L’Europe somnambule dans l’insoutenable fragilité du monde
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Issue #3Auteurs
Jacques Toubon , Jean-Yves HeurtebiseLa Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3
Les chemins de la puissance européenne
Jean-Yves Heurtebise : Dans sa marche en aveugle vers l’abîme, il n’y a entre l’humanité et le néant que la fine couche de glace d’un monde qui peine à porter notre poids. La condition nouvelle de crise épistémologique, épidémiologique, énergétique place la pensée dans l’urgence. Urgence croissante face à des crises qui s’accumulent, qui s’ajoutent les unes aux autres et fragilisent irréversiblement l’équilibre métastable de notre habitacle humain. Or, face à la violence de l’immédiateté, à la brutalité du maintenant, le temps manque. Situation éminemment paradoxale : nous avons un sentiment d’urgence qui, en poussant à parer au plus pressé, rend incapable d’affronter l’urgence plus existentielle, plus globale qui nous menace.
Jacques Toubon : Les urgences au pluriel, multiples, diverses, nous masque l’Urgence, au singulier. Si le politique n’arrive plus à retrouver sa capacité de gouvernance, c’est parce qu’il en est réduit à gérer au jour le jour une série de moins en moins prévisible de crises. Ce qui manque, c’est cette vision panoramique qui permet de se donner de l’avance sur les événements à venir. On vit dans une époque d’hystérisation permanente du « débat public » qui n’est d’ailleurs plus vraiment de l’ordre du « débat » car il favorise moins le dialogue que la confrontation, ni non plus véritablement « public » car il ne cesse de déborder sur la sphère privée, de s’appuyer sur des opinions personnelles qui ne cherchent même plus à se fonder en vérité. D’où une perte de l’universel du fait de discours soi-disant réalistes qui divisent et empêchent l’élaboration d’une solution commune nécessaire faite à cette urgence une et multiple.
Jean-Yves Heurtebise : D’autant que cette urgence est trompeuse si elle nous amène à croire que la catastrophe est ce qui va bientôt arriver. Penser la catastrophe comme ce qui va arriver, cela revient à se donner un délai, c’est succomber au mal collectif de la procrastination généralisée : 2025 ou 2034 pour l’invasion chinoise de Formose et le début de cette « troisième guerre mondiale » dont on pressent les frémissements ; 2030 ou 2050 pour un réchauffement climatique devenu insoutenable et des pays entiers sous les eaux ; 2080 ou 2100 pour le pic d’une population mondiale à 11 milliards d’habitants impossible à nourrir. En donnant une date future à l’arrivée du pire, on est dans l’illusion qu’on a encore le temps, que d’ici-là la solution viendra. Or la catastrophe a déjà fait irruption : ce que l’on voit ce ne sont pas les signes avant-coureurs d’une apocalypse à venir mais les symptômes d’une fin déjà commencée. L’urgence ne vient pas de ce qu’il reste peu de temps pour affronter ces crises : l’urgence vient de ce que le temps lui-même est une espèce en voie d’extinction, une ressource en voie de disparition.
Jacques Toubon : La question fondamentale est de savoir comment penser un universel qui permettrait le ralliement de tous face à une situation critique. Non seulement comment le définir mais comment le diffuser, le communiquer. Le but serait de définir des impératifs transnationaux permettant d’élaborer une gouvernance mondiale ouverte et progressiste. Le monde, et l’Europe elle-même, se trouvent dans une situation de crise avec la multiplication de solutions boiteuses de gouvernance qui aboutissent à l’inverse de la gouvernance solidaire que nous souhaitons, et propose l’émergence de projets politiques « identitaristes » et irrédentistes qui fondent leur attrait sur la fracture du commun. On se trouve, dans la plupart des démocraties et en Europe, dans une situation où il semble que ce qui attire le plus les électeurs, ce sont ces discours prônant de faire ce que les autres ne font pas, parce qu’ils ne le font pas, pour souligner sa propre autonomie, en surjouant l’opposition et l’incompatibilité entre souveraineté nationale et objectifs européens.
