Revue Européenne du Droit
Interdépendance, résilience et récit : géopolitique européenne du 21ème siècle
Issue #3
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Auteurs

Arancha Gonzalez Laya

La Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3

Depuis le discours de lancement en 2019 de la Commission Von der Leyen, dans lequel la présidente disait vouloir diriger une « commission géopolitique », le terme est redevenu d’actualité dans le domaine des relations internationales. Les chercheurs définissent souvent la géopolitique à partir de trois notions clés : territoire, pouvoir et récit. Cependant, je crois qu’au XXIe siècle, tant le territoire comme espace physique, le concept de pouvoir et le récit actuel ne répondent pas pleinement à ces éléments en tant que clés des relations internationales. 

“La géopolitique est bien plus que de la politique de puissance, car elle inclut la géographie. Il s’agit des avantages ou de la vulnérabilité stratégiques d’un pays par rapport aux océans et aux continents, aux fleuves, aux montagnes ou aux déserts. L’approche requiert une image de soi dans l’espace, la volonté de délimiter un territoire et de tâter stratégiquement le terrain par rapport aux autres acteurs.” définit Luuk van Middelaar dans son article “Le réveil géopolitique de l’Europe” 1

Le territoire aujourd’hui, au XXIe siècle, est bien plus qu’un espace géographique ou en tout cas n’est pas seulement une délimitation spatiale. Les grands défis de ce siècle sont mondiaux et ignorent les frontières dans un monde interconnecté. La pandémie a été un exemple de cela, ou encore le changement climatique ; de la même manière qu’avec la crise de Lehman Brothers la faillite d’une banque aux USA a presque entraîné dans sa chute les économies de la moitié de l’Europe. Dans un monde interconnecté comme celui d’aujourd’hui, l’idée de territoire n’est pas seulement une construction géographique, c’est également une somme d’intérêts et de valeurs qui doivent adhérer à une certaine notion de territoire qui aujourd’hui n’est pas définie uniquement par les limites géographiques d’un pays. Les fleuves, les montagnes, les mers délimitent aujourd’hui des cartes, mais guère plus. La réalité territoriale des pays est beaucoup plus diffuse et liée à leur interdépendance. C’est davantage la gestion des interdépendances entre les pays que celle du territoire.

En ces temps où tentent de triompher les réponses tant de retour au territoire, à la frontière, au mur, à la réponse purement nationale, il faut affirmer que ce qui protège vraiment, ce sont les institutions supranationales, en Europe l’Union européenne, et dans le monde les organisations multilatérales mondiales.

La pandémie ne peut servir d’excuse pour normaliser les idées réductrices de l’extrême-droite. Les stratégies d’affrontement devant le droit à la mobilité, les migrations ou les confinements ne devraient pas générer de revenus électoraux. Il est certainement inquiétant que la défaite de Donald Trump en pleine vague d’infections aux États-Unis ait laissé un sentiment de simple soulagement provisoire, comme s’il s’agissait de l’exception plutôt que de la règle.

Il est temps de revendiquer les idées de progrès interdépendant car nous avons devant nous une machine à fumée, qui est très efficace, qui répète sans cesse que ce qu’elle protège, c’est le retour à la frontière nationale, le rapatriement des pouvoirs, le retour à l’État fort. Ce qui va vraiment protéger le citoyen français, espagnol, allemand ou néerlandais dans un monde de plus en plus complexe où tout change de plus en plus vite, c’est une Union européenne de plus en plus unie et de plus en plus européenne. C’est là que se trouve la réponse.

C’est-à-dire : nous devons construire notre avenir sur la base de la coresponsabilité. Rien de durable ne peut être construit à partir de la dépendance. Le XXIe siècle n’est déjà plus le siècle du Nord et du Sud ; le Nord disant au Sud ce qu’il doit faire, ou le Nord achetant au Sud et le Sud se vendant au Nord. C’est le siècle de la coresponsabilité, où les deux parties comprennent que nous jouons l’avenir dès lors que nous sommes prêts à travailler pour lui donner une réponse partagée. Aucun des défis communs que nous avons ne peut être abordé à partir d’un autre angle : le changement climatique, les migrations, la protection de la biodiversité ou la protection des valeurs, des droits et des libertés.

Mon deuxième point concerne la notion de pouvoir : le pouvoir au XXe siècle était un pouvoir qui tournait autour du sens le plus grossier du mot : c’était le pouvoir militaire des armées, de la défense, et de la sécurité. Au 21e siècle, cette conception du pouvoir a changé ; Le pouvoir est comme l’énergie : il ne se crée ni ne se détruit, il se transforme simplement et il faut pouvoir s’adapter à ces transformations. 

