Revue Européenne du Droit
Primauté, identité et ultra vires : forger l’Union par le droit sans anéantir l’État de droit
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Auteurs

Francesco Martucci

La Revue européenne du droit, décembre 2021, n°3

« Convient-il d’écarter l’application du droit de l’Union européenne au motif que la CJUE aurait méconnu la répartition des compétences entre les Etats membres et l’Union européenne, telle qu’elle résulte notamment des article 4 et 5 du Traité sur l’Union européenne (contrôle dit « ultra vires ») (…) ? » 1 , s’est interrogé le Conseil d’État dans l’affaire French Data Network. En effet, le gouvernement français a invoqué un moyen tenant au caractère ultra vires de l’interprétation retenue par la Cour de justice de dispositions du droit de l’Union en matière de protection des données. La question a été considérée suffisamment importante pour que la plus haute juridiction administrative française se réunisse en sa formation d’Assemblée sans finalement procéder à un contrôle « ultra vires ». Opérer un tel contrôle aurait été inédit car l’ordre juridique français ne connaît pour l’instant qu’une limite à l’intégration. Le 15 octobre 2021, le Conseil constitutionnel a ainsi rappelé que, dans l’état actuel du droit, seul un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France peut fonder permettre d’écarter l’application d’une disposition du droit de l’Union 2 .

Aussi convient-il de tempérer les ardeurs de ceux qui scandent l’ultra vires comme le nouvel argument d’autorité afin de neutraliser celles, et uniquement celles, des dispositions du droit de l’Union qui les dérangent. Faut-il y voir un « Karlsruhe effect » 3  ? Dans un arrêt du 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle allemande a en effet estimé qu’en ne contrôlant pas de façon suffisamment approfondie la proportionnalité d’une décision de la BCE d’acheter des titres publics sur le marché secondaire, la Cour de justice avait statué ultra vires 4 . C’est implicitement ce raisonnement qu’a repris le Tribunal constitutionnel polonais dans sa décision du 7 octobre 2020 par laquelle il déclare que la valeur de l’État de droit et le principe de protection juridictionnelle effective, tels qu’interprétés par la Cour de justice, violent la Constitution polonaise 5

L’occasion a été saisie par certains pour déclencher la rengaine traditionnelle remettant en cause la primauté du droit de l’Union, ainsi que la prééminence de la Convention européenne des droits de l’homme. L’amalgame est vite fait entre les jurisprudences des juges allemands, français et polonais qui, cependant, ont bien peu en commun. Une analyse sommaire pourrait certes faire penser à un moment Calhounien de l’Union selon l’idée exprimée dans un éditorial de The Economist, dressant une analogie entre la théorie de Calhoun – selon laquelle les États fédérés américains disposaient d’un droit de « nullification » à l’égard des actes du pouvoir fédéral 6 – et la soi-disante « résistance » des juridictions nationales attisée par l’arrêt allemand du 5 mai 2020 7 . Comme l’a relevé Jean Paul Jacqué, le rapprochement avec la problématique de Calhoun est tentant, mais s’avère quelque peu réducteur – et anachronique – par rapport à la « complexité » 8 du système constitutionnellement intégré que forment l’Union européenne et les États membres. Cette complexité induit des subtilités dont on ne s’encombre guère dans certaines diatribes politiques faisant du droit européen – tant de l’Union que de la CEDH au demeurant – un bouc-émissaire pratique. 

Les jurisprudences nationales sont loin d’être identiques et il convient de se méfier des « copycats » constitutionnels ; on ne saurait assurément confondre la Cour constitutionnelle allemande – « meilleure alliée » de la Cour de justice selon le Président Lenaerts 9 – et le Tribunal constitutionnel polonais qui rompt le dialogue des juges. Dialogue des juges, le mot magique soulagerait les maux juridictionnels de l’intégration. La paternité en revient à Bruno Genevois : dans les relations entre la Cour de justice des Communautés européennes et les juges nationaux, il n’y avait de place « ni pour le gouvernement des juges, ni pour la guerre des juges, mais pour le dialogue des juges » 10 . La citation est aussi éculée qu’éclairante. Pourtant, le commissaire du gouvernement avait invoqué le dialogue des juges alors même que l’arrêt Cohn Bendit constitue l’une des oppositions les plus frontales au droit communautaire ; non seulement, le Conseil d’État n’avait pas posé de question préjudicielle, mais avait retenu une interprétation de la lettre du traité CEE en contradiction flagrante avec la jurisprudence de la Cour de justice. C’est dire à la fois que les oppositions entre juridictions nationales et Cour de justice sont aussi anciennes que le processus d’intégration et que, par des tensions créatrices, elles en ont catalysé l’avancement. 

L’ultra vires tel qu’il a été appliqué par le Tribunal constitutionnel allemand n’est que la dernière manifestation des théories qui, parmi d’autres, dont celle de l’identité, constituent des limites constitutionnelles au droit de l’Union européenne. Dans une lecture maximaliste ou, plus simplement, dépassée de l’intégration car fondée sur une vision hiérarchisée des interactions normatives, on peut concevoir ces limites comme des remises en cause de la primauté du droit de l’Union. Dans une lecture plus constructive des rapports de systèmes, ces limites s’affermissent en permettant une forme renouvelée d’intégration induite par une équivalence constitutionnelle.

