Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
La Chine aux portes du réseau électrique européen
Issue #1
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Issue #1

Auteurs

Clémence Pèlegrin , Hugo Marciot

21x29,7cm - 167 pages Numéro #1, Septembre 2021

La puissance écologique de la Chine : analyses, critiques, perspectives

De la même façon que les infrastructures routières constituent des points névralgiques pour toute conquête militaire terrestre, les réseaux du XXIème siècle constituent des cibles cruciales en matière d’intelligence, d’influence et de guerres économiques. Dans une économie industrielle à la numérisation croissante, l’infrastructure électrique constitue la cible par excellence, moins connue du grand public mais plus stratégique encore que les réseaux de télécommunications. Assurant le transport de l’électricité d’un bout à l’autre d’un État, permettant l’acheminement de l’électricité produite par les plus gros moyens de production et interconnectant le système électrique d’un État avec celui de ses voisins, les réseaux de transport d’électricité constituent en tous points des infrastructures essentielles à la vie économique et sociale de chaque État au point qu’un black-out (c’est-à-dire une interruption de l’alimentation électrique) engendrerait des coûts socio-économiques extrêmement importants. Ils demeurent consubstantiels à la construction européenne et seront à ce titre des infrastructures-clés dans l’émergence d’une plus grande solidarité énergétique européenne.

Les entreprises gestionnaires de ces réseaux de transport d’électricité européens constituent ainsi des entreprises éminemment stratégiques pour l’économie européenne et, à ce titre, suscitent l’intérêt d’acteurs extérieurs à l’Union européenne, au premier rang desquels la Chine qui multiplie de manière préoccupante les investissements ciblés dans le secteur du transport d’électricité en Europe. Quels objectifs se cachent derrière de telles prises de participation et à quelles conséquences celles-ci mènent-elles ? Comment protéger davantage ces infrastructures et leurs gestionnaires – qui acheminent à chaque seconde l’électricité aux endroits où elle est consommée – de tels mouvements extra-européens afin d’assurer la sécurité d’approvisionnement électrique de l’Union européenne ?

Pour prendre la pleine mesure des implications de ces investissements pour la sécurité énergétique européenne, les diverses prises de participation chinoises dans ces actifs essentiels doivent être envisagées à l’aune de la stratégie globale adoptée par la Chine depuis une dizaine d’années. Elles révèlent l’état encore embryonnaire et insuffisamment adapté aux spécificités des réseaux de transport d’électricité des outils de contrôle de ces investissements déployés par les États membres et l’Union européenne. Alors que la Commission européenne a fait part début 2020 de son intention de renforcer ces outils de contrôle des investissements étrangers et que l’ambitieux Green Deal ne peut faire l’économie des supports de la transition énergétique que sont les réseaux de transport d’électricité, il apparaît éminemment nécessaire d’accorder une protection spécifique et renforcée à ces actifs stratégiques pour les États membres et l’Union européenne.

La conquête chinoise du secteur électrique européen

L’énergie est un secteur marqué par sa très forte intensité capitalistique, à toutes les étapes de sa chaîne de valeur, mais aussi par sa contribution au développement socio-économique des États et par la multiplicité de ses impacts, géopolitiques comme environnementaux. Aujourd’hui, bien que la consommation d’énergie en Europe soit stable, voire en déclin, l’électricité en occupe une part prépondérante et en croissance. D’une part, de nouveaux usages, notamment numériques, accroissent la demande d’électricité ; d’autre part, les politiques de transition énergétique elles-mêmes visent à électrifier la consommation d’énergie globale, de façon à réduire les émissions de gaz à effet de serre en aval, en même temps qu’à décarboner la production en amont, notamment par le biais des énergies renouvelables. L’investissement dans le secteur électrique et ses infrastructures connaît ainsi pour ces raisons un développement significatif, notamment en Europe mais également au sein des autres puissances économiques mondiales.

