Revue Européenne du Droit
Le droit en temps de guerre
Issue #5
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Issue #5

Auteurs

Hugo Pascal , Vasile Rotaru

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

La guerre qui ravage l’Ukraine depuis plus de neuf ans, et en particulier depuis l’invasion brutale à grande échelle du 24 février 2022, est une tragédie dont les conséquences impacteront plusieurs générations à venir. C’est également une menace existentielle pour l’état de droit international : depuis la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’agression n’a jamais été considéré un moyen légitime pour les États de faire valoir leurs revendications territoriales. Alors, que faire ?

Il n’y a pas de secret dans la manière dont les guerres sont menées et gagnées. La résistance ukrainienne a un coût élevé, et ce que l’on peut légitimement attendre du monde occidental – sans une implication directe dans le conflit – est avant tout son soutien militaire, technologique et économique continu et inébranlable. Mais le postulat de ce numéro de la Revue européenne du droit, comme toujours, est que le rôle du droit dans cette crise mérite aussi réflexion. Quelles sont les conséquences de la guerre en Ukraine pour l’État de droit européen et international ? Que peuvent faire les juristes face à des agressions aussi flagrantes ? Les articles rassemblés dans ce numéro explorent plusieurs domaines dans lesquels la réponse juridique est essentielle, à la fois alors que la guerre fait rage et une fois celle-ci terminée.

La guerre est un facteur perturbateur extérieur que les systèmes juridiques nationaux doivent apprivoiser sans pour autant renoncer à leurs propres principes d’État de droit. Prenons l’exemple des sanctions économiques. Il n’est pas surprenant que les États-Unis et l’Europe en fassent leur principal outil de guerre juridique : autrefois inconcevables pour les non-belligérants, les sanctions sont aujourd’hui devenues le principal moyen de faire respecter le statu quo international. Néanmoins, l’ampleur des dernières mesures restrictives imposées par l’UE et l’étendue de leur champ application – y compris leur extraterritorialité – sont sans précédent, même si ces mesures restent clairement limitées par les intérêts économiques stratégiques de l’UE [Bismuth]. En s’appuyant sur le pouvoir économique de la juridiction qui impose les sanctions, l’objectif premier des mesures restrictives est incontestable : créer des incitations fortes pour que des individus influents fassent pression sur le gouvernement de l’État agresseur pour qu’il change de cap, ou au moins entraver financièrement l’effort de guerre illégal. La portée effective de la politique sous-jacente est encore plus large. D’innombrables entreprises européennes rompent volontairement leurs liens avec le marché russe, ce qui reflète souvent les attentes normatives auxquelles les grandes entreprises sont de plus en plus soumises [Cazeneuve & Mennucci] ; parfois, c’est aussi une réaction au risque croissant de faire l’objet de poursuites pénales à l’initiative de la société civile, comme c’est de plus en plus le cas en France [Belloubet, Rebut & Pascal]. Quoi qu’il en soit, l’efficacité des sanctions reste à prouver. Il est permis de penser que leur conception pourrait être améliorée de manière significative en prêtant une plus grande attention à l’organisation interne et aux incitations de la kleptocratie au pouvoir en Russie et des milices privées sur lesquelles elle s’appuie [Zapatero].

Si les mesures restrictives n’atteignent pas leurs objectifs traditionnels, la question est de savoir si elles peuvent légitimement se transformer en mesures compensatoires. Les avoirs russes gelés pourraient-ils être confisqués au profit des victimes de la guerre ou de la reconstruction de l’Ukraine ? La simple perspective d’une telle confiscation soulève des défis évidents pour les principes de l’État de droit. Pourtant, comme nos auteurs l’ont minutieusement démontré, ces défis peuvent être surmontés en ce qui concerne les avoirs publics [Moiseienko]. En effet, nous pourrions même assister à l’avènement d’une norme internationale en la matière [Bismuth]. L’idée se heurte à davantage de difficultés en ce qui concerne les avoirs des personnes privées faisant l’objet de sanctions : toute initiative à cet égard devrait comptes avec les principes de procès équitable et les droits de l’homme [Burnard & Naseer].