I. L’affermissement des limites constitutionnelles 

Une résistance ancienne au principe de primauté

Les tensions avec les cours constitutionnelles ont affleuré à mesure que la Cour de justice a dégagé sa « doctrine constitutionnelle ». Celle-ci est parfaitement synthétisée par l’avis 2/13 qui se réfère à la « jurisprudence itérative » depuis les arrêts van Gend & Loos et Costa 11 : « les traités fondateurs de l’Union ont, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement ces États, mais également leurs ressortissants » 12

C’est justement en réaction à la consécration par l’arrêt Costa du principe de primauté que les juges constitutionnels allemand et italien ont dégagé les premières réserves de constitutionnalité dans l’ordre juridique intégré. Aussi longtemps (solange) que le droit communautaire ne garantirait pas la protection des droits fondamentaux en Allemagne 13 ou qu’il porterait atteinte en Italie aux principes constitutionnels suprêmes et aux droits inviolables de la personne (contro-limiti) 14 , les juges internes se sont réservés la faculté de contrôler le respect de la Constitution nationale par les actes de droit dérivé. La Cour de justice a été réceptive à ces jurisprudences nationales en consacrant l’existence de droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire 15 , bien avant que l’Union se dote d’une Charte des droits fondamentaux. Les juges allemand et italien ont en conséquence suspendu, leurs réserves de constitutionnalité 16 , non sans que des tensions aient ressurgi par intermittence, alimentant le processus d’intégration constitutionnelle.

Dans les rapports avec la Cour constitutionnelle italienne, le principe de primauté a constitué le fondement de la jurisprudence Simmenthal par laquelle la Cour de justice a affirmé le pouvoir du juge national de laisser inappliquée de plein droit la disposition législative contraire au droit communautaire 17 . La difficulté tenait à ce qu’en Italie, seule la Cour constitutionnelle peut déclarer une loi inconstitutionnelle sur renvoi du juge ordinaire ; et comme, jusque-là, une loi incompatible avec le droit communautaire était considérée contraire à la Constitution, seule cette Cour était compétente. Depuis, l’ordre constitutionnel italien reconnait la spécificité du droit de l’Union ; alors que pour une méconnaissance par la loi du droit international, y compris de la CEDH, le juge ordinaire doit demander à la Cour constitutionnelle de constater une violation de l’article 11 de la Constitution, il a le pouvoir de laisser inappliquée toute disposition contraire au droit de l’Union. Toutefois, en 2017, la Cour constitutionnelle a estimé que, confronté à une loi méconnaissant les droits fondamentaux, le juge ordinaire devait d’abord lui renvoyer l’examen de la constitutionnalité de la loi avant de laisser inappliquée – ou de poser une question préjudicielle à la Cour de justice – ladite loi pour violation de la Charte des droits fondamentaux 18 . La solution retenue, décriée par une partie de la doctrine, comme méconnaissant le droit de l’Union, a finalement été rapidement abandonnée par la Cour italienne 19 . Ces tensions récurrentes ont néanmoins eu pour conséquence d’ancrer le droit de l’Union et ses caractéristiques spécifiques dans l’ordre constitutionnel italien.

Ultra vires ou le dépassement de la compétence attribuée

Après « solange », la Cour constitutionnelle allemande a également construit de nouvelles réserves constitutionnelles dont la teneur tient davantage à la question des compétences, tout particulièrement à partir de la décision « Lisbonne » 20 . L’article 23 de la Loi fondamentale n’autorise le transfert de compétences à l’Union européenne que dans les limites de l’article 79, paragraphe 3, de la Loi fondamentale, c’est-à-dire dans le respect des qualités inhérentes à l’identité constitutionnelle dont le cœur est constitué par la dignité humaine, les principes de démocratie, d’État de droit, et d’État social et fédéral 21 . Outre le respect des droits et principes fondamentaux consacrés par les articles 1er et 20 de la Loi fondamentale, la Cour allemande contrôle si le droit dérivé ne méconnait pas les fondements démocratiques induits par la fonction constitutionnelle assumée par le Parlement, par exemple en matière budgétaire 22 . En France, c’est également l’identité qui fonde une limite constitutionnelle à l’intégration européenne. Dès 2004, le Conseil constitutionnel a dégagé la réserve selon laquelle « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ». Il faut attendre le 15 octobre 2021 pour que le Conseil constitutionnel identifie le premier principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France : l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la ‘‘force publique’’ nécessaire à la garantie des droits. 23  

Alors qu’aucune atteinte à l’identité constitutionnelle n’a encore été constatée par la Cour constitutionnelle allemande, celle-ci a parallèlement tiré, à partir de l’arrêt Honeywell, du principe démocratique un contrôle dit de l’ultra vires 24 . A ce titre, la Cour allemande se réserve le droit de déclarer inapplicable dans l’ordre juridique national une disposition de droit de l’Union ne respectant pas le principe d’attribution des compétences, dans la mesure où cette disposition n’est pas couverte par la loi de ratification du traité. Elle souligne que la préservation des fondements sur lesquels repose la répartition des compétences au sein de l’Union européenne est d’une importance primordiale pour la garantie du principe de démocratie. Le contrôle de l’ultra vires a cependant vocation à demeurer exceptionnel de sorte que la méconnaissance par l’Union de la répartition des compétences doit être manifeste, l’acte de droit dérivé contesté revêtant une importance significative, eu égard au principe d’attribution et de l’obligation, découlant du principe de l’État de droit, de respecter la légalité. En tout état de cause, préalablement à tout constat d’ultra vires, une question préjudicielle doit être posée à la Cour de justice. 