Jean-Yves Heurtebise : Comme si l’Europe en particulier et l’humanité en général avaient perdu cette faculté transcendantale de goût permettant d’apprécier la saveur si distincte de l’universel ; la seule faculté qui reste étant la proprioception. La plénitude de l’âme au contact de l’universel est remplacée par le contentement de sa propre singularité : le plaisir de se sentir soi, surtout « pas comme les autres ». Ce qui se vérifie à toutes les échelles : de l’individu, du groupe, du genre, de l’ethnie, de la nation. Il y a une extériorisation totale de la différence et une intériorisation totale de l’identité, une hétérogénéisation radicale de l’autre et une homogénéisation radicale de soi. On n’est plus dans une logique d’égalité où l’on se devait de donner une place égale à ce qui est différent mais dans une logique d’identité où chacun pense incarner un soi si radicalement autre des autres que ceux-ci ne peuvent qu’entraver sa liberté, menacer sa survie. Logique d’identité qui peut prendre des formes politiques diamétralement opposées, mais qui vont toutes dans le même sens de la séparation. Du point de vue « l’alt-left », il ne suffit plus pour l’être majoritaire (l’homme blanc hétérosexuel) de donner un statut égal à « l’autre » minoritaire : comprenant que son existence empêche de résoudre les problèmes écologiques, économiques et sociaux du monde, il doit désormais s’effacer. Du point de vue de « l’alt-right », on entretient la fable d’une majorité devenue minoritaire et qui doit se défendre contre le maillon faible (instrumentalisé du dehors) de la mondialisation : le migrant. D’où le repli sur le groupe, la nation, l’ethnie, la « civilisation » qui entraîne ce morcellement identitaire et cette crise globale de la gouvernance qui fait que l’on passe sans heurt, logiquement du Brexit des insulaires au Terrexit des milliardaires.
Jacques Toubon : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’impression générale était que le monde ne pouvait plus continuer comme avant. Dans cet esprit de refondation rendue nécessaire par le champ de ruines qu’était (déjà) devenu le monde fut instituée une réponse comme celle des Nations Unies. Structure multilatérale qui aujourd’hui ne fonctionne plus de façon assez efficace pour répondre à son but premier, originel : non pas permettre à chaque nation de s’exprimer pour affirmer ses exigences souveraines irréductibles mais faciliter la construction collective d’un consensus dépassant les égoïsmes nationaux et visant le bien commun. Inutile d’épiloguer sur qui en est le plus responsable. La Chine en assume une bonne part, alors même, c’est le paradoxe, qu’elle fut pendant plusieurs décennies le principal bénéficiaire de ce système multilatéral. Dans cette manière d’avoir fait de la Chine une sorte de deus ex machina des Nations Unies dans le contexte de la guerre froide, ce fut du côté des Occidentaux une sorte d’aveuglement, de naïveté : nous étions persuadés que les principes fondamentaux, dégagés depuis les Lumières jusqu’au procès de Nuremberg, allaient s’imposer de manière naturelle. Or ce n’est pas du tout le cas. Il faut donc que nous effectuions un travail de reconstruction pour élaborer une gouvernance globale qui réponde aux exigences de la crise éco-politique actuelle et définisse un nouveau destin commun.
Jean-Yves Heurtebise : On a l’impression que, après la deuxième guerre mondiale et avec la dissolution de l’Union soviétique à la fin de la (première) guerre froide, l’Europe s’est laissé enfermer dans la fiction de la post-histoire, de la post-hégémonie. Fiction qui remonte aux philosophies de l’histoire de type hégélienne avec cette idée d’une histoire linéaire ayant des étapes nécessaires qui s’achèverait avec l’Europe allemande du 19ème siècle. Selon un processus que l’ensemble du globe, de façon « naturelle » (surtout s’il était un peu « aidé » à aller dans ce sens, par la colonisation d’abord, les programmes d’ajustements structurels du FMI ensuite), devait rejouer pour atteindre finalement la même forme politico-sociale que la nôtre. Ce récit de la « fin de l’histoire », selon la malheureuse formule de Francis Fukuyama, s’est cristallisé en 1989 : la Chute du mur de Berlin devant symboliser la victoire totale du libéralisme occidental. L’ironie vient de ce qu’avant le 9 novembre 1989, s’était produit hors d’Europe, le 4 juin 1989, 200 ans après la Révolution française, un événement qui annulait, dès avant même son émergence, tout ce discours « post-historique » : la répression du soulèvement étudiant à Tiananmen. 