j’ai évoqués, nous pouvons donner une impulsion franco-allemande décisive et concrète (…). Pourquoi ne pas se donner d’ici à 2024 l’objectif d’intégrer totalement nos marchés en appliquant les mêmes règles à nos entreprises, du droit des affaires au droit des faillites ? ». L’annonce était d’importance : l’impulsion sera franco-allemande ou ne sera pas 15 .

Puis, le 22 janvier 2018, le Bundestag et l’Assemblée nationale ont adopté une résolution commune plaidant pour « la réalisation d’un espace économique franco-allemand avec des règles harmonisées, notamment en ce qui concerne le droit des sociétés et l’encadrement des faillites d’entreprises ». Plus récemment, un rapport parlementaire du 29 novembre 2018 rédigé par les députés Christophe Naegelen et Sylvain Waserman, sur l’Avenir de la zone euro, reprenait à son compte – parmi quatre propositions pour renforcer la zone euro – « Le projet de Code Européen des Affaires » porté par l’Association Henri Capitant 16 , en préconisant de lui donner une assise franco-allemande.

Dans le prolongement de ce rapport, un important « Traité franco-allemand sur la coopération et l’intégration franco-allemandes » a été signé à Aix-la-Chapelle, le 22 janvier 2019, lequel accorde une place de choix à l’intégration des droits des affaires. Son article 20 § 1 dispose ainsi que : « (1) Les deux États approfondissent l’intégration de leurs économies afin d’instituer une zone économique franco-allemande dotée de règles communes. Le Conseil économique et financier franco-allemand favorise l’harmonisation bilatérale de leurs législations, notamment dans le domaine du droit des affaires, et coordonne de façon régulière les politiques économiques entre la République française et la République fédérale d’Allemagne afin de favoriser la convergence entre les deux États et d’améliorer la compétitivité de leurs économies ». Ce Traité a été ratifié par la loi n° 2019-1066 du 21 octobre 2019 et remplace le Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963.

Constituée de 50 députés français et de 50 députés allemands, la nouvelle assemblée parlementaire franco-allemande (APFA) a, dès sa troisième réunion, adopté, le 6 février 2020, une « Délibération instituant un groupe de travail “Harmonisation du droit français et du droit allemand des affaires et des faillites” ». Elle s’est par ailleurs « fixée pour objectif concret d’élaborer un code franco-allemand des affaires qui soit juridiquement contraignant » ce qui constitue un évènement considérable.

Quelques semaines après l’adoption du Traité d’Aix-la-Chapelle, un décret du 13 février 2019 du Premier ministre Édouard Philippe confiait à Valérie Gomez Bassac, universitaire et députée, une « mission parlementaire temporaire ayant pour objet l’élaboration d’un code européen des affaires ». Au terme de près 46 auditions en France et de 32 conduites dans cinq grandes capitales européennes (Berlin, Bruxelles, Budapest, Dublin, Rome), Valérie Gomez-Bassac a rendu son rapport le 8 juillet 2019. Au vu notamment des travaux engagés par l’Association Henri Capitant, elle y relève que « le Brexit ainsi que le renouvellement opéré au Parlement européen comme à la Commission européenne sont autant d’opportunités pour avancer rapidement vers la création d’un Code européen des affaires lisible, exigeant et adapté à toutes les entreprises, et répondant à une vraie attente des acteurs économiques, partout en Europe ; (…) l’Europe doit être une chance pour tous, et le marché européen ne peut pas être une opportunité uniquement pour les grands groupes. Pour créer de l’adhésion au libre-échange européen, chacun doit pouvoir y trouver une opportunité pour développer son entreprise, quelle que soit sa taille » 17 .

B.    Au-delà du couple franco-allemand

Les réflexions actuelles se diffusent opportunément au-delà du couple franco-allemand.

Dans son Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe, publié le 1er mars 2017, la commission Juncker identifiait, à l’horizon 2025, un 3e scenario parmi 5 scenarios possibles (intitulé « Ceux qui veulent plus font plus »), consistant à ce qu’« un groupe de pays travaille en collaboration et convient d’un « code de droit des affaires » commun unifiant le droit des sociétés, le droit commercial et des domaines connexes, qui aide les entreprises de toute taille à exercer facilement leurs activités au-delà des frontières ». 