C’est bien dans un dialogue de juge à juge que le Bundesverfassungsgericht s’est inscrit lorsqu’il a rendu son arrêt du 5 mai 2020. Il avait été saisi d’un recours contre la décision de la BCE portant programme d’achats de titres de dette publique sur le marché secondaire (PSPP) adoptée dans le cadre du quantitative easing. Les requérants estimaient notamment que la BCE avait outrepassé les compétences qui lui ont été attribuées par le traité dans le domaine de la politique monétaire, le programme d’achats constituant. Éprouvant un doute quant à la validité dudit programme, le juge allemand avait posé une question préjudicielle à la Cour de justice. Dans son arrêt Weiss, celle-ci a estimé que le programme relevait bien de la compétence de politique monétaire et que la BCE n’avait pas méconnu le principe de proportionnalité 25 . C’est sur ce dernier point que la Cour constitutionnelle allemande a fait preuve de son désaccord saillant avec la Cour de justice, estimant que cette dernière a statué ultra vires en ne contrôlant pas de manière suffisamment approfondie le respect de la proportionnalité, lequel implique une pondération des intérêts en présence, jugée par le Bundesverfassungsgericht trop superficiel. Or, « l’effet combiné d’une part d’un large pouvoir d’appréciation de l’institution dont un acte est contrôlé, et d’autre part d’une limitation de l’étendue du contrôle juridictionnel opéré par la Cour de justice de l’Union européenne, ne tient manifestement pas suffisamment compte de la portée du principe d’attribution et ouvre la voie à une érosion continuelle des compétences des États membres » 26 . C’est ainsi que, le 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle allemande a ordonné aux pouvoirs publics allemands, Bundestag et Bundesbank, de ne pas exécuter le programme PSPP de la BCE si, dans un délai de trois mois, celle-ci n’avait pas établi le respect du principe de proportionnalité. 

Contrairement à ce qui a pu être affirmé, l’arrêt par lequel le Tribunal constitutionnel polonais a déclaré incompatible avec la Constitution polonaise les articles 2 et 19 TUE tels qu’ils ont été interprétés par la Cour de justice de l’Union européenne, ne saurait être d’aucune manière rapproché des jurisprudences nationales ayant construit des théories des limitations constitutionnelles. On réfute tout autant fermement l’idée selon laquelle la décision du 7 octobre 2021 ne serait finalement qu’une simple contestation du principe de primauté de droit de l’Union. Bien entendu, ne pas respecter volontairement l’interprétation du droit de l’Union donnée par la Cour de justice au motif que cela remettrait en cause la Constitution nationale est une violation du principe de primauté ; mais, l’essentiel n’est pas là. Certes, le Tribunal constitutionnel polonais s’inspire de la théorie de l’ultra vires pour reprocher à la Cour de justice d’avoir constaté que des réformes du système juridictionnel polonais ont violé l’article 19 TUE en méconnaissant le principe de l’indépendance des juridictions 27 . Il estime en effet que l’interprétation de l’article 19 TUE viole la Constitution polonaise en ce qu’elle étend la compétence de la Cour de justice sur des questions relatives au régime et à l’organisation de la justice, qui ressortissent des compétences souveraines de la Pologne. C’est nier non seulement que la Pologne, comme la Hongrie, fait l’objet de procédures destinées à faire constater la violation de l’État de droit, mais également la logique conciliatrice dont sont pétries les théories de limites constitutionnelles.

II. L’avènement d’une équivalence constitutionnelle 

L’aporie de la primauté dans une vision hiérarchique des rapports de système

    Lorsque le débat politique s’empare de la thématique de la primauté, des raccourcis politiciens sont rapidement pris. Les réactions à l’arrêt du Tribunal constitutionnel polonais d’une partie de candidats potentiels à la présidentielle française sont révélatrices de trois séries d’oppositions à la primauté 28

La première est une primauté à éclipses sous prétexte de retrouver la souveraineté juridique. Cela revient à ne pas appliquer les dispositions du droit de l’Union lorsque celles-ci empêcheraient certaines décisions politiques et ne concerneraient que certains domaines comme celui de l’immigration. Autrement dit, est ainsi promue une Europe à la carte dont les britanniques étaient si friands et qu’ils ne sont pas parvenus à obtenir expliquant le Brexit. Il est quelque peu savoureux que ce soit la piste envisagée par Michel Barnier… Une deuxième voie est celle de la fin généralisée de la primauté. Le droit de l’Union continuerait d’exister, mais serait écarté dès qu’il serait en contradiction avec le droit national, quel qu’il soit. Cette vision est celle avancée par un candidat d’extrême droite estimant qu’il serait « temps de rendre au droit français sa primauté sur le droit européen ». Arnaud Montebourg estime quant à lui que les lois nationales devraient primer non seulement le droit européen, mais également le droit international, suggérant une remontada dans le temps juridique. Ce serait nier fondamentalement le caractère du droit de l’Union qui ne peut « en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de [l’Union] elle-même ». La troisième voie serait d’écarter l’application du droit de l’Union uniquement lorsqu’il se trouverait en contradiction avec la constitution nationale, si bien que la France n’aurait « pas besoin de sortir » des traités, selon Marine Le Pen. Xavier Bertrand propose d’introduire dans la Constitution « un mécanisme de sauvegarde des intérêts supérieurs de la France ». Peut-être serait-il bon de rappeler qu’un tel mécanisme a déjà été consacré par le Conseil constitutionnel sans qu’il soit nécessaire de modifier la Constitution.