1989, plutôt que la fin de l’Histoire était le début d’une histoire divergente qui signait la mort de l’histoire universelle sous les coups de la bombe à fragmentation de la souveraineté ethnoculturelle prise comme critère ultime du devenir politique. Entre le 4 juillet 1776 à Philadelphie et le 4 juin 1989 à Pékin, on assiste à ce moment de l’essor de droits humains fondamentaux dont la puissance d’universalité va transformer l’ensemble du monde et trouver son apogée dans la décolonisation – avant de trouver un arrêt brutal avec les chars de la place de Tiananmen qui ouvrent le sillage de ce nouveau récit de la spécificité irréductible des « ensembles civilisationnels ». Dès lors, ce que l’Europe interprétait comme fin de l’histoire sera vu, hors Occident, comme marquant simplement la fin de son histoire : la fin de sa contribution à l’histoire du monde qui aurait désormais « pivoté » vers l’Asie et la Chine. Avec l’émergence des « Asian values » se propage l’idée que la liberté ne serait qu’un concept occidental, abstrait, dont la surdétermination politique nierait la primauté du droit au développement, du droit à la satisfaction des besoins fondamentaux des pays moins avancés. Ce qui était, pour l’Occident, la fin de l’histoire s’est transformée, pour les émergents, en ‘faim de l’histoire’. Mais le drame, à l’échelle planétaire, c’est que l’émergence d’un tel contre-récit survient au même moment où, à partir de 1987 avec la publication du rapport Brundtland, à partir de 1988 avec la constitution du GIEC, émerge la conscience claire que « notre futur commun » est, sauf changement de paradigme dans notre mode de développement, profondément menacé par la crise environnementale. La nécessaire refonte du modèle global de production a été rendue quasi-impossible par le fait qu’une telle exigence écologique a été perçue par les puissances non-occidentales, au premier rang desquelles la Chine (mais aussi l’Inde), comme une stratégie « néocoloniale » visant à contrecarrer leur « essor légitime ». L’Occident, ou, plus exactement, ce qui n’est pas du tout pareil, les entreprises multinationales qui y ont leur siège, se satisfaisant par ailleurs fort bien de la croissance du PIB à deux chiffres dans cette région du monde.
Jacques Toubon : Ce n’est donc pas la fin mais le début de l’Histoire, une histoire qui s’ouvre sur un avenir incertain. En Europe et en France, on a cru que la Chine était entrée après 1989 dans une nouvelle ère de réforme et d’ouverture qui devait conduire à son alignement, dans un futur proche, sur des valeurs « européennes » (au niveau social, politique, culturel). On était dans l’illusion que la croissance économique serait nécessairement vectrice de libéralisation. Ce qu’on n’a pas vu, c’est qu’au contraire, le développement économique servait à fabriquer un système de valeurs, non seulement différent mais concurrent : les autoproclamées « valeurs asiatiques ». Ce qui me parait le plus fascinant, c’est ce retour, que ce soit en Russie ou en Chine, à la notion de « civilisation ». Outre l’eurasisme autour de la Russie et la refondation de la sinité avec le retour à Confucius en Chine, deux exemples : d’une part, le cas de la Hongrie, avec la volonté de revenir à la domination des Magyars ; de l’autre, on en parlera lors des élections à venir en Espagne, le parti Vox qui entend faire revenir l’Espagne aux temps d’Isabelle la Catholique, à la Reconquista et à l’expulsion des musulmans. Tout un travail est à faire pour montrer que les droits humains fondamentaux ne sont pas occidentaux mais universels et qu’ils peuvent être opérationnels et efficaces hors de ce que le reste du monde appelle « l’Occident ».
