Revue Européenne du Droit
Penser et construire l’Europe puissance
Issue #3
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Issue #3

Auteurs

Pierre Moscovici

La Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3

Qu’entendons-nous par « Europe puissance » ? Ce terme a récemment fait irruption dans le débat public et les discours politiques, même si je l’avais pour ma part évoqué dès 2001, dans un ouvrage où je réfléchissais à « l’Europe, une puissance dans la mondialisation » 1 . Lors du discours du Président de la République Emmanuel Macron à la Sorbonne en 2017, le terme « puissance » apparait pour qualifier l’Europe. Au niveau européen, il est indirectement amené par l’ancienne Haute représentante aux affaires étrangères, Federica Mogherini, lorsqu’elle déclarait en 2016 que « soft power et hard power vont de pair ». La revendication de « puissance » est depuis assumée par les responsables européens, à l’instar de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui définit en 2019 son collège comme une « Commission géopolitique ».

L’appellation « Europe puissance » conduit à un changement subtil de la définition même du concept de puissance. En effet, il semble évident que l’Europe ne cherche pas historiquement à inscrire sa puissance dans une vision wébérienne du terme, qui renvoie à « la chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances » 2 , ni même dans la reformulation proposée par Raymond Aron, c’est-à-dire « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités » 3 . Reste que, dans la même perspective historique, l’Europe a en réalité souvent été associée à la puissance, sous des formes renouvelées et nuancées. C’est ainsi que dès 1973, Johan Galtung voyait dans la communauté européenne « une superpuissance en devenir » en raison de son poids économique et démographique (« ressource power ») et sa capacité à faire émerger des structures internationales (« structural power ») 4 . Parallèlement, Louis-François Duchêne parle de « puissance civile », moteur de paix et de prospérité 5 . Les avancées initiées par le droit européen conduisent, quant à elles, à parler de « puissance normative », terme popularisé par Ian Manners 6 puis Zaki Laïdi 7  : l’Europe serait dotée d’une capacité d’influence morale œuvrant à l’élévation des standards internationaux.

    Souvent proclamée mais toujours limitée, « l’Europe puissance » ne se définissait jusqu’à présent que de manière prudente et proportionnée. Elle est aujourd’hui affirmée et revendiquée. Cela me semble fondé. Dans ce monde qui, loin d’avoir rencontré la « fin de l’histoire », pensée par Francis Fukuyama comme un paradis universel, pacifique et libéral, est à nouveau traversé par des tensions géopolitiques majeures, à commencer par la confrontation / coopération globale entre les Etats-Unis et la Chine, l’Europe, si elle veut peser, ne peut plus échapper à sa définition comme puissance, et à se doter de ses attributs. Il s’agit là d’un nouveau dessein européen que je partage, tout en y apportant d’emblée une nuance : pour qu’une Europe puissance émerge véritablement, elle doit concentrer son énergie dans les secteurs clés de demain et forger une pensée de son action.

L’Europe doit tout d’abord être une puissance verte. Le Green Deal de la Commission européenne, annoncé le 11 décembre 2019, qui entend faire de l’Europe le premier continent neutre en carbone en 2050, est à la hauteur des ambitions de puissance affichées par l’Union. Toutefois, il faudra que sa mise en œuvre soit la plus rapide possible, afin d’être crédible et de ne pas être devancé par le plan climat américain. Il semble d’ailleurs souhaitable de réfléchir dans ce contexte à l’instauration d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) 8 , ainsi qu’à la révision du système européen d’échange de quotas d’émission (ETS) 9 afin d’atteindre les objectifs ainsi énoncés. La mise en œuvre conjointe de ces deux mécanismes permettrait de concilier les objectifs environnementaux et économiques, en œuvrant à la fois à la neutralité carbone à horizon 2050 à travers un rehaussement du prix de la tonne de CO2 et au maintien de la compétitivité des entreprises européennes, limitant également les risques de fuites d’entreprises. La puissance verte va donc de pair avec un pouvoir de régulation capable d’imposer des règles au commerce international au nom de principes environnementaux et de justice économique.  