Et la Commission de rappeler qu’il est loisible « aux États membres qui le souhaitent d’avancer ensemble dans des domaines spécifiques » autour de « coalition de pays volontaires » s’accordant sur des modalités juridiques particulières de coopération. On songe au premier chef ici à la possibilité de recourir au dispositif de la « coopération renforcée », laquelle a vu ses modalités assouplies par le Traité de Lisbonne 18 . Impliquant la participation d’au moins neuf États membres, la coopération renforcée peut être instituée dans tous les domaines de l’action européenne pourvu qu’elle ne porte pas sur une compétence exclusive de l’UE – à l’instar du droit de la concurrence –, qu’elle permette de renforcer le processus d’intégration de l’Union et soit autorisée par le Conseil des ministres.

Mais on pourrait rêver à une adoption à l’échelle de l’Union elle-même, à la demande du Conseil européen et donc des gouvernements, et ce quitte à affronter la règle de l’unanimité des 27. Il serait à cet égard mortifère pour l’Union que l’impulsion franco-allemande ne serve pas l’objectif d’intégration des droits des affaires de tous les États membres qui le souhaitent. La France et l’Allemagne ne sont fortes que lorsqu’elles ouvrent une nouvelle voie, ouverte aux autres pays, sans risquer d’apparaître aux yeux de leurs voisins comme un club fermé de deux membres. Aussi, on se réjouira que la délibération de l’Assemblée franco-allemande précitée du 6 février 2020 mentionne, au-delà de l’ambition concrète de l’élaboration d’un code franco-allemand des affaires, « l’objectif d’une codification du droit des affaires européen tout entier » à plus long terme. Les années à venir seront, en toute hypothèse, déterminantes.

III – L’élaboration

Comment élaborer un tel Code européen des affaires ? Il reviendra aux gouvernements des États membres de l’Union de se prononcer, le cas échéant, en faveur d’un tel projet et, dans l’affirmative, d’en arrêter le processus rédactionnel 19 . On se limitera donc à présenter ici l’offre de Code européen préparée au sein de l’Association Henri Capitant en partenariat avec la Fondation pour le droit continental. L’élaboration dudit projet au sein de l’Association Henri Capitant repose sur la codification (A) et s’inscrit dans une vision 20 de ce que pourrait être un droit européen des affaires plus intégré (B).

A.    La codification

Le choix de la codification s’impose au regard de ses qualités. Michel Grimaldi décrivait avec profondeur les qualités et valeurs intrinsèques d’un droit continental qui – à la différence de la common law – ne s’inscrit pas dans une culture du contentieux et dont la codification facilite grandement l’accessibilité tant matérielle qu’intellectuelle : « matérielle, parce qu’elle est plus facile à connaître lorsqu’elle est contenue dans une loi ou dans un code que lorsqu’il faut l’extraire d’un ensemble de décisions ; intellectuelle, parce qu’elle est plus facile à comprendre lorsqu’elle est formulée en termes généraux et abstraits que lorsqu’elle est enrobée dans les faits d’une espèce particulière » 21 .

La codification dessine un droit sûr qui n’oblige pas à aller chercher le contenu de la règle de droit devant le juge et donc peu coûteux car il prévient la chicane. Elle est la garantie d’un droit accessible et intelligible, répondant à un impératif démocratique, et le vecteur d’un droit équilibré qui prend en considération l’efficience économique sans pour autant lui sacrifier son âme, sachant introduire une dimension raisonnée de protection du faible. 

On entend parfois que la codification serait une « spécificité franco-française », qu’il ne faudrait surtout pas porter à l’échelon de l’Union (à peine de réveiller le démon des conquêtes napoléoniennes, lequel exporta le Code civil par la force des baïonnettes ?). De telles réticences sont pour le moins surprenantes.

D’une part, l’immense majorité des États membres de l’Union a reçu le droit continental en partage. Et depuis le départ du Royaume-Uni, seuls 3 pays sur 27 restent attachés à la common law : Chypre, Irlande et Malte, lesquels ne comptent que 6,5 millions d’habitants sur un total post Brexit de 446 millions 22 . On ne saurait donc sérieusement redouter que la perspective d’adoption d’un Code de droit des affaires au sein de l’Union méconnaisse « les différents systèmes et traditions juridiques des États membres » (article 67 TFUE). La codification pourrait au contraire constituer un marqueur d’une culture juridique européenne, d’une façon de penser et d’écrire le droit afin de lui donner un plan et une structure qui lui font défaut.

