Revue Européenne du Droit
Justice climatique en Europe : le rôle croissant des juges
Issue #3
Scroll

Issue

Issue #3

Auteurs

Corinne Lepage

La Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3

Avec le Green Deal, la loi Climat, la taxonomie européenne, les 14 directives nouvelles ou à modifier, l’Europe a incontestablement pris la mesure de l’ampleur du défi climatique et engagé une profonde réforme juridique pour adapter les textes aux objectifs qui ont été fixés, à savoir réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990. Certes, certains auraient souhaité que l’objectif soit plus ambitieux et monte jusqu’à 65%, ce qu’a du reste décidé l’Allemagne ou encore la Grande Bretagne. Mais l’écart est déjà très important et nécessitera des transformations beaucoup plus profondes que celles auxquelles la plupart de nos concitoyens songent aujourd’hui.

Ce n’est pas en effet une demi-mesure mais bien une transformation de l’ensemble de la Société de telle sorte que l’expression « transition écologique » habituellement utilisée paraît quelque peu inapproprié. Il ne s’agit pas en effet d’une transition. Le mot transition par définition implique d’aller d’un point à un autre, le point d’arrivée étant parfaitement connu. En l’espèce, le point d’arrivé est inconnu pour la bonne et simple raison que d’une part, nous sommes dans une dynamique qui doit nous conduire à 2050 et à la neutralité carbone et d’autre part, que les événements qui ne manqueront de se produire d’ici là et même d’ici 2030 vont encore considérablement changer la donne. De plus, il y a dans le terme transition une forme de message subliminal consistant à dire que l’on peut laisser du temps au temps ; mais dans la réalité, le changement sera brutal et rapide et le terme de transition paraît donc inapproprié.

Il en va tout autant du terme écologique. Si les défis à relever sont effectivement ceux auxquels sont confrontées les Sociétés contemporaines du fait du dérèglement climatique, de la 6ème extinction des espèces et des pandémies à prévoir à répétition sans parler des pathologies environnementales, ce n’est pas pour autant que la transformation peut être limitée à l’écologie en elle-même.

Certes, cette transformation est écologique dans la mesure où les limites planétaires constituent désormais l’alpha et l’oméga de l’organisation de notre Société, à commencer par les modes de production et de consommation qui doivent s’adapter à ces limites alors que jusqu’à présent, ce sont plutôt les limites planétaires qui devaient faire avec la croissance économique sans limite. Mais, pour autant, le sujet ne se limite pas à l’écologie. Il concerne l’économie, le social, la gouvernance, en somme : l’ensemble de la Société et c’est la raison pour laquelle parler de transition écologique paraît quelque peu limité.

Quoi qu’il en soit, l’ambition européenne est indéniable. L’implication européenne dans la lutte contre le dérèglement climatique, et progressivement pour l’adaptation au changement climatique, ne se limite pas à l’énoncé de règles ni à la mise à disposition de milliards d’euros pour financer la transition, même si c’est absolument central. Sur un plan juridique, l’Europe se caractérise par une jurisprudence particulièrement avancée dans le cadre de ce qu’on appelle la justice climatique (I) qui peut conduire à terme à des changements dans l’organisation des pouvoirs eux-mêmes (II).

I. Le rôle phare des juges européens dans la justice climatique

A. Innovations jurisprudentielles en cascade

L’Europe occupe une place centrale dans l’évolution de la justice climatique. Le sujet de la justice climatique est un sujet planétaire puisque que près de 2.000 procès se déroulent dans le monde, dans tous les continents avec une jurisprudence assez riche en Amérique du Sud notamment. Cependant, force est de constater que l’Europe est en pointe sur les jurisprudences en particulier en matière de droit public, mais progressivement, en matière de droit privé également.

Sur le plan du droit public, la première grande décision rendue est européenne puisqu’il s’agit de la jurisprudence Urgenda inaugurée par les Pays-Bas en 2019. La décision rendue par la Cour suprême des Pays-Bas, le 20 décembre 2019 est assurément une décision historique à plus d’un titre. D’une part, les questions qui sont tranchées vont bien au-delà des Pays-Bas, d’autre part la base juridique est celle du droit communautaire et du droit conventionnel européen et enfin, cette décision a été et reste de nature à servir de précédent international.