    L’Europe doit également, en tant que telle et pas seulement à travers ses Nations, s’affirmer comme une puissance économique. Cet impératif s’articule pour moi autour de deux axes : la réforme de l’architecture de la zone euro et le développement d’une souveraineté industrielle et numérique. Le pacte de stabilité et de croissance, mécanisme de coordination des politiques budgétaires nationales des États membres de la zone euro, règlement de copropriété des 19 pays qui partagent la même monnaie, ne peut rester en l’état. Il devrait faire l’objet d’une réforme alliant allègement et simplification, et ajoutant une règle de réduction de la dette propre à chaque pays, selon ses propres circonstances. En effet, le cadre européen de gouvernance des finances publiques doit être en accord avec son temps s’il veut pouvoir impulser une véritable puissance européenne. Il a été renouvelé au lendemain de la crise financière, notamment à travers le six pack, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) et le two pack, mais son caractère pro-cyclique et rigide 10 demeure, il s’est même aggravé après le « quoi qu’il en coûte » déployé face à la crise du Covid-19. Je me suis battu – avec succès – lorsque j’étais commissaire européen, en charge de l’économie des finances et de la fiscalité, pour imposer une flexibilité dans l’application de nos règles, et pour en finir avec la lecture nominale et punitive qui prévalait jusqu’alors. Ce tournant politique a permis d’éviter des sanctions contre l’Italie, l’Espagne ou le Portugal, dont l’impact eût été négatif. Il faut désormais aller plus loin. 

Dans un contexte où la plupart des Etats membres voient leur niveau de dette dépasser la limite des 60% du PIB, la zone euro peut-elle maintenir à l’identique des règles ne pouvant être respectées ? Il est difficile, je le sais d’expérience, de modifier les traités, il serait donc contre-productif de proposer « un grand soir » de la réforme des règles, leur renégociation globale, voire leur dénonciation. Une approche pragmatique doit être privilégiée, en déterminant un taux d’endettement propre à chaque pays en fonction de sa situation macroéconomique, laissant une plus grande marge de manœuvre dans la mise en place de politiques budgétaires contra-cycliques. Il s’agit en réalité d’axer les nouveaux critères de gouvernances sur l’évaluation de la qualité des dépenses publiques et la soutenabilité de la dette comme le préconise l’European Fiscal Board. La Cour des comptes, que je préside, se joint à cette vision et recommande également des réformes du cadre national des finances publiques afin d’augmenter sa dimension pluriannuelle et de gagner en capacité de projection et d’anticipation. Je crois également souhaitable de renforcer le rôle des institutions budgétaires indépendantes, comme le Haut Conseil des finances publiques français, pour évaluer la qualité de la dépense publique et participer au débat sur la dette publique.  A l’heure où la dette et la dépense publique atteignent des niveaux historiques, avec de surcroît des divergences fortes au sein de zone euro, la gouvernance de nos finances publiques doit être fortement améliorée. L’Europe a fait des progrès considérables dans la crise, acceptant pour la première fois une mutualisation de la dette, déployant des programmes de solidarité massifs assortis de réformes de structure. Il s’agit maintenant de transformer l’essai, en inscrivant dans la durée une politique budgétaire plus ambitieuse, mieux pilotée, davantage débattue de manière démocratique, alimentée par de véritables ressources propres. On pense au premier chef  à la taxation énergétique ou à une fiscalité numérique moderne, inscrite dans les nouvelles règles concernant les entreprises adoptées au sein de l’OCDE. 

L’Europe doit aussi prendre en main son destin et construire une nouvelle autonomie industrielle. L’industrie européenne s’est affaiblie au cours des dernières décennies, notamment en France, même si elle conserve des places fortes. Elle est aujourd’hui globalement caractérisée par une forte dépendance vis-à-vis de la Chine. La crise du Covid-19 a souligné l’impératif de mettre un coup d’arrêt à la désindustrialisation, dont les effets politiques, nourrissant le populisme et le nationalisme, sont délétères, et d’entamer la reconquête de notre souveraineté productive. En ce sens, je veux saluer le lancement prochain par la Commission européenne de l’Alliance sur les processeurs et les technologies des semi-conducteurs 11 et de l’Alliance pour les données industrielles, l’Edge et le Cloud 12 . En lançant de tels projets, l’Union européenne emprunte véritablement la voie de la transition technologique. L’indépendance stratégique est donc légitimement au cœur du programme de la présidence française de l’Union européenne, qui débutera en janvier prochain. Sur le long terme, l’Europe ne devrait plus craindre les risques de pénurie ou de rétention de biens par un pays tiers si elle garantit son indépendance stratégique. En réalité, c’est une question de résilience, voire de survie, face aux tensions géopolitiques mondiales qui est en jeu.