    Si l’on souhaite s’en tenir une logique triviale, un constat s’impose, jurisprudences nationales et de la Cour de justice sont inconciliables. La primauté telle que dégagée par la Cour de justice est absolue : elle implique de trancher un conflit normatif en faveur de toutes les dispositions du droit de l’Union – quelles qu’elles soient – à l’égard de toutes les dispositions nationales – quelles qu’elles soient. Dans l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft, la Cour de justice avait considéré que « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formules par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État » 29 . Plus de quarante ans plus tard, elle a souligné que les juridictions nationales peuvent appliquer « des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte [des droits fondamentaux], telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union » 30

Les juridictions nationales ont pour la plupart d’entre elles estimé que la Constitution nationale constitue la norme juridique suprême de l’ordre juridique national. En France, tant la Cour de cassation que le Conseil d’État ont affirmé que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas dans l’ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle 31 , il est vrai dans des arrêts appliquant l’article 55 de la Constitution selon lequel les traités ont une valeur supérieure aux lois. Dans l’arrêt French Data Network, le Conseil d’État considère que « tout en consacrant l’existence d’un ordre juridique de l’Union européenne intégré à l’ordre juridique interne (…) l’article 88-1 confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier ». Que le juge national considère que la Constitution constitue la norme suprême de son ordre juridique n’est guère choquant. Cela l’est d’autant moins lorsque cette même Constitution consacre la participation de l’État à l’Union européenne ce qui implique le respect des traités. Ainsi, après avoir cité l’article 88-1 de la Constitution, le Conseil d’État se réfère à l’article 4, paragraphe 3, TUE qui consacre le principe de coopération loyale en vertu duquel « l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités ». Il en est tiré la conclusion que le respect du droit de l’Union constitue une obligation tant en vertu des traités régissant l’Union qu’en application de l’article 88-1 de la Constitution. Cette circularité est une marque de l’intégration constitutionnelle qui caractérise le système formé par l’Union européenne et les États membres.

Le dépassement du conflit normatif dans un système constitutionnellement intégré

    En application de leur Constitution, les États membres concluent les traités conférant à l’Union ses caractéristiques spécifiques parmi lesquelles « figurent celles relatives à la structure constitutionnelle de l’Union, qui se reflète dans le principe d’attribution des compétences visé aux articles 4, paragraphe 1, et 5, paragraphes 1 et 2, TUE, ainsi que dans le cadre institutionnel défini aux articles 13 TUE à 19 TUE » 32 . D’un côté, en autorisant la participation à l’Union européenne de l’État, la constitution nationale confère un fondement au droit de l’Union et à ses caractéristiques spécifiques. Ainsi, le respect du droit de l’Union tel qu’il est interprété par la Cour de justice de l’Union européenne est tout autant une exigence européenne que nationale. De l’autre côté, le droit primaire de l’Union fonde un statut d’État membre de l’Union qui comporte également des droits dont ceux énoncés par l’article 4, paragraphe 2, TUE. Ainsi, le respect de l’identité nationale et des fonctions essentielles de l’État constitue une exigence là encore tant européenne que nationale. 

    L’intégration constitutionnelle se fonde sur la prémisse fondamentale d’une équivalence substantielle entre constitutions nationales et traités de l’Union européenne. En effet, dès lors que les traités ont été ratifiés conformément aux constitutions nationales, on peut présumer une compatibilité entre traités et constitutions. Dans nombre d’États, dont la France, les traités ont au demeurant fait l’objet d’un contrôle préventif de constitutionnalité. C’est le Conseil d’État qui a donné la marche à suivre par sa jurisprudence Arcelor rendue sur les conclusions de Mattias Guyomar 33 , dont l’arrêt French Data Network constitue un développement ultérieur. Dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité des mesures nationales de mise en œuvre de dispositions de droit dérivé de l’Union, il appartient au juge national, « saisi d’un moyen tiré de la méconnaissance d’une disposition ou d’un principe de valeur constitutionnelle, de rechercher s’il existe une règle ou un principe général du droit de l’Union européenne qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu’il est interprété en l’état actuel de la jurisprudence du juge de l’Union, garantit par son application l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué » 34 . Dans l’affirmative, il y a lieu pour le juge, afin de s’assurer de la constitutionnalité de la mesure nationale contestée, « de rechercher si la directive que cet acte transpose ou le règlement auquel cet acte adapte le droit interne est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit de l’Union. Il lui revient, en l’absence de difficulté sérieuse, d’écarter le moyen invoqué, ou, dans le cas contraire, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle, dans les conditions prévues par l’article [267 TFUE]. En revanche, s’il n’existe pas de règle ou de principe général du droit de l’Union garantissant l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué, il revient au juge (…) d’examiner directement la constitutionnalité des dispositions réglementaires contestées ».