Le secteur de l’énergie fait en effet partie intégrante des Nouvelles routes de la soie chinoises et de leur déploiement mondial. Plus encore, selon des recherches récentes, l’énergie concentrerait les deux-tiers de la dépense chinoise actuelle dans les projets de la Belt and Road Initiative (BRI), le reste étant injecté dans le secteur des transports et des télécommunications 1 . En Europe, l’accélération des investissements chinois tous secteurs confondus trouve son origine dans la combinaison de la crise de la dette, à partir de 2008, et de la perception conjoncturelle d’une opportunité économique mutuelle, par les institutions européennes et chinoises, d’approfondir leurs relations, notamment par l’achat d’euro bonds et d’investissements dans des infrastructures souvent stratégiques pour l’Union européenne. Par exemple, entre 2010 et fin 2012, le volume d’investissements chinois dans l’Union européenne a quadruplé, passant de 6 à 27 milliards d’euros 2 , sous l’effet simultané de la chute de la valeur des actifs et d’une réorientation de la politique chinoise de fusions-acquisitions à l’étranger. En arrière-plan, le phénomène de désindustrialisation engagé de longue date à l’Ouest, ainsi que l’ambition chinoise de mener une politique active d’investissement en Europe ont complété cette équation. Entre les seules années 2015 et 2016, les investissements chinois dans l’UE ont cru de 77 % ; parmi les secteurs les plus prisés figurent les télécommunications, l’immobilier ou encore l’automobile. En 2019, le transport, l’énergie (« utilities ») et les infrastructures constituaient le 4ème secteur d’investissement chinois dans l’UE, avec 800 millions d’euros d’investissements directs étrangers (IDE) 3 .

Le projet Global Interconnection Initiative : la rhétorique d’un leadership climatique par l’infrastructure électrique

Au sein du secteur énergétique, l’électricité constitue pour la Chine une déclinaison intéressante des Nouvelles routes de la soie en Europe, d’autant qu’elle est un secteur stratégique pour l’Union. Plus particulièrement, au sein d’une chaîne de valeur complexe et à la rencontre de problématiques de concurrence, de sécurité et d’innovation, le transport d’électricité constitue l’un des piliers des Nouvelles routes de la soie chinoises, comme en témoigne le mégaprojet de liaison intercontinentale des réseaux électriques chinois et européens, et à plus long terme, la liaison planétaire des réseaux électriques de tous les continents. Présenté en 2015 par le président Xi Jinping au sommet du développement durable des Nations Unies, ce projet nommé Global Interconnection Initiative est porté par la Global Energy Interconnexion development and cooperation organization (GEIDCO), organisation internationale non-gouvernementale, et vise en premier lieu à développer une infrastructure électrique de part et d’autre du continent eurasiatique. Aux termes de GEIDCO, le projet de Global Energy Interconnection vise à instituer un « système énergétique moderne, fondé sur l’énergie propre et centré sur l’électricité, globalement interconnecté, construit conjointement et mutuellement bénéfique pour tous » 4 . Cette infrastructure à potentiel international entend répondre à trois enjeux bien identifiés dans la transition énergétique : interconnecter les systèmes énergétiques nationaux et régionaux afin (1) de faciliter et accroître l’intégration des énergies renouvelables, (2) renforcer la flexibilité des réseaux face à cette montée en puissance d’énergies alternatives et intermittentes et (3) assurer une plus grande sécurité d’approvisionnement en électricité, dans un contexte de forte électrification des mix énergétiques. L’objectif ultime affiché par l’organisation réside dans l’accomplissement d’un développement bas-carbone et durable 5 .