Cette décision de la Cour suprême qui fait suite à deux décisions favorables pour l’Association Urgenda (qui signifie urgence d’agenda) rappelle tout d’abord les connaissances scientifiques relatives au dérèglement climatique et les engagements des États, notamment du fait de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et de l’accord de Paris sur le climat. Les obligations des Pays-Bas et les résultats obtenus étant rappelés, la Cour tranche toute une série de questions de droit qui répond aux objections qui étaient celles des Pays-Bas mais qui de manière plus générale sont celles de tous les États confrontés à la même problématique.

Tout d’abord, l’obligation pour une État de « faire sa part » résulte des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui, sur la base des travaux du GIEC, fixaient l’obligation de réduire d’au moins 25 à 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2020 pour les pays de l’annexe 1 à laquelle appartiennent les Pays-Bas. L’objectif de 25% est donc considéré par la Cour comme un objectif internationalement reconnu à la charge de l’État. Il lui revient bien sûr le soin de déterminer les mesures concrètes pour y parvenir. 

En second lieu, la Cour considère que les articles 2 et 8 s’appliquent, la prise en compte de mesures appropriées étant obligatoire s’il existe un risque réel et immédiat, c’est-à-dire un danger menaçant directement les personnes impliquées. S’agissant de l’article 8, il s’applique et joue pour la population dans son ensemble ; cette obligation comprend des mesures préventives conformes au principe de précaution réaffirmé clairement à deux reprises par la Cour et des mesures de réparation.

En troisième lieu, la Cour répond à l’argument selon lequel les États membres ne seraient pas individuellement tenus d’une quelconque obligation du fait de l’appartenance à l’Union européenne. La Cour rejette de manière claire cette prétention considérant que chaque partie est responsable de sa « part » et donc peut être appelée à rendre compte, c’est-à-dire, à assumer sa part de responsabilité, y compris sur le plan contentieux. La faible part des émissions des Pays-Bas dans les émissions globales n’est pas prise en considération par la Cour.

Sur le plan procédural, la Cour reconnaît la recevabilité de l’action menée par l’Association en considérant que le regroupement d’intérêts est par excellence efficace et efficient, et qu’il est donc conforme à l’article 2, paragraphe 5 de la convention d’Aarhus et de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Enfin, la Cour souligne le rôle du Juge qui repose sur le fait que l’Etat a une obligation légale qu’il peut être condamnée à remplir, sauf s’il existe un motif d’exception visé par la loi néerlandaise. Le Juge rappelle que s’il ne doit pas s’immiscer dans la prise de décisions politiques quant à l’opportunité d’une législation, il lui appartient de rendre une déclaration de justice qui équivaut à ce que l’organisme concerné ait agi illégalement en n’adoptant pas de législation appropriée.

Après les Pays-Bas, la France a franchi le cap de la justice climatique. La base juridique des deux arrêts Grande-Synthe rendus par le Conseil d’Etat le 1er février et 1er juillet 2021 diffère de celle retenue par la Cour Suprême des Pays-Bas. Le Conseil d’État a en effet refusé de s’appuyer sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, comme il a refusé de s’appuyer directement sur les accords de Paris, reconnaissant en quelque sorte les droits humains du climat.

En revanche, il prend assise sur la législation nationale et la trajectoire bas carbone fondée sur les engagements pris par les accords de Paris qui s’imposent à l’Etat, pour constater d’une part, la carence climatique sur la période 2016-2019 et d’autre part, l’insuffisance des mesures prises pour rester dans l’objectif fixé pour 2030. Il doit être précisé ici que l’arrêt du Conseil d’Etat est intervenu avant que l’objectif de 2030 ne soit réhaussé de 40 à 55%. Le Gouvernement français a un délai au 22 mars pour modifier sa politique.

L’intérêt de l’arrêt du Conseil d’Etat réside non seulement dans le fait de juger en 2021 de la capacité ou non de l’Etat d’atteindre ses objectifs pour 2030 mais également dans la procédure d’injonction utilisée pour contraindre l’Etat à agir, même si cette procédure d’injonction, en réalité, est peu contraignante puisqu’avant qu’une astreinte ne soit prononcée, il faut généralement une à deux décisions de justice supplémentaires.

La troisième décision, extrêmement novatrice à souligner, est celle rendue par la Cour de Karlsruhe à propos de la loi climatique allemande. Cette décision, rendue le 29 avril 2021, présente une différence par rapport aux deux précédentes en ce qu’elle a une portée universelle.