    Cette logique d’équivalence permet de résoudre nombre de potentiels conflits normatifs, sans avoir à trancher la délicate question de la primauté. Dans la très grande majorité des hypothèses, il n’est guère difficile d’identifier dans le droit de l’Union un principe ou une règle à la substance équivalente à celle d’un principe ou d’une règle constitutionnelle d’un État membre. On peut tout particulièrement penser aux droits fondamentaux dont la panoplie s’avère étendue, notamment depuis l’entrée en vigueur de la Charte. Si l’équivalence est établie, il ne reste qu’à dénouer le nœud procédural ; seule la Cour de justice est compétente pour apprécier la validité d’un acte de droit de l’Union de sorte que toutes les juridictions nationales ont l’obligation de poser une question préjudicielle en application de l’article 267 TFUE 35 . Il revient à la Cour de justice de constater l’invalidité de la disposition de droit de l’Union – un règlement ou une directive par exemple – au regard du principe ou de la règle consacré par le droit primaire de l’Union dont la substance est équivalente à un principe ou une règle constitutionnel. On rappelle que « la clef de voute du système juridictionnel (…) est constituée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE qui, en instaurant un dialogue de juge à juge précisément entre la Cour et les juridictions des États membres, a pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union (…), permettant ainsi d’assurer sa cohérence, son plein effet et son autonomie ainsi que, en dernière instance, le caractère propre du droit institué par les traités (…) » 36 .

    Suivant les conclusions de son rapporteur public, le Conseil d’État a étendu dans l’arrêt French Data Network l’équivalence constitutionnelle au-delà de la seule question des droits fondamentaux. Il affirme que les exigences constitutionnelles correspondant aux « objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions pénales et de lutte contre le terrorisme », « qui s’appliquent à des domaines relevant exclusivement ou essentiellement de la compétence des Etats membres en vertu des traités constitutifs de l’Union, ne sauraient être regardées comme bénéficiant, en droit de l’Union, d’une protection équivalente à celle que garantit la Constitution » 37 . On peut y voir une relative ambivalence ; d’un côté, cela revient à admettre que l’Union peut poursuive des objectifs de valeur constitutionnelle ; de l’autre côté, cela conduit à déclencher plus aisément la limite constitutionnelle puisqu’une telle équivalence sera plus difficilement rapportée. 

    La théorie de l’ultra vires induit dans une certaine mesure un raisonnement selon une logique d’équivalence. En effet, dans la conception du Tribunal constitutionnel allemand, le contrôle de l’ultra vires est déclenché lorsque les institutions européennes adoptent un acte qui outrepasse manifestement les compétences attribuées à l’Union. Il a non seulement vocation à demeurer exceptionnel, selon le Tribunal, mais ne peut être exercé qu’après un renvoi préjudiciel à la Cour de justice. Le dialogue des juges se trouve de la sorte tout autant préservé que la primauté du droit de l’Union puisqu’un acte ne respectant l’attribution des compétences est en principe invalide. 

    La théorie de l’identité constitutionnelle peut également être rattachée à une logique d’équivalence inversée en ce sens qu’il revient à l’Union de pleinement intégrer les exigences constitutionnelles nationales, conformément à l’article 4, paragraphe 2, TUE. La décision du 15 octobre 2021 l’illustre car si la solution du Conseil constitutionnel a été interprétée par certains comme signifiant une atteinte à la primauté, on y voit pour notre part l’expression d’une congruence. Le Conseil constitutionnel a tiré de l’article 12 de la Déclaration de 1789 la conclusion que l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France 38 . Ce principe inhérent à l’identité constitutionnelle française n’est nullement en contradiction avec le droit de l’Union. D’une part, l’Union respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale 39 . D’autre part, la Cour de justice a implicitement admis que l’État membre puisse interdire de déléguer à des personnes privées des compétences de police. En effet, elle exclut que des services de sécurité privée puissent être rattachés à l’autorité publique ; exercés par des personnes privées, ils ne peuvent pas être assimilées aux missions relevant de la compétence des services de sécurité publique 40 .

    L’équivalence comporte cependant deux séries de limites. La première est substantielle puisque l’hypothèse n’est pas exclue qu’il n’y ait pas en droit de l’Union d’équivalent à une règle ou un principe de droit constitutionnel national et qu’une disposition du droit de l’Union méconnaisse l’identité constitutionnelle nationale. La seconde est institutionnelle puisque, comme dans l’affaire du programme PSPP de la BCE, le juge national peut considérer que la Cour de justice n’a pas suffisamment contrôlé l’acte de droit de l’Union à l’occasion du renvoi préjudiciel. Dans ces deux cas, la primauté du droit de l’Union cède face à la règle ou au principe de droit constitutionnel national ou à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle nationale. On peut s’en offusquer et dire que la limite, cette fois de l’ordre juridique intégré de l’Union, est atteinte. Il est également possible d’envisager une voie d’approfondissement de l’intégration constitutionnelle. 

Il convient préalablement de souligner que le principe de primauté demeure de nature jurisprudentielle. Alors qu’elle était expressément consacrée par l’article I-6 du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, la primauté fait uniquement l’objet de la déclaration n°17 dans le traité UE qui renvoie à la jurisprudence de la Cour de justice. Or, celle-ci intègre déjà pleinement dans sa jurisprudence les exigences inhérentes à l’identité nationale pour déterminer dans quelle mesure un État membre peut déroger au droit de l’Union. Par exemple, la Cour de justice a considéré que la protection de la langue officielle nationale, inhérente à l’identité nationale (au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE) constitue un objectif légitime permettant de justifier des restrictions aux droits du citoyen de l’Union européenne 41 . La voie devrait être celle d’une conciliation juridictionnelle des exigences constitutionnelles nationales et européenne. 