D’une ampleur inédite, ce projet se déploie jusqu’en 2070 par paliers successifs. Le premier palier, estimé en 2035, vise à connecter le réseau domestique chinois au réseau européen ; le deuxième palier, en 2050, vise à développer le réseau en Afrique et sur le continent américain ; enfin, le troisième palier vise à connecter l’Arctique pour relier les cinq continents par le biais de ces « artères énergétiques » 6 . Outre ses dimensions futuristes, ce projet s’appuie sur une technologie de réseaux dits Ultra High Voltage (« UHV ») développée depuis la fin des années 2000 en Chine pour la transmission de courant électrique à très haut débit, continu et alternatif, en complément nécessaire du déploiement de technologies de télécommunications comme la 5G. Grâce à d’importants financements de l’État et des collectivités et à une installation à très grande échelle de ces câbles sur son territoire (en 2020, la Chine aurait déjà consacré plus de 20 milliards de dollars au déploiement de projets UHV) 7 , la Chine a d’ores et déjà réussi à diminuer considérablement les coûts associés, bien que plusieurs difficultés demeurent néanmoins. L’une, technique, tient à ce que, malgré les réductions de pertes d’électricité par effet Joule ambitionnées par la technologie UHV, les distances de transport envisagées par le projet GEI impliqueront quoiqu’il en soit d’importantes pertes lors de l’acheminement de l’électricité qui réduisent d’autant la rentabilité du projet ; l’autre, économique, tient au coût élevé de ces câblages UHV, a fortiori à l’échelle continentale et mondiale, malgré des économies d’échelle qui semblent en théorie considérables. Si le contexte post-coronavirus pourrait ralentir le déploiement de ce projet à l’étranger, il constitue néanmoins l’opportunité en Chine d’actionner des plans de relance économique, notamment par l’investissement public et les grands programmes industriels 8 , comme en témoigne l’annonce de projets de « nouvelles infrastructures » par le Parti communiste chinois au mois de mars 2020 9 .

Le GEIDCO s’inscrit depuis sa création dans une démarche partenariale et de soutien à la lutte contre le changement climatique au sein des négociations climatiques internationales et des initiatives multilatérales sur le climat. Aussi l’organisation a-t-elle publié en 2017 un Plan d’action pour promouvoir le 2030 Agenda for Sustainable development des Nations Unies, ou, lors de la COP 24, un Plan d’action pour promouvoir l’Accord de Paris, ou encore le Plan d’action pour la promotion de la protection mondiale de l’environnement 10 . Des partenariats avec plus de 70 États ont également été conclus, ainsi qu’avec des organisations comme le UNFCCC ou la Global infrastructure connectivity alliance du G20, contribuant à accroître la légitimité et le soutien de la communauté internationale à ce projet sans précédent. Il est à ce titre particulièrement intéressant d’observer comment la rhétorique de promotion de ce projet, qui s’inscrit également à part entière dans la Belt and Road Initiative, vise à coïncider avec les politiques mondiales de lutte contre le changement climatique, alors que la Chine a installé davantage d’installations d’énergies renouvelables que n’importe quel autre pays au monde et a multiplié les initiatives, politiques comme industrielles, pour affirmer son leadership en la matière. Ses investissements dans les énergies fossiles à l’étranger contredisant son image d’acteur environnemental ambitieux sur son territoire et dans les négociations internationales 11 .

La crise de la dette en Europe et le cheval de Troie des investissements stratégiques chinois dans le transport d’électricité

En matière d’infrastructures stratégiques, l’historique des investissements chinois en Europe s’inscrit dans l’héritage particulier de la crise économique et financière des années 2008 à 2012. Dans les années qui suivirent immédiatement la crise financière, l’Europe du Sud fut la principale destinataire de ces opérations, l’Italie concentrant près du total annuel en 2014 et devenant en 2019 le premier pays européen à intégrer officiellement les Nouvelles routes de la soie en signant un protocole d’intention et plus de 2,5 milliards d’euros de contrats. Certaines annonces symboliques ont marqué les années 2010, à l’instar du rachat de 51 % des parts du port grec du Pirée en 2016, le lancement du Format 16+1 en 2012 12 ou la coopération croissante entre le constructeur naval italien Fincantieri et la Chinese State Shipbuilding Company.

L’analyse des investissements chinois dans les infrastructures européennes, notamment énergétiques, laisse entrevoir une méthode et un objectif récurrents. D’une part, il s’agit de prendre des participations majoritaires par le biais d’une première prise de participation minoritaire ; d’autre part, de conquérir des segments précis sur la chaîne de valeur énergétique, dans une double perspective de rentabilité et d’influence, la rentabilité demeurant le facteur prévalent dans cette politique d’investissement. À cet égard, les actifs de réseaux électriques, par leurs profils de revenus (régulés, en situation de monopole naturel sur les territoires nationaux) constituent des investissements de choix 13 . Qu’il s’agisse de réseaux de transport ou de distribution d’électricité, les années 2010 ont vu se succéder plusieurs investissements significatifs, d’abord dans les pays d’Europe du Sud, en proie à des opérations massives de privatisation d’entreprises publiques, puis en Europe du Nord.