Le pouvoir aujourd’hui ne réside pas seulement dans l’expression d’un État : il est aussi l’expression de l’entreprise. Aujourd’hui, nous avons de grandes entreprises, qui dans de nombreux espaces étatiques, sont beaucoup plus puissantes que le gouvernement ou l’État au sens classique. Et on ne peut pas oublier non plus, quand on parle de pouvoir, les opinions publiques de la génération des informateurs et des désinformateurs. Dès lors, le pouvoir est aujourd’hui aussi beaucoup plus diffus que ce hard power qui fut utilisé comme l’un des axes de la notion de géopolitique. Le pouvoir est aussi aujourd’hui un concept qui s’éloigne de sa définition classique pour aller vers des formes de pouvoir plus diffuses, plus composées, plus complexes. Dans un monde comme celui d’aujourd’hui il serait plus juste de parler de résilience.

Et je reviens de nouveau à l’exemple de la pandémie. Le pouvoir de répondre à la pandémie aujourd’hui est le pouvoir qui réside dans la capacité d’innover. C’est le pouvoir de la science. C’est le pouvoir inhérent à la capacité d’invention de l’individu.

C’est bien plus qu’une armée. Aujourd’hui, le pouvoir de répondre à une pandémie est un vaccin. Et celui qui ne l’a pas perd la guerre. Mais ce n’est plus la guerre au sens classique du terme. C’est la guerre contre une pandémie. Qu’est-ce qui permet aujourd’hui de gagner la lutte contre le changement climatique – qui est aussi une guerre car elle nous conduit à la destruction des écosystèmes, de la biodiversité, de la seule planète que nous ayons ? Pour gagner cette guerre, il ne suffit pas d’avoir une armée. 

Il faut posséder la force technologique qui nous permette de décarboner nos processus de production. Ce pouvoir, dont nous devons pouvoir parler davantage, est un pouvoir beaucoup plus composite. C’est une puissance plus tridimensionnelle. Ce n’est pas une puissance uniquement militaire. C’est un pouvoir technologique, c’est un pouvoir normatif, c’est un pouvoir scientifique, c’est aussi un pouvoir de conviction. Il nous faut aussi être capable de gérer cette complexité de pouvoir.

Pour cette raison, le concept d’« autonomie stratégique », qui est devenu la capacité de résilience, qui émerge constamment, est un concept adéquat. Il ne s’agit pas seulement du nombre d’ogives que l’on détient dans son arsenal. Et c’est pourquoi nous, en Europe, devons comprendre ce qu’est cette nouvelle version du pouvoir au 21e siècle. Nous devons certes être capables de promouvoir l’Europe de la défense, où nous créons et innovons beaucoup plus en commun et construisons plus de défense et de sécurité en commun, mais nous devons aussi être capables de construire une puissance technologique. Une autre coentreprise. Et nous devons aussi construire une plus grande puissance monétaire, puisque nous avons une monnaie très présente sur les marchés financiers, étant donné que nous représentons plus du quart du commerce international.

C’est cette version de la puissance au XXIe siècle que nous devons promouvoir depuis chacune de nos capitales, en construisant cette nouvelle puissance européenne, technologique, monétaire, mais aussi sécuritaire et de défense.

Et quant au troisième point que mentionne Luuk van Middelaar, qui est le récit, l’épopée, cette capacité à mobiliser un peuple derrière une idée ou un idéal ; c’est le grand défi de l’Europe, que d’arriver à transformer un récit basé sur le passé en un récit ancré dans l’avenir. L’épopée du passé, l’épopée de la réconciliation franco-allemande après la Seconde Guerre mondiale est une épopée qui parle beaucoup moins et qui mobilise beaucoup moins les citoyens du 21e siècle, l’Européen du 21e siècle qui n’a pas connu cette réalité très éloignée de lui ; l’Européen plus soucieux de sa place dans le monde de l’avenir post-pandémique. 

La pandémie a renforcé le soutien à un modèle social et d’emploi qui protège les Européens, comme l’indiquent les derniers Eurobaromètres. Les citoyens veulent le développement et la mise en œuvre de l’Europe sociale ; Près de la moitié des personnes consultées estiment que l’UE devrait jouer un rôle actif pour garantir l’égalité des chances, l’accès au marché du travail, des conditions de travail garantissant une vie digne, ainsi que des soins de santé de qualité – ce qui reflète toujours les dégâts de la pandémie. C’est le récit qu’il faut construire, celui de l’Europe qui protège.