    C’est dans cette voie que le Conseil d’État s’est engagé dans l’affaire French Data Network puisque, selon sa communication officielle, il « concilie le respect du droit de l’Union européenne et l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et la criminalité » 42 , sans faire primer dans le cas d’espèce le droit français ni recourir à la théorie de l’ultra vires. Rappelons qu’il devait trancher le délicat problème soulevé par la réponse que lui a donnée la Cour de justice à une question préjudicielle qu’il avait posée. En l’occurrence, il s’est agi de savoir si les dispositions françaises prévoyant la conservation généralisée des données de connexion sont compatibles avec le droit de l’Union. La Cour de justice a interprété la directive 2002/58, dite « vie privée et communications électroniques » et le règlement général sur la protection des données (RGPD), à la lumière de la Charte de droits fondamentaux, comme s’opposant à une conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion 43 , solution qui a été perçue comme risquant de faire échec aux missions d’ordre public et de sécurité publique assumées par les autorités et juridictions françaises, expliquant que le Conseil d’Etat en ait atténué la portée.

L’affaire du PSPP montre en revanche la limite de l’exercice de conciliation juridictionnelle tout en ouvrant la voie à un dialogue politique. Si l’on insiste sur la décision du 5 mai 2021, l’arrêt du 29 avril 2021 est totalement passé sous silence alors que le Tribunal constitutionnel allemand y rejette deux recours alléguant la non-satisfaction par la BCE de l’exigence de motivation du PSPP 44 . En effet, non seulement la BCE a fourni des explications permettant d’apprécier la proportionnalité de son programme, mais celles-ci ont fait l’objet de discussions au sein du Bundestag, tant avec le gouvernement fédéral qu’avec la Bundesbank. Le Bundestag est parvenu à la conclusion que la BCE a satisfait aux exigences posées par la décision du 5 mai 2021. On peut déplorer un retour des États membres, une marque d’intergouvernementalisme ou, au contraire, y déceler les traces d’un ultérieur approfondissement de l’intégration puisque la BCE, institution de l’Union indépendante, rend des comptes devant un parlement national tout aussi légitime démocratiquement que le Parlement européen. C’est somme toute logique que dans une zone monétaire aussi intégrée que la zone euro, le principe démocratique joue dans une perspective aussi bien descendante qu’ascendante. Cela montre également que l’Union de droit est liée à la démocratie.

Loin de l’ébranler, les tensions suscitées par les limites constitutionnelles brandies par les Cours constitutionnelles nationales nourrissent le système constitutionnellement intégré formé par l’Union européenne et les États membres. Ce système tient aussi longtemps que la prémisse fondamentale sur laquelle il repose n’est pas remise en cause par les juridictions nationales. Selon l’avis 2/13 de la Cour de justice, cette prémisse implique que « chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre » 45 .

La confiance mutuelle rompue par la Pologne

La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 rompt la confiance mutuelle entre les États membres parce qu’il remet en cause la reconnaissance des valeurs de l’Union et des États membres énoncées par l’article 2 TUE. Elle déclare l’incompatibilité avec la Constitution polonaise de la valeur de l’État de droit consacrée par l’article 2 TUE et du principe de protection juridictionnelle effective garanti par l’article 19 TUE, tels qu’ils ont été interprétés par la Cour de justice de l’Union européenne. Cette incompatibilité est constatée dans la mesure où l’intégration européenne serait entrée dans « une phase nouvelle » dans laquelle « a) les institutions de l’Union européenne agissent en dehors du champ des compétences qui leur sont conférées par la République de Pologne dans les traités ; b) la Constitution n’est pas la loi suprême de la République de Pologne (…) c) la République de Pologne ne peut pas fonctionner comme un État souverain et démocratique » 46 . Pour l’instant, seul le dispositif de la décision a été rendu public ; en attendant la publication des motifs, il est patent que Trybunał Konstytucyjny se livre une récupération, si ce n’est un détournement, de la théorie allemande de l’ultra vires, le gouvernement polonais n’ayant pas caché son enthousiasme à la suite de l’arrêt du 5 mai 2020 47 . Une première lecture serait de dire que le Tribunal constitutionnel polonais peut tout aussi légitimement déployer sa propre théorie de limite à l’intégration ; une autre est d’instrumentaliser cette décision pour fustiger le principe de primauté et l’ingérence de la Cour de justice dans les affaires internes des États. C’est une pratique totalement galvaudée de l’ultra vires qu’ont retenue les juges polonais. Il faut insister : le Tribunal constitutionnel allemand n’active le contrôle de l’ultra vires que de manière exceptionnelle lorsqu’un acte de droit dérivé de l’Union conduit à un dépassement structurel de la compétence attribuée à l’Union ; la conséquence en est tout au plus à l’inapplication de l’acte de droit dérivé dans l’ordre juridique national, des moyens existant de surcroît pour éviter une telle situation. Dans tous les cas, une question préjudicielle doit être posée préalablement à la Cour de justice. Or, le Tribunal constitutionnel polonais se cantonne à affirmer sans ambages que les valeurs partagées par les États membres fondatrices de l’Union européenne sont incompatibles avec la Constitution nationale. 