En 2011, le gouvernement portugais a cédé ses parts dans le gestionnaire de réseau de transport (GRT) national, Energias de Portugal (EDP), dans le cadre du programme de sauvetage et de privatisations mis en place par la Commission européenne et le FMI. L’entreprise publique China Three Gorges (CTG) les a alors rachetées pour 2,7 milliards d’euros. Six ans plus tard, principal actionnaire à 23,27 % du capital, CGP dépose une OPA afin de racheter l’intégralité du capital restant d’EDP pour 9 milliards d’euros, initiative empêchée par les statuts d’EDP qui interdisent à tout actionnaire de concentrer plus de 25 % du capital. L’OPA, lancée en mai 2018, a été écartée près d’un an plus tard par le refus des actionnaires de changer les statuts d’EDP. Il ne s’agit cependant pas du seul investissement dans le système électrique portugais : en 2012, CTG a également acquis 49 % d’EDP Renewables – l’entité dédiée à la production d’énergie renouvelable d’EDP – et l’entreprise publique d’investissement CNIC Corporation Limited a à son tour acquis 5 % du capital d’EDP en 2015. State Grid Corporation of China (SGCC) a également acheté 25 % du gestionnaire de réseau Redes Energéticas Nacionais (REN) pour 387 millions d’euros, début 2012, devenant de ce fait le principal actionnaire, et en position de nommer le président et trois membres du conseil d’administration 14 .

Le Portugal est la principale illustration de cette stratégie chinoise d’investissement sur plusieurs maillons d’une chaîne de valeur stratégique, à caractère traditionnellement monopolistique, favorisée par le contexte austéritaire européen 15 . D’autres pays du Sud de l’Europe ont fait la même expérience, comme l’Italie ou la Grèce. En 2014, SGCC a acheté 35 % de la holding publique italienne CDP Reti pour 2,4 milliards d’euros, « plus gros investissement réalisé par la SGCC à l’étranger, mais aussi le plus gros contrat jamais signé par la Chine en Italie » 16 . CDP Reti est aussi actionnaire à 30 % du GRT Terna et de l’opérateur gazier Snam. SGCC prend, par cette participation, une minorité de blocage et un droit de vote au conseil d’administration de ces deux sociétés. Bien que n’étant pas un GRT, l’équipementier Shanghai Electric Power a conclu en décembre 2014 un partenariat stratégique avec le GRT maltais Enemalta dont il a acquis 33 % du capital. En Grèce, SGCC avait déjà pris une participation minoritaire (24 %) au capital du GRT Independent power transmission operator (ADMIE) pour 320 millions d’euros en 2014, alors même que le GRT italien Terna s’était également porté acquéreur. Là aussi, la cession par le gouvernement de ses parts faisait partie du plan de sauvetage de l’économie grecque et obligations adossées aux contreparties financières consenties par le FMI.

L’Europe du Nord n’est pas épargnée par cette dynamique, bien qu’elle y soit sensiblement différente. Au Royaume-Uni, le contexte économique qui préside à ces décisions tient davantage de la réorientation extra-Union des investissements dans l’économie britannique, dans la perspective du Brexit. Dans le secteur gazier, 61 % du capital de la division gaz du GRT National Grid ont été vendus à un consortium international comprenant la China Investment Corporation (10,5 %) et d’autres investisseurs comme Macquarie (14,5 %) après obtention de l’accord du gouvernement de Theresa May en avril 2017 17 . SGCC a par ailleurs acquis 24,92 % de la holding Encevo qui elle-même détient le GRT luxembourgeois Creos. Certaines tentatives n’ont cependant pu être concrétisées et l’on doit à l’intervention publique nationale la conservation du capital européen de certains GRT. Le gouvernement espagnol n’a ainsi pas donné suite à l’intérêt exprimé par SGCC pour l’achat de sa part du capital du GRT Red Eléctrica de España (REE). En Allemagne, où le transport d’électricité est réparti entre quatre GRT sur le territoire, le GRT 50Hertz a vu, à deux reprises, des tranches de 20 % de son capital mises en vente par leurs actionnaires respectifs. À deux reprises, SGCC a tenté de les racheter pour obtenir à sa filiale d’équipements un avantage significatif lors des futurs appels d’offres liés à l’extension du réseau allemand 18 et à deux reprises, les institutions allemandes se sont opposées à ces acquisitions en faisant intervenir la banque publique Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW). En Belgique, le distributeur d’électricité Eandis a aussi fait l’objet de la convoitise des investisseurs chinois, mais la tentative de rachat de 14 % du capital a été bloquée par la ville d’Anvers 19 . Pour l’heure, les prises de participations chinoises dans les GRT européens réussies ont ainsi d’ores et déjà concerné sept États membres de l’Union européenne.