L’Europe puissance, et cet aspect est à mes yeux essentiel, sera nécessairement une Europe politique. De ce point de vue, l’Union européenne a certainement de sérieuses réformes de son organisation interne à mener. Le débat institutionnel européen s’est figé depuis l’échec du traité constitutionnel en 2005, subrepticement et partiellement repris par le traité de Lisbonne en 2008. Il émerge à nouveau, avec timidité, à l’occasion de la Convention pour l’Europe. Il est pourtant incontournable. Tout d’abord, le vote à l’unanimité au sein du Conseil devrait céder sa place à une logique majoritaire, et ce pour une raison simple : le vote à l’unanimité paralyse les décisions nécessaires à une vraie cohésion économique et sociale. La règle de l’unanimité reflète certes la culture du compromis et la recherche constante du consensus, qui sont au fondement de la construction européenne. Elle est toutefois devenue un facteur de blocage, dans une Europe plus nombreuse, plus hétérogène et en proie aux luttes permanentes d’intérêts divergents, atteignant le cœur même de l’esprit européen. Le vote de blocage hongrois et polonais le 16 novembre dernier, s’opposant à l’inclusion de la clause relative au respect des principes de l’Etat de droit dans le plan de relance européen, en témoigne. La décision à la majorité qualifiée devrait progressivement devenir la règle en matière financière, fiscale et concernant la politique étrangère afin d’assurer cohérence et unité européennes. Cela ne se fera pas en un jour, il y aura des réticences et résistances à surmonter, mais cette direction doit être empruntée sans timidité. 

Nous devons par ailleurs, j’en ai la conviction depuis bien longtemps, sans cesse renforcer les institutions proprement communautaires et solidifier le binôme Parlement – Commission, au cœur de la démocratie européenne pour équilibrer un système politique qui fait la part belle à l’intergouvernementalisme.  C’est pourquoi je crois indispensable de politiser davantage et définitivement l’élection au Parlement européen, en consacrant le système du Spitzenkandidaten, c’est-à-dire le principe selon lequel chaque parti politique européen est représenté par un candidat tête de liste, porteur d’un programme à l’échelle de l’Union, le candidat du parti arrivé en tête et/ou capable de former une coalition majoritaire, ayant vocation à devenir le Président de la Commission. Ce principe a été délaissé en 2019, au profit d’une reprise en main de cette nomination par le Conseil européen, ce qui est à mes yeux, indépendamment de l’appréciation sur la qualité des personnalités alors en compétition, un retour en arrière dommageable : il doit être à nouveau appliqué en 2024 et rendu permanent. Je suis également favorable à la mise en place des listes transnationales pour les élections européennes et à un droit d’initiative législative parlementaire.

Il ne me parait pas envisageable de résumer l’Europe politique à une dimension purement et strictement interne. La puissance, dans un monde globalisé, s’entend également dans la capacité d’un Etat ou d’un ensemble d’Etats à se projeter au-delà des frontières et à s’affirmer sur la scène internationale. Pour faire la synthèse entre les deux deniers présidents de la Commission, Jean-Claude Juncker et Ursula von der Leyen, l’Europe doit être à la fois politique et géopolitique. A cet égard, l’Europe de la défense a trop longtemps été délaissée. Les Etats membres, et plus précisément la France, ont refusé de transposer à l’échelon communautaire les leviers d’un « hard power » en raison du souvenir dévastateur laissé par les Guerres mondiales sur le Vieux continent. L’échec de la communauté de défense européenne (CED) en 1954 a conduit à une mise sous tutelle de l’Europe par les Etats-Unis à travers l’organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dont 21 pays européens sont actuellement membres. Si le traité de Maastricht appelle de ses vœux une politique de défense commune, les avancées demeurent limitées, peu à même de faire de l’Europe une puissance géopolitique internationale. Le retrait des troupes américaines en Afghanistan, ou encore la rupture du contrat des sous-marins par l’Australie au profit des Etats-Unis et du Royaume-Uni, illustrent l’incapacité actuelle de l’Europe à peser dans les grands enjeux géostratégiques. Cette incapacité s’illustre également au niveau interne : l’Europe peine toujours à tenir une ligne commune et humaniste sur les questions migratoires. 