Jean-Yves Heurtebise : Ce retour au thème de la civilisation en Russie et en Chine se fait dans le contexte d’une déliquescence du marxisme en tant qu’idéologie, dans le contexte d’une ouverture au capitalisme dont le contrôle par l’Etat n’altère pas l’essence productiviste et inégalitaire. Le « civilisationnisme » permet de donner un vernis traditionnaliste et localiste à l’inclusion du pays dans des chaînes de valeurs transnationales dont il dépend pour sa survie. Plus encore, ce culturalisme civilisationnel marque le retour à l’Empire comme figure centrale de l’imaginaire politique. Logique puisque, pour contourner le modèle démocratique, on a besoin de revenir au processus impérial de la consolidation dynastique. Inquiétant aussi puisque l’Empire, à la différence de la Nation, se définit par l’absence de frontières déterminées : sa survie dépend de son extension continue. Intéressant et paradoxal est le fait qu’alors que les dirigeants chinois modernes au début du vingtième siècle avaient fait de l’Empire Qing des manchous le symbole de la corruption, de la déchéance et de la défaite, la Chine contemporaine semble penser que les conquêtes coloniales des Qing, au Xinjiang (au prix du génocide des dzoungars, 80% de la population tuée entre 1755 et 1757), au Tibet et à Taiwan, constituent les frontières naturelles du pays. L’incorporation de Formose, par la force si nécessaire, est vue ainsi comme le signe d’une « réjuvénation » accomplie. Ce que ce retour à l’Empire, à la « civilisation » symbolise aussi, c’est la volonté d’éviter toute forme de « décolonisation » des territoires annexés par l’Empire (Qing ou tsariste) en s’appuyant sur le récit selon lequel le colonialisme serait une spécificité occidentale.
Jacques Toubon : Le retour des Empires fait partie des préoccupations du Collegium International, à savoir que l’avancement du monde vers une gouvernance globale passe par le développement de démocraties solidaires et non pas l’exercice de souverainetés solitaires, hostiles et suprématistes, au double sens politique et ethnique du terme. La question est de savoir si le retour vers les Empires est un obstacle rédhibitoire ou une étape nécessaire dans ce progrès social, économique, global qui permettra une convergence politique mondiale ? De ce point de vue, la mise au pas de l’oligarchie en Chine par le dirigeant de la République populaire Xi Jinping pourrait aussi signifier la réaffirmation de la valeur éminente du politique comme seul vecteur légitime de gouvernance. Pour autant qu’elle ne conduise pas à une aventure guerrière, irresponsable, dans le détroit de Taïwan, sur le plateau du Ladakh, autour des îles Senkaku, ce qui, du fait de la dissuasion nucléaire, serait suicidaire. La volonté impériale de dirigeants autoritaires pourrait, par une nouvelle ironie de l’histoire, en replaçant le politique au centre, déboucher sur l’élaboration d’une gouvernance mondiale solidaire et démocratique. L’idée qui nous guide est double : d’une part, le multilatéralisme ne fonctionne plus ; d’autre part, l’idée d’une gouvernance mondiale n’est pas si utopique qu’on le pense. Certes la résurgence de structures néo-impériales, guidées par un récit « civilisationnel » de nature suprématiste, affirmant des « valeurs » qui se veulent irréductibles à celles des autres, semble aller à l’encontre d’une telle convergence. En même temps, le souhait d’une « communauté de destin » s’exprime aussi dans les pays (comme la Chine) qui y semblent, si l’on juge par leurs actes, les plus réfractaires. Comme le dit Mireille Delmas-Marty, « la communauté mondiale ne pourra s’unir qu’en prenant conscience de son destin commun ». Comment une telle prise de conscience est-elle possible, dans le monde qui est le nôtre, fragmenté, morcelé, divisé, où l’universel même a perdu son sens ? Tout compte fait, ces puissances qui prétendent renvoyer l’Europe et l’Occident, en général, à l’état de « déchet historique », ne deviendraient-elles pas, elles-mêmes, sources d’universalisation ?
Jean-Yves Heurtebise : La question est bien celle de la refondation de l’universel en butte à la logique séparatiste, ségrégationniste, de l’identité. Selon cette logique, le soi n’existe que dans sa contradiction avec ce qu’il n’est pas. Or, ce que dit une philosophie de la relation, c’est que la relation est première à ses termes, au sens où le « soi » ne se définit que dans son rapport à l’autre et que, dans sa prétention à être tout ce que « l’autre » n’est pas, ce que le sujet identitaire exclut est moins « l’autre » que la partie de soi qui s’est constituée dans le contact avec celui-ci. Martin Buber insistait sur ce point : « L’homme est anthropologiquement existant, non point dans l’isolement du moi, mais dans l’intégralité du rapport de l’un à l’autre. » Le « soi » et « l’autre » ne préexistent pas au nous qui les met en rapport dans l’espace du social, de la langue, etc. Francis Jacques notait dans Différence et subjectivité : « C’est sans doute moi qui parle, le locuteur. Mais en toute rigueur je ne suis pas l’énonciateur : c’est nous qui disons. » Parler, écrire pour un sujet, ce n’est pas que dire le soi, révéler les fondements de sa subjectivité, c’est d’abord s’adresser à quelqu’un, anticiper les réponses et modifier par avance ses propos. Plus encore, cette co-construction du sens ne fait sens que parce qu’elle se réfère à un tiers, parce que le « soi » et « l’autre » ne parlent pas que d’eux-mêmes mais d’autre chose qui existe indépendamment d’eux. C’est pourquoi la logique de l’identité ne conduit pas simplement à nier l’autre mais le réel même : l’enfermement narcissique du « soi » va ainsi de pair avec la prolifération du faux.