Une prise de conscience récente et hétérogène en Europe

Concrètement, ces prises de participation ont deux implications directes sur le secteur électrique européen. D’une part, elles donnent souvent à des entreprises publiques ou parapubliques chinoises des voix dans les conseils d’administration de gestionnaires de réseaux, entités en prise directe avec la sécurité énergétique des États membres. D’autre part, elles viennent compléter une dynamique financière profonde, qui a d’ores et déjà fait son chemin dans d’autres maillons de la chaîne de valeur électrique, comme la production d’électricité. Mais dans le contexte du projet GEI, ces acquisitions prennent tout leur sens : l’Italie et le Grèce, en matière portuaire comme en matière énergétique, sont des points d’entrée idéaux pour la création et la connexion du réseau transcontinental. Certains analystes redoutent même que cette progression dans le capital des infrastructures électriques européennes ne permette à terme à la Chine de vendre de l’électricité produite sur son territoire aux États membres de l’Union à un prix inférieur au marché domestique, du fait d’une production électrique abondante, et même excédentaire, issue du premier parc de production d’origine renouvelable au monde. Si à première vue, un tel réseau transcontinental semblerait en tous points vertueux, tant il permettrait d’importer de l’électricité majoritairement d’origine renouvelable à des prix très bas dont les avantages tant pour le climat que pour le consommateur européen sont incontestables, cet avantage masque en réalité des effets économiques et géopolitiques moins explicites. Si l’effet de dumping économique et d’affaiblissement technologique de certains États vis-à-vis de la Chine États s’observe déjà dans d’autres secteurs, il s’avèrerait particulièrement fort dans le cas d’un réseau transcontinental : la Chine continuerait à approvisionner les pays européens en moyens de production renouvelables (panneaux solaires, éoliennes, électronique de puissance, etc.) tout en leur fournissant une électricité renouvelable à un prix plus bas que celui auquel les États membres pourraient vendre la leur, du fait de la combinaison de l’effet d’échelle offert par son parc et de l’internalisation des coûts de production. Par ailleurs, cette abondance de la production renouvelable chinoise et son bas prix pourraient entraîner une forte dépendance énergétique des pays européens vis-à-vis d’une source extérieure à l’Europe, reproduisant de ce fait la dépendance européenne au gaz russe. Enfin, la potentielle complémentarité des profils de production (la production renouvelable chinoise atteignant des niveaux importants lorsque la production renouvelable européenne se réduit, par exemple la nuit, du fait du décalage horaire) pourrait engendrer une forte marginalisation de la production conventionnelle (autrement dit, thermique) européenne, celle-ci étant susceptible d’être de moins en moins sollicitée

Les investissements chinois dans les infrastructures électriques européennes ont connu leur apogée entre 2012 et 2016, au plus haut de la vulnérabilité économique des États membres, a fortiori en Europe du Sud. Il est intéressant d’observer que cette tendance a néanmoins été précédée d’une décennie de coopération rapprochée entre l’Union européenne et la Chine en matière énergétique et économique en général. En témoigne, notamment, le lancement en 2003 du EU-China Comprehensive Strategic Partnership et du EU-China 2020 Strategic Agenda for Cooperation.