Un juriste tire du seul dispositif la conclusion que « l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE donnée par la CJUE est jugée contraire à la Constitution polonaise, car elle conduit à étendre la compétence des organes de l’Union sur des questions relatives ‘‘au régime et à l’organisation’’ de la justice en Pologne, qui font partie des compétences souveraines des États membres » 48 . Il ajoute que « ce raisonnement contient une prémisse implicite qui semble pourtant difficile à éviter : en étendant l’application de l’article 19 TUE aux litiges concernent l’organisation de la justice, qui ne mettent pas directement en question ‘‘les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union’’, la CJUE aurait méconnu l’économie générale des traités qui laissent aux États membres une compétence de principe et limitent celle de l’Union aux domaines d’attribution. Au fond, la Cour de Varsovie questionne bel et bien, non seulement la constitutionnalité, mais aussi la conventionnalité de l’interprétation retenue par la CJUE » 49 . Seulement, pour parvenir à cette conclusion, l’auteur n’a d’autre choix que de se référer au contenu du recours introduit par le gouvernement polonais devant son tribunal puisque la décision du 7 octobre 2021 se limite à exposer un dispositif d’inconstitutionnalité, sans fournir à ce stade les motifs qui devraient publiés ultérieurement. 

Ce faisant, c’est mettre justement en exergue le cœur du problème pointé par la Cour de justice de l’Union européenne puisque l’interprétation ultra vires dont celle-ci se rendrait coupable correspond à celle correspondant aux dispositifs et aux motifs de trois arrêts par lesquels il a été constaté que la Pologne a violé l’exigence d’indépendance des juridictions nationales tirée de l’article 19 TUE en procédant à une série de réformes du système juridictionnel polonais. En substance, ces réformes ont consisté à modifier les règles de départ à la retraite des juges 50 et le régime disciplinaire dans les juridictions 51 . Concrétisation de la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE 52 , l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE consacre l’exigence d’indépendance des juridictions nationales qui « suppose, notamment, que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions » 53 . Ce n’est guère s’ingérer dans l’organisation juridictionnelle de l’État que de constater que des juridictions ne satisfont pas à cette exigence d’indépendance. Juges de droit commun du droit de l’Union, les juridictions nationales entretiennent un dialogue avec la Cour de justice au moyen du renvoi préjudiciel. Elles exercent ainsi une fonction de droit de l’Union, en vertu tant de l’article 19 TUE que de l’article 267 TFUE ce qui implique qu’elles soient nécessairement indépendantes. De fonctionnelle – permettre au juge national d’exercer sa fonction de juge de droit commun du droit de l’Union – l’indépendance est devenue une exigence structurelle – garantir que l’État membre constitue un État de droit. 

* * *

    Le principe de primauté constitue l’une des caractéristiques essentielles du droit de l’Union qui, selon la Cour de justice, « ont donné lieu à un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques mutuellement interdépendantes liant, réciproquement, l’Union elle-même et ses États membres, ainsi que ceux-ci entre eux, lesquels sont désormais engagés, comme il est rappelé à l’article 1er, deuxième alinéa, TUE, dans un ‘‘processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe’’» 54 . La primauté n’épuise plus la façon dont on peut envisager les relations entre l’Union européenne et les États membres. Celles-ci se nourrissent de convergences mais aussi de divergences – plus rares – qui catalysent tout autant le système constitutionnellement formé par l’Union et les États membres. Plus que des conflits, les jurisprudences nationales, de l’identité à l’ultra vires, font vivre le système par les tensions qu’elles suscitent ; en tout état de cause, les résistances demeurent fort rares et ne produisent quasiment jamais d’incidences concrètes. La décision du Tribunal polonais ne s’inscrit dans cette logique constructive, mais correspond à un projet résolument destructeur conduisant non seulement à affaiblir la participation de la Pologne à l’Union européenne, mais également à élimer l’État de droit. Ainsi que l’a déclaré Stephan Harbarth, le Président du Tribunal constitutionnel allemand, « l’indépendance de la justice en Pologne n’existe au mieux que sur le papier » 55 .