Jacques Toubon : L’Europe est le terrain parfait d’application immédiate de ces idées. D’un côté, des pays comme la Hongrie ou la Pologne affirment que les valeurs sont celles qu’elles doivent définissent elles-mêmes, sans autorité de Bruxelles – dans un geste de retranchement axiologique qui mine de l’intérieur le socle commun européen. De l’autre, l’Allemagne et la France, après s’être combattues en 1870, en 1914, en 1939 se sont rapprochées en s’appuyant sur ce qui restait de commun et nuançant ce qui était encore différent. C’est dans cet esprit de double dépassement que les grandes aires civilisationnelles peuvent aujourd’hui se rencontrer dans un nouvel universel qui ne sera pas « occidental » mais, parce que fondamentalement humain, véritablement mondial.
Jean-Yves Heurtebise : Transposer au niveau culturel, civilisationnel cette logique de la relation, de la co-construction du sens et de soi peut nous permettre de comprendre ce qui s’est passé en Europe entre les 16ème et 18ème siècles : la production d’une modernité transculturelle qui en déseuropéanisant l’Europe l’a universalisé. Quand on veut définir « l’Europe », on répète souvent le récit de sa double fondation, fécondation par Athènes et Jérusalem, le logos grec et la gnose hébraïque-et-chrétienne. Or il faut se rappeler que l’Europe, au moment de son édification au Moyen Âge, se trouve en situation d’extériorité par rapport à ses sources culturelles. Pour un roi Franc, c’est-à-dire un « barbare », Platon et le Christ sont deux figures externes à sa culture et sa géographie, ayant existé dans un lointain ailleurs Sud-Oriental. Comme le disait Rémi Brague : « Ce n’est que par le détour de l’antérieur et de l’étranger que l’Européen accède à ce qui lui est propre. » Mais un « propre » qui lui est toujours déjà « secondaire ». Car le propre de la culture européenne est que son origine se confonde avec un détour. Détour qui prend une forme encore plus radicale à partir de la Renaissance pour s’achever, avec les Lumières, dans une altération culturelle profonde dont découle l’idée même d’universel. La rencontre de l’Europe avec le monde non-Européen, dans les Amériques, au Japon, en Chine, en Inde, ne peut être réduite à un pur mouvement de soumission, d’exploitation, d’éradication de l’autre. Elle a aussi et en même temps eu pour conséquence d’ébranler de façon radicale et irréversible le système de valeur du colonisateur. Au terme de ce processus, à la fin du 18ème siècle, « la modernité européenne [est] désormais, au moins en partie, définie comme un projet scientifique, éducatif et politique s’opposant au propre héritage religieux et culturel de l’Europe » (Joan-Pau Rubiès). Si les valeurs des « Lumières » ne sont pas qu’« occidentales », c’est parce que leur élaboration s’est faite dans un rapport de l’Europe à l’autre qui a bouleversé sa définition de soi, dans une relation de « tiercéité culturelle » à l’Asie, qui a conduit à la formulation d’universaux transculturels.
Jacques Toubon : Il serait important de s’appuyer sur des exemples issus des penseurs des Lumières en Europe (France, Allemagne, Pays-Bas, etc.), de se poser la question de savoir par quels transferts d’une aire civilisationnelle à une autre ces changements se sont produits, de savoir comment la modernité a fait irruption dans le monde à travers ces rencontres culturelles qui avaient l’Europe pour centre névralgique de mise en relation. Il est important aujourd’hui de rappeler cette histoire au moment où l’Europe se referme sur elle-même, au moment où certains pays se mettent en Europe même hors de l’Europe, au moment où certains groupes s’enferment dans des logiques identitaires au sein de nations de plus en plus divisées, clivées.