Ceci nous amène au deuxième volet de la réflexion sur les implications juridiques de la guerre : la responsabilité pour les atrocités commises. Depuis les premiers jours de l’invasion, le gouvernement ukrainien a eu recours à toutes les voies de droit à sa disposition. À première vue, ces efforts peuvent sembler superflus : les guerres ne se gagnent pas devant les tribunaux internationaux et l’application de leurs décisions est pratiquement illusoire dans l’avenir prévisible. Mais les fonctions expressive et symbolique des normes internationales bien établies ont une grande valeur stratégique. En effet, même le gouvernement russe les a maintes fois invoquées, qu’il s’agisse du principe d’autodétermination supposé être à l’œuvre dans les régions orientales de l’Ukraine [Pustorino] ou des revendications de légitime défense (bien que préventive) [Sorel]. Il est compréhensible que le gouvernement ukrainien cherche à obtenir un consensus rapide au sein de la communauté internationale sur les faits relatifs à l’agression illégale, aux crimes de guerre et aux violations des droits de l’homme commis depuis lors, même s’il est peu probable que les dirigeants russes et les autres auteurs de ces actes soient traduits en justice dans un avenir proche. Cela soulève la question de la création d’instances judiciaires appropriés, une question abordée par plusieurs de nos auteurs. De multiples mécanismes ont été mis en place pour documenter les crimes commis, mais les institutions existantes risquent de ne pas être à la hauteur lorsqu’il s’agira d’instruire les procès et de rendre la justice. L’institution d’un tribunal ad hoc pour la guerre en Ukraine pourrait s’appuyer sur une longue expérience internationale dans des situations similaires ; sans aucun doute, sa légitimité à long terme et l’efficacité de ses décisions dépendront de sa large représentativité, de sa compétence et de son caractère international [D’Alessandra]. En effet, un premier pas indispensable pour la justice transitionnelle sera de tenter d’établir la vérité sur les événements et les crimes commis (par toute partie impliquée dans le conflit) devant une juridiction dotée d’une forte légitimité [Calvet-Martínez]. Mais les précédents historiques montrent que le chemin vers des institutions sociales et étatiques viables, des identités collectives saines et une éventuelle réconciliation, en Ukraine comme en Russie – et dans certains de leurs voisins post-soviétiques meurtris – sera long et ardu [Baylis].

Reste à savoir ce que la guerre en Ukraine signifie pour le droit international. Dans un sens, les actions du gouvernement russe ne sont que les derniers d’une longue liste d’affronts au consensus apparent sur l’illégalité des guerres d’agression depuis 1945 (voire depuis le pacte Kellogg-Briand de 1928), dont un trop grand nombre furent commis par les puissances occidentales et leurs alliés. Mais tout n’est pas aussi sombre. Même s’il reste beaucoup à faire, la communauté internationale a généralement réagi rapidement sur des questions telles que l’assistance aux civils déplacés et aux réfugiés [Mooney]. Dans d’autres domaines, la guerre a mis en évidence l’engagement de nombreux États en faveur des principes existants [Chachko & Linos] et pourrait donner l’impulsion nécessaire à la réforme de certaines de leurs caractéristiques les plus anachroniques [Pellet]. Les efforts actuellement déployés au sein de l’Assemblée générale des Nations unies pour limiter l’utilisation du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité ne constituent peut-être pas l’avancée majeure que beaucoup espèrent, mais c’est un bon exemple d’une réforme pragmatique et réaliste qui pourrait toutefois changer quelque peu la donne pour l’avenir [Peters].

Il va de soi que ces multiples ramifications juridiques ne sont qu’une partie de l’ensemble complexe de facteurs stratégiques et géopolitiques que les gouvernements occidentaux se doivent de prendre en compte dans leur réponse à la guerre en Ukraine, dont beaucoup sont analysés en profondeur par nos auteurs [Borell ; Albares ; Hollande]. L’un des aspects les plus importants – et pourtant facilement négligé – est peut-être l’impact de la guerre sur la transition énergétique en cours dans l’UE [Viñuales], un sujet sur lequel la Revue européenne du droit reviendra en détail dans son prochain numéro. D’ici là, nous espérons que les contributions de nos auteurs seront utiles pour comprendre les enjeux juridiques de l’une des plus grandes catastrophes humaines et géopolitiques de ce siècle, ainsi que pour en préparer les lendemains.

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Hugo Pascal, Vasile Rotaru, Le droit en temps de guerre, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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