Tout d’abord, la Cour constitutionnelle permet la recevabilité de la requête déposée par les citoyens mais non celle des Associations en considérant que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne fonde pas leur droit pour agir ; elle conforte la position hollandaise en rappelant que le devoir de protection imposé à l’Etat par la loi fondamentale, à savoir la protection de la vie et de l’intégrité physique, inclut la protection contre les atteintes entraînées par les dégradations de l’environnement, quels qu’en soient les auteurs et quelles qu’en soit les causes. Elle inclut le devoir de protéger la vie et la santé humaine contre les dangers climatiques et reconnaît un devoir de protection objectif. 

La portée universelle réside dans la référence aux droits des générations futures. La Cour constitutionnelle reconnaît en effet que la trajectoire prévue jusqu’en 2050 ne permet pas d’assurer que les droits et libertés des générations vivant en 2030 pourront être protégées.

La Cour rappelle également, comme l’avait la Cour hollandaise, que le fait que les émissions de gaz à effet de serre soient produites par d’autres États en quantité beaucoup plus importante ne change rien aux obligations qui incombent à l’État et qu’au contraire, il y a une nécessité constitutionnelle pour l’Allemagne de prendre ses propres mesures. Allant plus loin, elle juge que l’Allemagne doit s’abstenir d’actions susceptibles d’inciter d’autres Etat à miner la coopération internationale.

Elle ouvre également une nouvelle perspective en considérant que si la lutte contre le changement climatique ne bénéficie pas d’une primauté absolue par rapport aux autres intérêts en jeu, il n’en demeure pas moins que toute activité susceptible de conduire à un dépassement du seuil de température ne pourrait se justifier que lorsque des conditions strictes sont remplies, par exemple un motif de protection des droits fondamentaux.

On peut citer, dans une moindre mesure, une décision rendue en Belgique comme illustrant la montée en puissance de la justice climatique en Europe. En effet, par une décision rendue par le Tribunal de première instance de Bruxelles le 17 juin 2021, à la demande de la SBL Klimaatzaak et 8.400 citoyens, soutenus par 50.000 personnes, ce Tribunal a condamné l’Etat fédéral et les trois régions pour n’avoir pas agi avec suffisamment de vigueur contre le changement climatique. En revanche, le Juge belge a refusé de s’engager dans une procédure d’injonction considérant que cela le conduisait au-delà de ses propres compétences.

On pourra ajouter la recevabilité très inhabituelle, c’est-à-dire sans aucun épuisement préalable des voies de recours, par la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’une demande formulée par 6 jeunes Portugais contre les 33 États membres du Conseil d’Europe pour n’avoir pas adopté suffisamment de mesures de protection à leur égard au regard du changement climatique.

Ainsi, ces différentes décisions dessinent-elles un paysage tout à fait nouveau pour la justice climatique dans lequel le Juge se fait l’arbitre de la manière dont les États s’investissent suffisamment ou pas dans les politiques de lutte contre le dérèglement climatique.

B. Entreprises et justice climatique

L’innovation jurisprudentielle ne s’arrête pas aux portes du pouvoir. Elle pénètre également les entreprises. Dans les 1.800 ou 2.000 procès de justice climatique existant dans le monde, un certain nombre d’entre eux visent directement les entreprises soit pour l’écoblanchiment (ou « greenwashing ») soit pour publicité mensongère sur l’action climatique, tandis que quelques actions en responsabilité doivent encore être jugées.

A cet égard, il faut considérer le jugement rendu le 26 mai 2021 par le Tribunal de première instance de La Haye dans l’affaire Shell ; jugement depuis frappé d’appel. Cette décision néerlandaise, outre le fait qu’elle est une première sur le plan chronologique est également une première sur le plan juridique.

La demande portée par l’Association Milieue defensie à l’encontre de la société RDS Holding chargée d’établir la politique générale du groupe Shell regroupant plus de 1.000 entreprises Shell, portait sur la reconnaissance du caractère illicite des millions de tonnes de CO2 émises par ces entreprises et visait à réduire le volume des émissions directement et indirectement d’au moins 45% par rapport au niveau de 2019 au plus tard à la fin de l’année 2030.

Dans cette décision extrêmement commentée, le tribunal a reconnu la responsabilité de la holding en considérant que l’adoption de la politique de l’entreprise avait bien une influence sur les émissions de CO2 qui contribuait à créer un dommage environnemental pour les résidents néerlandais, que la Holding déterminait la politique générale du groupe, et que la chaine de valeur exerçait une influence en matière d’élaboration des politiques en général.