Jean-Yves Heurtebise : Parmi tous les possibles, prenons l’exemple des missions jésuites en Chine à partir de 1582. Si on interprète cet événement selon les catégories convenues de l’orientalisme post-colonialiste, on n’y verra que la tentative, vouée à l’échec, d’un groupe religieux d’imposer ses vues monothéistes et « eurocentrées » à une culture plurimillénaire. On en conclura (un peu vite) à l’impossibilité de l’interculturalité. Or cet évènement prend son sens dans la diffusion des écrits chinois en Europe. Avant Leibniz, les commentaires et traductions des livres confucéens trouvèrent leur principal écho en France, chez les Libertins : La Mothe Vayer en 1642 et Simon Foucher en 1688 introduisirent Confucius selon une stratégie, systématisée par Bayle et finalisée par Voltaire, visant à démontrer qu’un ordre social stable et des attitudes civiques vertueuses étaient possibles sans contrôle religieux du politique. Notre séparation de l’Eglise et de l’Etat, notre idée d’un universel immanent plus universel que celui des religions trouvent là certainement un de ses fondements. Délicieux paradoxe : en voulant évangéliser la Chine, les Jésuites ont contribué, à laïciser (confucianiser) l’Europe et donc à l’universaliser.
Jacques Toubon : Pour pousser l’ironie encore davantage, notons qu’aujourd’hui, on assiste en Chine au mouvement inverse, celui de l’instauration d’une religion d’Etat, ou plus exactement de la religion du Parti, face à laquelle l’opposant n’est pas simplement un dissident mais aussi un hérétique. S’il est vrai que l’introduction de la pensée chinoise a induit en Europe une sortie du religieux, ironiquement, la sinisation d’une idéologie athée, telle que le marxisme-léninisme, a produit l’effet inverse : de Mao à Xi Jinping, le culte du dirigeant s’impose à tous, au niveau autant social qu’économique. De sorte que l’oligarque chinois est aujourd’hui à la fois un opposant politique, un dissident économique et un hérétique idéologique. C’est un système de pouvoir à l’envers, déstabilisant pour la gouvernance mondiale, déstructurant pour le fonctionnement des Nations Unies, dérangeant pour le respect des conventions de l’OMC, désinhibant pour le moins-disant démocratique au niveau régional, déroutant par cette rechute vers une guerre froide chauffée au nucléaire. Cette crise géopolitique latente a induit le transfert vers le Pacifique de la matrice des relations internationales. Il faut le considérer comme un événement majeur dont les répercussions se font sentir à tous les niveaux. Le Brexit anglais n’est que le premier pas dans un cheminement qui mène à la création de l’AUKUS, qui entraîne la scission de l’Occident en deux : Europe continentale d’un côté, sphère Commonwealth des pays entourant le Pacifique de l’autre. Dans ce processus, l’Angleterre n’est pas la cinquième roue du carrosse, comme on a pu l’entendre, mais le chef de file. Car ces pays ont comme dénominateur commun la langue, l’histoire, la religion, le droit (common law), et la culture – entrelacés depuis des siècles – de telle sorte qu’on pourrait considérer les Etats-Unis comme en faisant partie. Ainsi l’Europe est la victime collatérale de cette scission de l’Occident provoquée par la marche accélérée de la Chine vers un avenir incertain.