Notes

  1. Conseil d’État, « Séance publique du 16 avril 2021 à 16 h, N°s 393099, 394922, 397844, 397851, 424717, 424718 », communiqué.
  2. CC, Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
  3.  L’expression est empruntée à Alan Hervé qui l’a utilisée dans un tweet.
  4.  BVerfG, 5 mai 2020, PSPP, 2 BvR 859/153, ECLI:DE:BVerfG:2020:rs20200505.2bvr085915.
  5.  Trybunał Konstytucyjny, Assessment of the conformity to the Polish Constitution of selected provisions of the Treaty on European Union, 7 octobre 2021, K 3/21.
  6.  Ph. Feldman, La bataille américaine du fédéralisme, John C. Calhoun et la nullification, Paris, PUF, Collection : « Léviathan », 2004.
  7.  “Charlemagne, The EU’s Calhounian moment”, The Economist, 17th April 2021.
  8.  J. P. Jacqué, « L’instabilité des rapports de système entre ordres juridiques », Revue française de droit constitutionnel, 2007/1, n° 69, p. 3.
  9.  « Koen Lenaerts : « L’UE ne peut fonctionner que si le droit national cède le pas au droit commun européen », Les Echos, 28 octobre 2021.
  10.  CJUE, Ass. Plén., 18 décembre 2014, Avis 2/13, ECLI:EU:C:2014:2454, point 176.
  11.  CJCE, 5 février 1963, Van Gend & Loos, 26/62, EU:C:1963:1 ; CJCE, 15 juillet 1064, Costa, 6/64, EU:C:1964:66.
  12. Ibid, point 157.
  13.  BVerfG, 29 mai 1974, 2 BvL 52/71.
  14.  Cour const., 27 décembre 1973, Frontini, n° 183 ; 8 juin 1984, Granital, n° 170.
  15.  CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH, 11-70, ECLI:EU:C:1970:114.
  16.  BVerfG, 22 octobre 1986, 2 BvR 197/83.
  17.  CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, ECLI:EU:C:1978:49.
  18.  Corte costituzionale, 7 novembre 2017, Sentenza n°269, ECLI:IT:COST:2017:269. 
  19.  Corte costituzionale, 30 juillet 2020, Sentenza n° 182/2020, ECLI:IT:COST:2020:182.
  20.  BVerfG, 30 juin 2009, 2 BvE 2/08, ECLI:DE:BVerfG:2009:es20090630.2bve000208.
  21. Ibid.
  22.  BVerfG, 7 septembre 2011, MES, 2 BvR 987/10, ECLI:DE:BVerfG:2011:rs20110907.2bvr098710. BVerfG, 14 janvier 2014, OMT, 2 BvR 2728/13, ECLI:DE:BVerfG:2016:rs20160621.2bvr272813.
  23.  Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.
  24.  BVerfG, 6 juillet 2010, Honeywell, 2 BvR 2661/06, ECLI:DE:BVerfG:2010:rs20100706.2bvr266106.
  25.  CJUE, Gde ch., 11 décembre 2018, Weiss e.a., C-493/17, ECLI:EU:C:2018:1000.
  26.  BVerfG, PSPP, 2 BvR 859/153, précité, point 156
  27.  CJUE, gde ch., 24 juin 2019, Commission / Pologne,dit « Indépendance de la Cour suprême », C-619/18, ECLI:EU:C:2019:531 ; CJUE, gde ch., 5 novembre 2019, Commission / Pologne, dit « indépendance des juridictions de droit commun », C-192/18, ECLI:EU:C:2019:924 ; CJUE, gde ch., 15 juillet 2021, Commission / Pologne, dit « régime disciplinaire des juges », C-791/19, ECLI:EU:C:2021:596.
  28.  A. Renaut, « Cinq candidats à l’Élysée contestent la primauté du droit européen », Afp, 8 octobre 2021.
  29.  CJCE, Internationale Handelsgesellschaft mbH, 11-70, précité, point 3.
  30.  CJUE, Gde ch., 26 février 2013, Melloni, C‑399/11, ECLI:EU:C:2013:107.
  31.  Cass., Ass. plén., 2 juin 2000, Fraisse, 99-60.274. Ce, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, 200286, 200287.
  32.  CJUE, Avis 2/13, précité, point 165.
  33.  CE, Ass., 8 février 2007, Arcelor, N° 287110, ECLI:FR:CEASS:2007:287110.20070208.
  34.  CE, French Data Network, précité, point 6.
  35.  CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85, ECLI:EU:C:1987:452.
  36.  CJUE, Avis 2/13, précité, point 176.
  37.  CE, French Data Network, précité, point 10.
  38.  CC, Décision n° 2021-940 QPC, précitée, point 15.
  39.  Article 4, paragraphe 2, TUE.
  40.  CJCE, 13 décembre 2007, Commission / République italienne, C-465/05, ECLI:EU:C:2007:781.
  41.  CJUE, 12 mai 2011, Runevič-Vardyn, C‑391/09, ECLI:EU:C:2011:291. 
  42.  Conseil d’État, Données de connexion : le Conseil d’État concilie le respect du droit de l’Union européenne et l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et la criminalité, Communiqué de presse, 21 avril 2021.
  43.  CJUE, Gde ch., 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., C-623/17, C-511/18, C-512/18, C-520/18, ECLI:EU:C:2020:790.
  44.  BVerfG, 29 avril 2021, PSPP, 2 BvR 1651/15, 2 BvR 2006/15.
  45.  CJUE, avis 2/13, précité, point 168.
  46.  Trybunał Konstytucyjny, Assessment of the conformity to the Polish Constitution of selected provisions of the Treaty on European Union, 7 octobre 2021, K 3/21.
  47.  « Polen lobt Karlsruher Urteil zu Europäischer Zentralbank », FAZ, 10 mai 2020.
  48.  W. Zagorski, « Quand la cour constitutionnelle polonaise réfute la jurisprudence de la CJUE. Observations sous l’arrêt du 7 octobre 2021 », 21 octobre 2021, Blog Jus Politicum. 
  49. Ibid.
  50.  CJUE, Commission c/ Pologne, dit « Indépendance de la Cour suprême », C-619/18 ; Commission c/ Pologne, dit « indépendance des juridictions de droit commun », C-192/18, précité
  51.  CJUE, Commission c/ Pologne,dit « régime disciplinaire des juges », C-791/19, précité. 
  52.  CJUE, GC, 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C-64/16, ECLI:EU:C:2018:117, point 32.
  53. Ibid. ; CJUE 7 février 2019, Vindel, C-49/18, ECLI:EU:C:2019:106 ; v. aussi CJUE, GC, 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality, dit « Défaillances du système judiciaire », C-216/18 PPU, EU:C:2018:586.
  54.  CJUE, avis 2/13, précité, point 167.
  55.  « Präsident des Bundesverfassungsgerichts kritisiert Polen », BR24 NACHRICHTEN, 13.11.2021.
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Francesco Martucci, Primauté, identité et ultra vires : forger l’Union par le droit sans anéantir l’État de droit, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2021,

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