D’autre part, les atouts d’une codification du droit des affaires sont tels que la première puissance économique au monde, pourtant de common law, a codifié son droit commercial via le UCC : or, si un éminent comparatiste français a douté qu’il s’agisse là d’un code stricto sensu 23 , le juriste nord-américain y voit volontiers le triomphe d’une technique romaniste de codification, d’inspiration française, dont il souligne les vertus 24 !

C’est dire s’il est permis de rêver à l’adoption, un jour, d’un Code bleu et or qui aura pour mission d’accroître la lisibilité du droit de l’Union et de le réincarner à l’attention des entreprises européennes. 

B.    La vision

La vision portée par l’Association Henri Capitant est celle d’un Code, c’est-à-dire de « l’ensemble des dispositions légales relatives à une matière spéciale ou réunies par le législateur » 25 ou, suivant le Vocabulaire juridique, de « l’ensemble cohérent des règles qui gouvernent une matière (…) (en général selon un plan systématique) » 26 . L’œuvre apparaîtra d’emblée comme impossible à réaliser et de (très…) longue haleine : elle n’en doit pas moins constituer dès à présent une direction, un objectif à atteindre de nature à inspirer d’ores et déjà le législateur européen qui entend « Mieux légiférer ».

Au cas présent, le choix a été fait de se placer du point de vue d’un entrepreneur européen souhaitant commercer dans l’Union sur un marché intérieur défragmenté, et ce dans une perspective « B to B ». Son périmètre couvre le droit commercial général 27 , le droit du marché, le droit du commerce électronique, le droit des sociétés, le droit des sûretés, le droit de l’exécution, le droit des entreprises en difficulté, le droit bancaire, le droit des assurances, le droit des marchés financiers, le droit de la propriété intellectuelle, le droit social, le droit fiscal.

Il sera susceptible d’évoluer au gré des contraintes et priorités du législateur européen 28 , pourvu qu’une cohérence soit conservée aux matières abordées.

Si la nature et le contenu des travaux différeront inévitablement suivant les matières, et ce compte tenu de l’hétérogénéité de l’acquis communautaire et de la ventilation des compétences entre les États membres et l’Union, il ne saurait être question de consolidation rationnelle dans les matières délaissées jusqu’à présent par l’UE (droit des sûretés, contrats d’assurance, etc.) mais seulement d’œuvre créatrice. Le travail de codification-compilation est certes utile pour répondre au déficit d’accessibilité mais il ne permettrait pas l’avènement d’un marché authentiquement européen. Il s’agira notamment de proposer des nouveaux instruments contractuels, répondant aux besoins des entreprises de l’Union : besoin d’une structure adaptée par une Société Européenne Simplifiée 29 ; de financement par un prêt européen susceptible d’être garanti par une euro-hypothèque, euro-gage et euro-cautionnement ; de couverture par une assurance européenne, etc. 

Les travaux de l’Association tendent à l’élaboration de règles matérielles uniformes (de « règlements » et non de simples « directives ») susceptibles de rayonner au-delà même de la zone euro. Idéalement, un tel Code serait pleinement général, se substituerait totalement aux droits nationaux et serait interprété uniformément par la CJUE 30 . Pratiquement, la réponse différera des matières. En droit des pratiques anticoncurrentielles et s’agissant d’une compétence exclusive de l’UE, il importera tout particulièrement que le Livre se substitue aux droits nationaux, afin de remédier à l’actuelle superposition. En droits bancaire, des sociétés ou des sûretés, au contraire, les Livres n’auront pas vocation à supprimer les droits nationaux mais plutôt à les enrichir de nouveaux instruments offerts. Il conviendra donc, au cas par cas, de penser cette articulation des droits afin de limiter leur superposition : le recours à certains principes directeurs (dérivés des droits nationaux et/ou de l’acquis sans leur être substitués) pourrait alors être une voie médiane et réaliste. La perméabilité des différentes dispositions d’un code européen à la liberté contractuelle sera pareillement variable. Les acteurs devront souvent courber l’échine devant l’impérativité du droit de la concurrence ou du droit fiscal. Mais ils auront le loisir de choisir ou non tel instrument européen nouveau et donc, le cas échéant, de mettre en concurrence ces nouveaux outils avec ceux prévus par les droits nationaux : la SES ne chassera ainsi ni la SAS, ni la SARL, ni la GmbH, ni la BV mais elle pourra leur faire de l’ombre. 