Jean-Yves Heurtebise : Poursuivons l’ironie, en se demandant si l’Europe n’est pas aujourd’hui plus « chinoise » que la Chine néo-maoïste de Xi Jinping. Au sens où en reniant les valeurs qu’elle présente comme occidentales (et qu’elle a en réalité, par son influence passée, contribuer à produire), la Chine contemporaine se coupe de son propre potentiel d’universalisation. Au sens aussi où, comme le disait Anne Cheng, le modèle chinois d’une gouvernance mondiale sous le signe du Tianxia, qui viserait à pallier les limites du modèle westphalien, trouve une meilleure réalisation dans les institutions européennes que dans les rapports de Pékin à Hong-Kong, à Taiwan ou aux pays riverains de la mer de Chine de Sud. De ce point de vue, c’est une erreur de penser que pour augmenter le « soft-power » européen, il faudrait que l’Europe produise un récit global d’elle-même qui, en réponse aux récits culturalistes russes et chinois, affirmerait sa propre singularité radicale. Car si « l’Europe » a un quelconque rapport à « l’universel », c’est moins du fait d’un contenu culturel spécifique, « unique » (immanence grecque, transcendance hébraïque-et-chrétienne, rationalité scientifique, individualisme romantique) que de par l’absence d’une essence propre autre que celle issue de sa refondation continue au contact de l’autre. Ne suivons pas Heidegger quand il proposait de faire un détour par l’origine afin d’être encore plus soi (devenir Grec pour être enfin Allemand), de faire un détour par l’ailleurs pour dégager une identité culturelle pure (ne plus être « Asiatique » pour devenir vraiment Européen). En réalité, pour l’Europe, il n’y a pas d’autre origine que le détour, pas d’autre terme que le retour. Notre idée au Collegium est que l’universel n’est pas ce que l’un impose aux autres ; c’est le produit de l’effort fait par chacun pour se débarrasser d’un peu de soi, céder de sa propre souveraineté (personnelle ou collective) – comme le notait Jürgen Habermas : « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. » L’Europe n’a rien à gagner à entrer dans le jeu de l’affrontement civilisationnel en produisant un méta-récit célébrant son exceptionnelle singularité culturelle. Ce qui ne signifie pas nier l’existence du conflit, oublier les rapports de force mais penser l’universel comme le bien commun résultant du processus indéfini de transformation de soi. Prévenons ainsi un malentendu : si en se défaisant de soi une culture non-européenne peut avoir l’impression de s’européaniser, ce n’est pas au sens où elle adopterait des valeurs « étrangères » (qui seraient contraires à « ses » valeurs qu’elles devraient s’efforcer de préserver pour conserver son « identité culturelle ») mais où sens où elle répète ce geste de la différentiation interne, de la différence à soi qui définit l’européanité non-européenne de l’Europe.
Jacques Toubon : Revenons pour conclure sur ce thème qui était celui de mon prédécesseur à la présidence du Collegium, Michel Rocard, parlant de cette crise profonde. Car on se trouve bien aujourd’hui dans la situation exposée par son dernier ouvrage majeur : Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ? Avec Michel Rocard, il faut « souligner la gravité profonde, trop souvent mésestimée, des évolutions mortelles qui nous menacent à terme – nous l’humanité – ». L’impossibilité de résoudre des crises cumulées est flagrante. L’absence de valeurs communes menace la conduite du monde. N’étant pas prêts collectivement à des défis globaux, tout accident nous est potentiellement fatal. De telle sorte qu’on pourrait dire que la pandémie a commencé avant l’émergence du COVID-19. D’ailleurs l’impuissance à réguler le changement climatique prend des dimensions inquiétantes. Quand le président des Etats-Unis en 2021 fait un discours au sommet mondial sur l’environnement (COP26) en usant des mêmes termes que son prédécesseur cinq ans plus tôt (COP21), le surplace est sidérant. Entre temps, l’Amazonie a brûlé, l’Australie a brûlé, la Californie a brûlé… Et quand Joe Biden termine par « God Bless The Planet », c’est dire : ite, missa est. La redondance oratoire mène vers la fuite du politique à plusieurs niveaux. Cela se manifeste, en période électorale, par la pléthore exponentielle de candidats partant à la chasse au Dahu, par l’irruption d’énergumènes venus des médias avec leur arsenal tabloïd et leur pratique politique façon fête foraine. Michel Rocard disait : « Le métier que j’ai fait n’existe plus. »