Ce constat ne doit néanmoins pas nous conduire au fatalisme. Au contraire, il doit permettre d’impulser des initiatives fortes, sous-tendues par un véritable courage politique. Face au pivot américain vers le Pacifique et dans une dynamique d’émancipation industrielle et stratégique de l’Europe, la construction d’une défense commune, voire à terme d’une armée européenne, articulée avec l’OTAN, doit désormais être une priorité. Je ne veux pas sembler faire preuve de naïveté ou d’irénisme, et je n’ignore pas les contradictions culturelles, politiques, géopolitiques entre les pays européens, ou les différences de divergences d’intérêts, de capacités, de volonté qui les traversent. Ce n’est pas un hasard si cette dimension de la construction européenne n’a jamais progressé autant qu’elle l’aurait dû. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus le choix, il faut avancer : nous ne pourrons pas compter pour toujours sur la seule protection des Etats-Unis, notre allié américain nous appelant par ailleurs à partager le fardeau, et les menaces sont fortes. Dès lors, nous devons impérativement trouver les moyens de progresser, fut-ce de façon souple, en privilégiant d’abord des coopérations renforcées ou structurées, et en intégrant le Royaume-Uni, par-delà les querelles post-Brexit, dans notre réflexion.

Enfin, être puissant, c’est être porteur d’une vision. L’Europe puissance, ou souveraine, pour trouver une existence concrète, doit être dotée d’un sens, et doit être pensée. La présidence française de l’Union européenne, organisée sous le mot d’ordre « Relance, puissance, appartenance » a ici un rôle essentiel à jouer. Elle devra tout d’abord être porteuse d’une vision politique claire et affirmée, se fondant sur une ligne directrice. Les défis sont nombreux, mais la courte période de présidence nécessite de faire des choix si l’on souhaite obtenir des résultats concrets. La présidence française se démarquera sur sa capacité à faire émerger des consensus sur des débats clivants, ce qui nécessite une agilité politique et une coopération étroite avec les autres Etats membres. Par exemple, les négociations sur la taxe carbone et la taxe GAFAM, qui sont hautement politiques, seront discutées dès 2022, et la France devra s’y engager pleinement. 
Penser la puissance revient à l’essence même du projet européen. L’idée européenne est galvaudée, critiquée, mais elle reste incontournable parce qu’elle est d’une ambition inégalable et inégalée, celle d’unir des nations et des peuples qui se sont si longtemps affrontés jusqu’à la guerre, jusqu’à la destruction et au génocide, pour éliminer toute volonté belliqueuse entre eux et pour les projeter enfin dans un dessein politique lié. Pour faire de cette « pensée puissance » une « Europe puissance », il revient aux responsables politiques européens de poser des actes à la hauteur des défis du XXIème siècle. L’Europe puissance est désormais notre horizon, elle sera la symbiose de notre dessein originel et de la détermination de notre action pour demain. A cette condition, je suis persuadé que l’Europe n’est pas condamnée, comme certains l’affirment voire le souhaitent, à disparaître de l’histoire, mais a un rôle essentiel à jouer dans le monde pour y affirmer ses valeurs et son modèle économique, social, environnemental, culturel et démocratique.

Notes

  1. Voir, Pierre Moscovici, L’Europe, une puissance dans la mondialisation (Seuil 2001).
  2. Voir, Max Weber, Economie et société, tome 1 : Les Catégories de la sociologie (Nouvelle édition, Pocket 2003) 95.
  3. Voir, Raymond Aron, Paix et Guerre Entre Les Nations (Calmann Levy, Editeur 1962) 58.
  4. Voir, Johan Galtung, The European Community: A Superpower in the Making (Universitetsforlaget 1973).
  5. Voir, Louis-François Duchêne, ‘Europe’s Role in World Peace’ in Richard Mayne (ed), Europe tomorrow: sixteen Europeans look ahead (London 1972).
  6. Voir, Ian Manners, ‘Normative Power Europe: A Contradiction in Terms?’ (2002) 40 Journal of common market studies 235.
  7. Voir par exemple, Zaki Laïdi, La norme sans la force (Presses de Sciences Po 2013).
  8. Voir, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (COM/2021/564 final).
  9. Voir, Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/87/CE en ce qui concerne la contribution de l’aviation à l’objectif de réduction des émissions à l’échelle de l’ensemble de l’économie de l’Union et mettant en œuvre de manière appropriée un mécanisme de marché mondial (COM/2021/552 final).
  10. Dette publique inférieure à 60% du PIB, déficit inférieur à 3% du PIB.
  11. Voir, https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/alliance-processors-and-semiconductor-technologies.
  12. Voir, https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/cloud-alliance.
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Pierre Moscovici, Penser et construire l’Europe puissance, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,

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