Après avoir reconnu que c’est bien la Holding qui portait la responsabilité aux cotés des sociétés du Groupe Shell, le tribunal a considéré que celle-ci devait réduire ses émissions de 45 % à la fin de l’année 2030 ; qu’il s’agissait d’une obligation de résultat pour les activités du groupe Shell qui concernait non seulement les relations commerciales du Groupe mais également les utilisateurs finaux.

La base légale retenue par le tribunal est une norme non écrite de diligence conformément au Code civil néerlandais. Pour déduire que cette norme non écrite de diligences devait contribuer à la prévention du changement climatique, le tribunal s’est fondé sur les droits de l’homme mais aussi à la soft law approuvée par RDS comme les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, le Pacte Mondial des Nations Unies, les principes directeurs de l’OCDE à l’attention des entreprises multinationales.

Il s’agit donc là d’une utilisation extrêmement poussée de la soft law et également du principe de précaution même si le terme n’est pas utilisé puisque le tribunal se réfère à la formule suivante : « conformément à la compréhension scientifique et technique des risques lorsqu’il existe des menaces de dommages graves à l’environnement compte tenu de la santé et de la sécurité des personnes, ne pas invoquer l’absence de certitude scientifique absolue pour différer l’adoption de mesures efficaces par rapport à leur coûts visant à prévenir ou à réduire au minimum ces dommages ».

Sans doute, d’autres actions notamment en France mettent en cause le devoir de vigilance des entreprises qui résulte de la loi Sapin II, mais aucune décision n’est encore intervenue sur ce fondement dans l’espace hexagonal.

De ce bref résumé, il résulte clairement que la jurisprudence européenne a une portée universelle du fait de la référence à la convention européenne des droits de l’homme et donc indirectement à la convention universelle des droits de l’homme, à la soft law appliquée dans le monde entier, et du fait de la référence aux générations futures. C’est une invitation à une transformation planétaire du droit du climat et de la justice climatique.

Les transformations à venir concernent également les rapports entre les différentes forces en présence et la gouvernance.

II. De nouveaux rapports entre les différents acteurs de la société.

A. Un nouveau rôle pour les juges suprêmes

Tout d’abord, il faut bien comprendre que ce mouvement de justice climatique met le juge au centre du débat. A titre d’exemple, le Conseil d’Etat en la personne de son vice-président a participé à deux webinaires organisés par l’Université de Yale pour commenter les deux arrêts Grande-Synthe.

Cette prise en charge par les juges et notamment les cours suprêmes de la survie de l’humanité face au changement climatique se traduit par les références croissantes aux articles 8 et surtout 2 de la Déclaration des droits de l’Homme comme dans la reconnaissance que les droits climatiques sont des droits humains, reconnaissance également établie dans de nombreuses juridictions d’Amérique latine et du Sud.

Cette montée en puissance des juges est rendue possible par les recours. Ces recours émanent d’entités extrêmement différente : des collectivités locales qui se plaignent de l’inaction des États, des organisations non gouvernementales défenseures de l’environnement et plus précisément du climat, des associations de jeunes qui craignent pour leur avenir ; les exemples sont multiples avec des conditions de recevabilité qui peuvent du reste varier d’un État à l’autre.

Ainsi, si le conseil d’État français refuse le recours individuel pour admettre le recours des associations, la cour constitutionnelle allemande a eu le raisonnement inverse en considérant que le droit à la vie et à une vie familiale normale ne pouvait être invoqué que par des personnes physiques et non des associations. La Belgique pour sa part a admis les uns et les autres. L’essentiel est que les requérants quels qu’ils soient puissent être jugés recevables de manière à ce que la décision puisse être rendue. Or, la diversité des acteurs demandeurs montre bien qu’une forme d’alliance tacite s’est constituée entre les juges et la société civile définie comme les acteurs non étatiques pour assurer la survie du vivant en maintenant un niveau de température acceptable sur terre. Il est clair que cette nouvelle alliance, d’une part, repose sur des bases juridiques et d’autre part, n’aurait pas été possible sans l’incurie des États.

B. Un nouveau rôle légitime

On peut se demander s’il est légitime que les juges se substituent à la fonction législative pour pallier à l’inaction des États. Cela dit, parler de gouvernement des juges paraît excessif dans la mesure où en réalité aucune norme n’a été inventée par les différentes jurisprudences.