Jean-Yves Heurtebise : Quand on sait que le dérèglement climatique, la perte de la biodiversité, la pollution de l’air, des sols, sont des réalités perçues depuis le début de la révolution industrielle, scientifiquement analysées depuis 50 ans, on peut s’interroger sur la part obscure du « désir » dans l’intensification et la multiplication des évènements météorologiques extrêmes. Une urgence contre laquelle on ne fait rien, ou si peu, n’est plus une urgence mais une opportunité… D’un côté, on dénonce ensemble, dans un communiqué édifiant, la « dramatique fonte des glaces » ; de l’autre, chaque pays place ses pions en Arctique pour se préparer à en exploiter les ressources mises à nu. Peut-on se contenter de la thèse de l’Accident, d’un événement extérieur nous prenant par surprise ? Une catastrophe que l’on ne fait rien, ou si peu, pour éviter n’est plus une catastrophe mais comme l’expression d’une attente… Jean-Luc Nancy écrivait, dans Vérité de la démocratie : « Rien n’est plus commun que la pulsion de mort – et le point n’est pas de savoir si les politiques technologiques d’État qui ont permis Auschwitz et Hiroshima ont déchainé des pulsions de cet ordre, mais plutôt de savoir si l’humanité trop lourde de ses millions d’années n’a pas choisi depuis quelques siècles la voie de son anéantissement ». L’Holocauste n’est-il pas le marqueur de la fin de l’Holocène, le début de cet Anthropocène qui nous dirige droit vers un « Anthropocauste » ? Heiner Müller énonçait, au sujet du nazisme, ce terrible apophtegme : « Les Allemands sont un peuple suicidaire qui ont trouvé les Juifs sur leur chemin ». Aujourd’hui, on pourrait dire : l’Homo sapiens est une espèce suicidaire qui a trouvé la Terre sur son chemin. Mais comment comprendre cette pulsion de mort de l’Homme, ce suicidaire extraverti, qui entraîne le réel dans son naufrage ? Notre incapacité d’agir pour le mieux stimule et renforce notre « capacité » à garder cap au pire : plutôt une volonté de néant qu’un néant de volonté, disait Nietzsche. L’Anthropocène est un anthropobscène : le symptôme d’une symphorophilia collective dont le crash civilisationnel est l’ultime « nirviagra ». Dégoût et fascination se mêlent dans notre société apornocalyptique du spectacle qui a pour seule révélation la mise en scène de sa disparition : des Romains se délectant à la vue de martyrs dévorés par les lions au fil continu des news enchaînant incendies géants et crues mortelles, la nature du frisson reste la même, seule change l’étendue du sacrifice. J. G. Ballard, dans l’introduction française de son livre le plus iconoclaste Crash (1973), faisait le diagnostic suivant : « Le voyeurisme, le dégoût de soi, le caractère infantile de nos rêves et aspirations – ces maladies de la psyché – ont abouti à la mise à mort la plus terrifiante du 20e siècle : la mort de l’affect. » L’urgence n’est pas qu’un problème de « vitesse » et « d’accélération » ; plus encore qu’un rétrécissement du temps, on assiste à un véritable rétrécissement du cœur, à une crise du lien. Deleuze affirmait dans Image Temps que l’unique solution pour remédier à la crise de l’action, à la paralysie de notre réactivité était la croyance en ce monde-ci. Cependant, à l’heure où le monde lui-même s’efface, la seule réponse qui reste est la foi en autrui : I believe you. Mais comment faire confiance à l’autre si « l’autre » ne se définit que par opposition à « moi » ? En délaissant la logique mortifère de l’ipséité solitaire pour la logique vitale de l’altérité solidaire. Recréer du lien dans la co-construction du sens ouvre la voie vers un transversel dont le modèle est moins le dialogue rationnel que le contact amoureux. C’est du plus lointain que vient cet autre que soi qui répond au désir de devenir autre du soi : on ne naît pas humain, on le devient – quand on dit à l’autre : change-moi !
Jacques Toubon : Peter Sloterdijk le dit, avec son livre Il faut que tu changes ta vie. Au sein du Collegium, il apporte l’idée de remettre à jour les impératifs catégoriques, conditions sine qua non de la préservation de ce qui arrive. Le croisement, la cofécondation du politique et du philosophique s’imposent. En effet, le sujet de la pensée philosophique et le sujet de l’action politique ne sont pas censés se rencontrer, selon Max Weber dans Le Savant et le politique (« Wissenschaft als Beruf », « Politik als Beruf »). L’impossibilité de la rencontre entre ces deux vocations doit être dépassée dans les crises extrêmes qui affectent le monde aujourd’hui. Plus encore, comme dit Edgar Morin, il n’y a en réalité qu’une seule crise, une polycrise, qui crée la polycatastrophe dans laquelle nous nous trouvons. C’est précisément dans l’ADN du Collegium international depuis sa création, avec sa double hélice politico-philosophique, de faire que ses deux vocations se rencontrent.
citer l'article
Jacques Toubon, Jean-Yves Heurtebise, L’Europe somnambule dans l’insoutenable fragilité du monde, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,