Face au territoire l’interdépendance, face au pouvoir la résilience et face au passé comme moteur un récit ancré dans le futur :  voilà ce que nous devons définir pour faire advenir une Union européenne plus géopolitique.

Une Union européenne qu’il faut valoriser pour la manière dont elle a répondu à cette crise. En à peine un an et demi, l’Europe a fait un saut qualitatif en matière d’intégration économique, mutualisant une réponse à la crise – ce qui n’était pas arrivé en 2008, ni en 2009, ni en 2010, ni en 2011, où chaque fois l’intégration rencontra des résistances brutales. Les tabous sur l’expansion budgétaire et les emprunts communs, qui ont entravé la reprise il y a dix ans, ont été brisés. En 2020, nous avons franchi ce Rubicon. Et c’est un Rubicon très important pour la partie de la construction européenne qui porte sur une plus grande intégration des membres de l’Union européenne en ce qui concerne leurs économies, leurs finances et leur engagement vis-à-vis des réformes. 

Il faut aussi souligner le fait qu’en cette courte période d’un an et demi, l’Europe a pu investir massivement pour inventer des vaccins dont bénéficient massivement les citoyens européens. Avec le vaccin, l’UE a regagné du terrain. Elle s’est positionnée au sein du groupe très restreint d’acteurs ayant la capacité d’innovation, de production et de distribution de vaccins. 

C’est aussi le résultat de l’Union européenne. Je veux le souligner, et je veux insister sur l’importance des institutions en Europe. S’il est vrai qu’il faut du leadership, il faut également des institutions. En réalité, ce sont les institutions qui possèdent les réflexes et la mécanique qui réussissent à traduire une série d’outils en réponses immédiates en temps de crise pour soutenir et protéger les citoyens. J’insiste là-dessus car parfois il est vrai qu’au vu du fonctionnement des processus institutionnels, on oublie l’énorme saut qualitatif qu’ils représentent.

Il n’y a pas de véritable autonomie stratégique européenne qui ne se construise sur des alliances. C’est pourquoi je n’aime pas beaucoup parler de souveraineté. J’aime parler de résilience plus que tout autre chose, une résilience ouverte et construite sur d’autres liens. Car en réalité il s’agit de générer une masse critique qui nous permette de tisser un ensemble de normes, d’accords et d’institutions qui répondent à nos intérêts et à nos valeurs. Et nous n’y parviendrons pas si nous tournons le dos au monde. Nous n’y arriverons que si nous pouvons générer de vrais accords.

Nous ne pouvons pas nous permettre un monde divisé. Nous avons besoin d’une communauté internationale qui agit en coresponsabilité dans la recherche de solutions aux problèmes mondiaux, car la lutte individualiste est stérile face à la gravité des défis qui nous menacent, terriblement antiéconomique – ce qu’il faut aussi entrevoir – et étrangère aussi dans un sens idéologique aux idées de fraternité et de solidarité que partagent une grande majorité de personnes, même si cela semble paradoxal. 

Nous construisons aujourd’hui le monde post-pandémique de demain. Les citoyens sont conscients de la crise généralisée de leurs sociétés, qu’il s’agisse de crise économique ou des tendances antidémocratiques, qui sont de plus en plus présentes dans différents pays et requièrent des stratégies coordonnées. L’Europe doit répondre à ces défis en sachant conjuguer croissance et soutenabilité environnementale, avec des objectifs à la hauteur des risques auxquels nous sommes confrontés. Nous devons laisser un monde habitable, écologiquement et sanitairement, aux générations futures. Ce monde doit aussi pouvoir conjuguer la nécessaire appartenance à la communauté et le respect de la diversité des citoyens qui la composent, avec un accent particulier sur la lutte contre le racisme et la xénophobie à un moment où différentes crises ont accru les flux migratoires de ceux qui fuient les guerres, les conflits et la misère. Réconciliation entre innovation technologique et insertion professionnelle ; entre le boom des télécommunications et la délibération publique. Et toujours avec un engagement ferme pour l’égalité entre les hommes et les femmes.

Seul un effort partagé, qui vienne de dynamiques de travail capables d’intégrer de nouveaux défis, pourra entreprendre les grandes décisions, les investissements et les innovations qu’exige le bien-être de demain. Ne nous trompons pas.

Notes

  1. L. van Middelaar, “Le réveil géopolitique de l’Europe”, Le Grand continent, 15 avril 2021.
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Arancha Gonzalez Laya, Interdépendance, résilience et récit : géopolitique européenne du 21ème siècle, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,

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