***

L’aventure semblera volontiers impossible. Mais Sénèque ne disait-il pas que « ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles » ?

La France et les États ayant en partage le génie de la codification ont la responsabilité d’en faire le précieux don à l’Europe pour l’aider à triompher des secousses qui l’ébranlent. Dessiner un droit des affaires commun et l’ordonner autour d’un plan cohérent redonnerait enfin du sens et une direction à l’Union.

Notes

  1.  Cet article est une version révisée de la contribution de l’auteur aux Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Grimaldi, Lextenso, p 373 et s.
  2.  Voir en particulier, L. d’Avout, « L’étonnante initiative en faveur d’un code européen des affaires », JCP G, 2019, 559 ; L. d’Avout, « La France et l’Allemagne en quête d’un droit des affaires commun », JCP E, 2019, 1276.
  3. Voir, P. Dupichot, « Du Brexit au Code européen des affaires », Dr et patr., 2016, n° 262 ;

    « Vom Brexit zum Europäischen Wirtschaftsgesetzbuch », ZEuP, 2017, n° 2, p. 245 et s. ;L. Bélanger, « Un code européen des affaires, le droit au cœur de la consolidation de l’Europe », JCP, 2017, 790.

  4.  Voir, R. Schulze, « Initiative pour un code européen des affaires », discours inédit au CNB, 1er juillet 2016.
  5. https://eur-lex.europa.eu/homepage.html.
  6. https://eur-lex.europa.eu/browse/summaries.html.
  7. Voir, Cons. const., 16 déc. 1999, DC, n° 99-421 – Cons. const., 27 juillet 2006, DC n° 2006-540.
  8. https://ec.europa.eu/info/law/law-making-process/planning-and-proposing-law/ better-regulation-why-and-how_fr.
  9.  Voir, par ex. Communication de la Commission Junker, « Améliorer la réglementation : de meilleurs résultats pour une Union plus forte », 14 septembre 2016, COM/2016/0615.
  10.  Voir, V. Giscard d’Estaing, préface à La construction européenne en droit des affaires : acquis et perspectives, Lextenso, 2016.
  11.  Voir, K. Head, et T. Mayer (2002), « Non-Europe : The Magnitude and Causes of Market Fragmentation in the EU », Review of World Economics, 2(136) : 285-314, cité par V. Gomez Bassac, « Rapport sur l’élaboration d’un Code européen des affaires », 8 juillet 2019, p. 37 ; adde, V. Aussilloux, Ch. Emlinger, L. Fontagné, « Y a-t-il encore des gains à l’achèvement du marché unique européen ? », Lettre du CEPII 2011, n° 316 concluant que : « l’élimination de toutes les barrières au commerce subsistant au sein de l’Union européenne apporterait des gains deux à trois fois supérieurs à ceux déjà obtenus. Un tel objectif d’élimination des barrières constitue une hypothèse extrême, voire irréaliste. Néanmoins, l’ampleur des gains potentiels est telle que ces résultats démontrent que la poursuite de l’intégration européenne constitue l’un des principaux leviers de la croissance européenne ».
  12.  Mentionnons toutefois les utiles acquis suivants : Groupement Européen d’Intérêt Économique, Société Européenne, titre exécutoire européen, saisie conservatoire européenne de comptes bancaires, marque européenne, dessins et modèles européens, droit des garanties financières, assiette de la TVA, etc.
  13.  Voir, Thierry Breton, Le Figaro, 2 mars 2020, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/ thierry-breton-l-ue-ne-doit-plus-avoir-pour-seul-but-de-reduire-les-prix-pour-le- consommateur-20200302.
  14.  Le travail ayant conduit à l’inventaire a été mené de mi 2015 à octobre 2016 ; les travaux de rédaction d’un projet de Code ont été initiés en mars 2017.
  15.  Voir, R. Krüse et F. Riester, « Pour un code européen des affaires », Le Monde, 5 mai 2018.
  16.  Voir, Ch. Naegelen et S. Waserman, Rapport d’information AN, 29 nov. 2018, n° 1453, « L’avenir de la zone euro », p. 85 à 91.