Le ton de la coopération stratégique entre la Chine et l’Union européenne a beaucoup changé depuis le début des années 2000, jusqu’à donner lieu à deux postures politiques autour desquelles les États membres se positionnent avec une affirmation croissante. D’une part, la réception par l’opinion publique et le personnel politique des investissements chinois comme une opportunité économique et industrielle ; l’adhésion officielle de l’Italie à la BRI et la signature au d’un protocole d’accord en mars 2019 (deux ans après la signature d’un premier Plan of Action for the Strengthening of Economic, Commercial and Cultural-scientific Cooperation between Italy and China 2017-2020) en constitue un bon exemple 20 . Les deux parties sont mues par l’ambition de faire de l’Italie un pont entre l’Europe et la Chine, dans la continuité du « rôle traditionnel de l’Italie comme terminal des routes de la soie maritimes », en formalisant une relation privilégiée satisfaisant d’une part les perspectives italiennes d’export vers la Chine, et d’autre part l’accroissement des investissements chinois sur le territoire européen. L’Italie est ainsi le premier pays de l’Union à rejoindre officiellement l’Initiative et le sous-secrétaire d’État auprès du ministère du développement économique, Michele Geraci, a appelé la Commission européenne à prendre davantage en considération les intérêts commerciaux des États dans la construction de sa politique commerciale avec la Chine, signe d’une liberté politique et commerciale revendiquée dans un contexte de dissensions entre États membres sur le sujet 21 . Le Portugal a lui aussi conclu un protocole d’accord avec Pékin en décembre 2018 pour approfondir la coopération économique au sein de la BRI, notamment en matière infrastructurelle ; la diplomatie portugaise a néanmoins nié entretenir une relation privilégiée avec la Chine, voire un niveau de dépendance potentiellement problématique 22 . Au contraire, le ministre des relations étrangères Augusto Santos Silva a affirmé au Financial Times espérer des offres « crédibles » de la part des investisseurs européens et américains lors de prochains appels d’offres, regrettant que dans le cas des entreprises énergétiques libéralisées à partir de 2011, seuls les investisseurs chinois se soient montrés convaincants.

D’autre part, d’autres pays ont récemment durci leur approche vis à vis de Pékin, parmi lesquels l’Allemagne, comme on l’a vu, et la France, les deux États ayant conjointement mené l’initiative depuis 2017 pour un règlement relatif à la surveillance des investissements étrangers (cf. ci-après). Après la dynamique de coopération et d’approfondissement d’opportunités économiques mutuelles qui a prévalu du début des années 2000 à la moitié des années 2010, de plus en plus de voix en Europe s’élèvent contre une approche des infrastructures de réseaux uniquement « concurrentialiste » ne faisant que peu de cas de leur importance géostratégique. Ce discours a par ailleurs occupé une place centrale dans le débat européen en 2017, autour de la question du statut d’économie de marché de la Chine, et de la réplique par les institutions européennes aux risques de dumping, dans laquelle le Parlement européen s’est vu conférer un rôle central 23 . A contrario, l’accroissement de la visibilité de la Global Energy Interconnection dans les organisations internationales, et la promotion par la Chine du projet auprès de ses partenaires, en matière de développement comme de transition énergétique, laisse entendre un décalage avec la vigilance européenne.

Pourtant, les actifs de transport d’électricité – détenus selon les cas par leurs gestionnaires ou par leurs États – constituent par nature des infrastructures névralgiques essentielles à la continuité de l’activité économique et sociale de chaque État. Ils concentrent par ailleurs des espaces d’innovation technologique et le caractère interconnecté des réseaux européens rend l’exploitation d’un réseau national particulièrement importante pour l’approvisionnement électrique des États voisins. La solidarité énergétique induite par ces flux transfrontaliers d’électricité intervenant chaque seconde à chaque frontière participe naturellement à renforcer coopération et intégration européennes. Dès lors qu’ils endossent le rôle de facilitateurs du marché intérieur de l’électricité, ces réseaux constituent ainsi en tous points une infrastructure stratégique majeure pour l’Union européenne.L’importance cruciale de ces actifs et de leur exploitation quotidienne pour le système électrique européen – et, par extension, l’économie européenne tout entière – appelle ainsi une protection particulière contre toute prise de contrôle étrangère, dont l’alignement des intérêts avec ceux des États membres est par nature incertain et serait susceptible de faire courir des risques sur la sécurité d’approvisionnement électrique et le bon fonctionnement de l’économie des États membres. L’ampleur inédite et l’unique provenance chinoise des rachats de multiples GRT européens relèvent ainsi d’un enjeu de sécurité énergétique continentale, du fait notamment d’une interconnexion croissante des marchés et systèmes électriques européens qui fragilise en réalité l’intégralité des systèmes interconnectés. La présence d’un État tiers au capital de plusieurs GRT majeurs révèle en ce sens la fragilité économique du secteur électrique européen qui ouvre de facto la possibilité pour un État tiers de peser sur la sécurité énergétique européenne 24 .