Peut-être peut-on considérer que la jurisprudence de la cour de Karlsruhe est celle qui est la plus novatrice ou innovante mais on peut trouver notamment dans la Déclaration universelle des droits de l’homme des générations futures de l’UNESCO les bases de la référence auxdites générations futures. L’expression figure également dans la Charte de l’environnement auquel fait référence le préambule de la Constitution française. Pour le reste, la référence est classiquement soit à la Convention européenne des droits de l’homme, soit aux accords de Paris, soit aux engagements pris par les différentes entreprises. Le seul caractère relativement original et qui choque les États sans doute est le fait de considérer qu’un engagement engage un État !     

En effet, la communication politique l’emporte bien souvent sur l’aspect strictement juridique. Durant de longues années, États comme entreprises ont supposé que les engagements ne concernaient que ceux qui y croyaient. Pourtant, la jurisprudence depuis déjà un certain nombre d’années considère que le droit souple qui contient notamment les engagements des différents acteurs les engage réellement. Ainsi, dans l’arrêt Erika, la Cour de cassation a-t-elle considéré que le fait pour Total de ne pas avoir respecté ses procédures internes de « vetting » qui étaient de simples règles internes n’engageant en réalité Total qu’à l’égard de lui-même, constituait une base suffisante pour ordonner la réparation du préjudice écologique. Cependant, elle a exonéré Total en se fondant sur les stipulations de la convention sur la responsabilité civile du fait des pollutions de mer par hydrocarbure en cas de faute volontaire.     

     Cette orientation jurisprudentielle s’explique par la demande de plus en plus pressante de la société civile au regard de l’incurie des États qui, engagements après engagements ne traduisent pas réellement dans les actes les promesses qui sont faites. Le résultat en est une augmentation constante des émissions de gaz à effets de serre qui n’a strictement rien à voir avec l’espoir de voir limiter à 1,5 degré l’augmentation de la température à la fin du siècle.

     Enfin, bien évidemment des voix discordantes se font entendre niveau interne qui reviennent sur l’éternel problème du gouvernement des juges et du caractère prétendument non démocratique des décisions qui sont prises. On pourrait tout d’abord rappeler que n’est pas démocratique le fait de refuser de prendre des mesures sur à sauvegarder l’avenir et la vie des ressortissants des différents États. Mais surtout, l’intervention des juges, aux termes d’un procès contradictoire, au cours duquel les parties demanderesses et défenderesses ont des droits équivalents et sont contraintes de prouver les arguments qu’elles avancent permet de sortir des opérations de communication et des fausses informations pour s’en tenir aux faits.

Il est vrai que cette transformation n’est pas sans incidence sur le fonctionnement des institutions et de la démocratie. Mais à l’heure où la question de l’acceptabilité de la transformation est plus que jamais d’actualité, où les difficultés de la participation du public et de son niveau d’information sont évidentes, le recours au juge est éminemment démocratique et apaisant.

Au niveau communautaire, la Cour de Justice de l’Union européenne n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur le sujet de la justice climatique. Le rôle joué par le Parlement européen et par les défenseurs de l’environnement et du climat afin de pousser la politique communautaire est indéniable. Sans doute les décisions se prennent-elles en coopération, ce qui implique un accord entre le Conseil et le Parlement. Mais le rôle très dynamique du Parlement contraint les États à accepter davantage que ce qu’ils auraient été prêts à accepter dans le cadre purement étatique. Il va de soi qu’il sera très intéressant de suivre la jurisprudence de la CJUE lorsqu’elle interviendra ; avant cela, la cour européenne des droits de l’homme tranchera la requête déposée par les jeunes portugais. Si celle-ci reconnaissait les droits climatiques et a fortiori le droit des générations futures, c’est bien entendu tout le droit de l’union qui en serait impacté.
Nous sommes entrés dans des temps de grandes turbulences et pas seulement au sens météorologique du terme. Le rôle des États se modifie dans la mesure où les moyens financiers du secteur privé deviennent colossaux, où les peuples se rebellent dans les systèmes démocratiques, où la demande d’État change de contenu. Dans ce contexte, le nouveau rapport de force qui se met en place sous l’égide du juge chargé de vérifier que des engagements pris sont tenus et que la priorité donnée au vivant demeure est une garantie de pouvoir rechercher des solutions stables, acceptables et acceptées.

+--
voir le planfermer
citer l'article +--

citer l'article

APA

Corinne Lepage, Justice climatique en Europe : le rôle croissant des juges, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,

à lire dans ce numéro +--

à lire dans cette issue

voir toute la revuearrow
notes et sources +