  17.  Voir, V. Gomez Bassac, « Rapport sur l’élaboration d’un Code européen des affaires », 8 juillet 2019, et communiqué de presse.
  18.  Art. 20 Traité UE et art. 326 et s. TFUE.
  19.  Même s’agissant du projet de code franco-allemand dont le principe est acté, les modalités précises d’organisation des travaux du groupe de travail « Harmonisation du droit français et du droit allemand des affaires et des faillites » sont, à ce jour, inconnues.
  20.  Voir sur la question, M. Lehmann, « Braucht Europa ein Handelsgesetzbuch ? », ZHR,181 (2017) 9-42 ; M. Lehmann, « Das Europäische Wirtschaftsgesetzbuch – Eine Projektskizze », GPR 6/2017, p. 262 et s. ; M. Lehmann, J. Schmidt et R. Schulze, « Das Projekt eines Europäischen Wirtschaftsgesetzbuchs », Zeitschricht für Rechtspolitik, 2017, n° 8, p. 225 et s. ; Le projet d’un Code européen des affaires, 7es Journées franco-allemandes de l’Association Henri Capitant, vol. 34, éd. SLC, 2020.
  21.  Voir, M. Grimaldi, « Le droit continental face à la mondialisation », Études à la mémoire de Bruno Oppetit, Litec, 2009, p. 293 et s., spéc. n° 4 et 5.
  22.  Voir déjà, sur la question, les réflexions de M. Bussani, « Faut-il se passer du common law (européen) ? Réflexions sur un Code civil continental dans le droit mondialisé », RIDC, janv. 2010, p 7 et s., spéc. p. 13. Comp. les chiffres de l’étude de l’Université d’Ottawa repris in Étude du Conseil d’État, L’influence internationale du droit français, La Documentation française, 2001, p. 21 et 22 : la civil law était alors, à l’état pur, le système de presque 24 % de la population mondiale tandis que seulement 6,5 % de cette population vit sous un système de pure common law.
  23.  Voir, D. Tallon, « Le Code de commerce uniforme des États-Unis », RIDC, 1971, p. 617 et s., selon qui le UCC « n’est pas un code et encore moins un Code de commerce » car, plus qu’une refonte systématique de tout le droit ou une renaissance du droit commercial en pays de common law, il traduirait une « abdication des juristes devant la pratique » et une mise bout à bout d’une série de lois uniformes souvent préexistantes.
  24.  Voir en ce sens, William D. Hawkland, « The Uniform Commercial Code and the Civil Codes », Louisiana Law Review, volume 56, Number 1, Fall 1995. Comp. M. Franklin, « On the legal method of the uniform commercial code », 16 Law & Contemp. Prob., 330, 333 (1951), citant les travaux de la Commission Julliot de la Morandière.
  25.  Voir, Dictionnaire d’E. Littré, 3e entrée.
  26.  Voir, Vocabulaire Juridique de l’Association Henri Capitant, sous la dir. G. Cornu, éd. PUF, Quadrige, 13e éd., 2020, V° « Code ».
  27.  Le contrat de vente n’a pas été pour l’heure intégré aux travaux.
  28.  Notamment, l’inclusion du droit social et du droit fiscal ne manquera pas de susciter des débats passionnels. Elle n’en est pas moins fondamentale à l’avènement d’un marché unique.
  29.  Appellation retenue par le groupe de travail de droit des sociétés (voir notre édito BJS, 118q8, juin 2018, p 1), préférentiellement à celle de « SAS européenne ».
  30.  Voir les pénétrantes remarques de R. Cabrillac, « Un Code européen des affaires, une chance pour la construction européenne », D., 13 juin 2019, n° 15, militant pour un Code non optionnel, donc se substituant aux droits nationaux et dont le contenu pourrait faire l’objet d’un renvoi préjudiciel en interprétation devant la CJUE (art. 267 TFUE).
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Philippe Dupichot, Dessiner un droit des affaires commun, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,

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