Notes

  1. T. S. Eder, J. Mardell, « Powering the Belt and Road », Mercator Institute for China Studies, juin 2019.
  2. J. Anderlini, « Chinese investors surged into EU at height of debt crisis », Financial Times, octobre 2014.
  3. A. Kratz, M. Huotari, T. Hanemann, R. Arcesati, « Chinese FDI in Europe: 2019 update », Mercator Institute for China Studies et Rhodium Group, avril 2020.
  4. Global Energy Interconnection, Development concept, voir : en.geidco.org.cn/aboutgei/.
  5. Global Energy Interconnection, Global consensus.
  6. Global Energy Interconnection, Development strategy.
  7. Bloomberg News, « A 1,000-Mile Long Clean Energy Artery Is Completed in China », juin 2020.
  8. 7 aires prioritaires dans le domaine des infrastructures ont été identifiées par le PCC pour la relance économique post-Covid : le réseau 5G, l’IoT industriel, les data centers, les réseaux de transport UHV, les IRVE et les LGV entre grandes villes du pays.
  9. « China Develops $26bn Ultra High Voltage Electrical Grids to Stimulate Economic Recovery », Power-Technology.com, mai 2020.
  10. Global Energy Interconnection, Global consensus.
  11. C. Lizé et C. Pèlegrin, « Climat : où va la Chine ? », Le Grand Continent, avril 2020.
  12. Le Format 16+1 est un partenariat économique multilatéral signé par la Chine et 16 pays d’Europe centrale et orientale (Albanie, Bulgarie, Bosnie et Herzégovine, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Macédoine, Monténégro, Pologne, République Tchèque, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Slovénie).
  13. N. Wakim, « Comment la Chine achète l’Europe de l’énergie », Le Monde, août 2018.
  14. A. Khalip, « Factbox: Chinese investments in Portugal », Reuters, mai 2018.
  15. X. Yi-chong, Sinews of Power. Politics of the State Grid Corporation of China, Oxford University Press, 2019.
  16. « Le chinois SGCC finalise l’acquisition de 35 % des actions de l’italien CDP Reti », French.china.org.cn, décembre 2014.
  17. C. Peterson, « CIC buys 10.5 % of National Grid’s gas division », China Daily, décembre 2016.
  18. DW, « China’s SGCC to buy stake in German grid operator 50Hertz », février 2018.
  19. A. Hope, « Antwerp puts end to potential Chinese energy deal », Flanders Today, octobre 2016.
  20. Memorandum of understanding between the government of the Italian Republic and the government of the People’s Republic of China on cooperation within the framework of the Silk road economic belt and the 21st century maritime silk road initiative, mars 2019.
  21. S. Zheng, « Italian government’s China expert urges EU to make it easier for member states to deal with China », South China Morning Post, mai 2019.
  22. « Lisbon rebuffs claims Portugal is China’s ‘special friend’ in EU », Financial Times, janvier 2020.
  23. G. Grésillon, « L’Europe trouve enfin la parade face au ‘Made in China’ », Les Échos, octobre 2017.
  24. CRÉDITS : La GREEN publie C. Pèlegrin, H. Marciot, « La Chine aux portes du réseau électrique européen », Groupe d’études géopolitiques, Note pour l’action, janvier 2021.
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Clémence Pèlegrin, Hugo Marciot, La Chine aux portes du réseau électrique européen, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2021, 108-112.

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